Remise des Prix le 14 novembre 2017 à la Mairie de Paris

VIDEO Prix de la Laïcité 2017. Smaïn Laacher : Turquie, Syrie, Arabie saoudite... Les scientifiques persécutés

Smaïn Laacher, Prix Science et Laïcité, sociologue, chercheur au CNRS. 14 novembre 2017

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Permettez-moi tout d’abord de remercier très sincèrement les membres du jury pour cette distinction qui honore mon action en tant qu’enseignant, chercheur et citoyen.

Associer Science et Laïcité est non seulement une initiative politiquement pertinente mais elle vient à point nommé pour rappeler la nécessité, voire l’urgence de considérer avec sérieux que l’enseignement des sciences, depuis l’école élémentaire jusqu’aux études supérieures, représente la condition nécessaire pour faire exister une culture scientifique qui est au fondement de toute recherche de connaissance vraie.

J’ajoute que cette culture scientifique reste, à mes yeux, extrêmement précieuse pour la formation de citoyens éclairés et responsables.

Car comment ne pas voir qu’ici, comme ailleurs dans de trop nombreux pays, les revendications identitaires et les affirmations religieuses (qui souvent s’entremêlent) sont des tentatives plus ou moins réussies de domination cognitive et sociale : pensez dans les catégories du religieux et vous obtiendrez votre salut dans les cieux et peut-être sur terre nous disent certains ; quand d’autres, les défenseurs des communautés closes, du chacun pour soi, nous répètent inlassablement : laissez-nous vivre nos mœurs qui ne sont pas les vôtres et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Dans les deux cas ces revendications et ces affirmations identitaires appellent tout un chacun à ne se mêler que de ce qui le concerne directement. Autrement dit, par le chantage, la peur, les menaces de mort, la posture victimaire, des groupes identitaires cherchent à s’émanciper des exigences de la vie publique, et à contraindre ceux qui subissent indirectement les conséquences de leurs transactions à l’impuissance. Comment est-ce possible ? Nous serions ainsi des individualités ou des êtres humains devenus des MONADES (pour parler comme Leibniz) ; des êtres imperméables les uns aux autres ; dotés d’une conscience impénétrable aux autres consciences individuelles. Nos points de vue à chaque fois unique, original sur le monde ; nous posséderions des convictions indiscutables ; nous serions des consciences représentant des totalités closes. On voudrait que nous regardions ailleurs ? Leur rêve ? Que nous renoncions à lutter pour une société ou l’égalité entre ses membres serait une utopie qui aurait encore du sens.

Oui, la liberté de conscience est un progrès absolu de l’esprit humain.

Bien sûr je pourrais en quelques minutes vous parler de mes engagements publics et de mes recherches universitaires.

Mais, si vous me le permettez, je souhaiterais, pas seulement par modestie mais aussi et surtout par solidarité, dédier ce prix à toutes celles et à tous ceux, scientifiques de toutes disciplines, qui ont vu leur vie dramatiquement basculer pour des raisons principalement liées à la haine religieuse, au nationalisme et à l’intolérance politique et culturelle.

Combien, à cause de cela, sont aujourd’hui en prison, exclus de l’enseignement supérieur sans aucune perspective professionnelle, ou ont dû fuir leur pays en guerre ? Des centaines de milliers dans le monde.

Je voudrais simplement mentionner, sans oublier tous les autres, trois cas qui me paraissent ô combien significatifs de la dégradation sensible des conditions d’exercice pacifique de la liberté de penser et du droit de l’exprimer publiquement.

Bien entendu, je pense à tous nos collègues enseignants turcs, connus ou inconnus. Depuis la tentative de coup d’État, plus de 8 000 universitaires ont été licenciés. Plus de 400 étudiants turcs sont en prison. En 2016 le Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) – l’organisme étatique qui supervise l’organisation des universités – a pour sa part demandé la démission de plus de 1 500 recteurs et doyens d’université. Cette situation est unique. Nous essayons avec nos très faibles moyens de leur venir en aide mais la tâche est titanesque.

Comment ne pas penser aussi à la Syrie avec ses quatre millions de réfugiés externes et ses 8 millions de déplacés internes. Dans cette violence généralisée, l’espace universitaire et ses institutions ont quasiment tous été détruit. Je rappelle que les universités étaient mixtes et la population étudiante constituée pour une bonne moitié par un public féminin. L’espace universitaire, infiniment plus que tous les autres univers sociaux de la société civile, et malgré la répression policière quotidienne, restait, tant bien que mal, un espace où l’on essayait de débattre sur les conditions de production d’une société démocratique et par conséquent sur les liens que devaient entretenir les pouvoirs temporels et les pouvoirs spirituels et religieux. Nous n’en sommes plus là. L’heure est à d’autres urgences.

Enfin, je ne peux m’empêcher d’avoir le dernier mot pour Raef Badaoui ce blogueur saoudien de 33 ans arrêté le 17 juin 2012. Qu’a-t-il dit et qu’a-t-il fait pour être accusé d’apostasie et d’insulte à l’islam et condamné à 1 000 coups de fouet et 10 années de prison ?

Il a créé en 2008 avec Souad al-Shamani, une militante saoudienne des droits de la femme, Free Saudi Liberals (Libérez les libéraux saoudiens), un site militant pour une libéralisation religieuse et ouvert à la discussion des internautes.

Il a dit : « tout le monde a le droit de croire ou non ». Et même un peu plus : que les « musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux ».

A ce propos, on ne peut pas dire que la voix de Paris a figuré parmi les plus vives pour condamner publiquement cet ignoble châtiment.

Chers amis,

Pourquoi, disait en substance Amin Maalouf, l’affirmation de soi s’accompagne si souvent de la négation d’autrui. Je suis républicain et mon sentiment profond, c’est non seulement d’appartenir à une société singulière, la société française, mais aussi celui d’appartenir à l’aventure humaine.

La République et la laïcité sont des biens précieux. Dans cette perspective, la laïcité ne doit pas être envisagée comme une préférence politique, une procédure à prendre ou à laisser ; la laïcité est ce qui rend possible la coexistence pacifique d’une pluralité d’opinions légitimement en concurrence. Ce qui nous est commun, à toutes et à tous, doit l’emporter sur ce qui peut nous diviser ; et, peut-être pire, nous conduire à la fragmentation.



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