Revue de presse

Salman Rushdie sur l’islamisme : "Il faut arrêter cet aveuglement stupide" (L’Obs, 8 juin 17)

9 juin 2017

"Salman Rushdie, qui vit toujours sous la menace d’une fatwa, s’inquiète de la montée des forces obscurantistes. Et lance un cri d’alarme en direction de l’Occident. "Cessons, dit-il, de refuser de voir la réalité des origines du djihadisme".

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Après la France et la Belgique, la Grande-Bretagne, où vous avez vécu longtemps, est à nouveau prise pour cible par les terroristes. Selon vous, le djihadisme procède-t-il d’une radicalisation de l’islam ou d’une révolte nihiliste qui s’est cristallisée sur l’islam ?

Je suis en désaccord fondamental avec ces gens de gauche qui font tout pour dissocier le fondamentalisme de l’islam. Depuis cinquante ans, l’islam s’est radicalisé. Côté chiite, il y a eu l’imam Khomeini et sa révolution islamique. Dans le monde sunnite, il y a eu l’Arabie saoudite, qui a utilisé ses immenses ressources pour financer la diffusion de ce fanatisme qu’est le wahhabisme. Mais cette évolution historique a eu lieu au sein de l’islam et non à l’extérieur. Quand les gens de Daech se font sauter, ils le font en disant "Allahou Akbar", alors comment peut-on dès lors dire que cela n’a rien à voir avec l’islam ? Il faut arrêter cet aveuglement stupide.

Bien entendu, je comprends que la raison de ce déni est d’éviter la stigmatisation de l’islam. Mais, précisément, pour éviter cette stigmatisation, il est bien plus efficace de reconnaître la nature du problème et de le traiter. Ce que je trouve consternant, c’est d’entendre Marine Le Pen analyser l’islamisme avec plus de justesse que la gauche…

C’est très inquiétant, vraiment, de voir que l’extrême droite est capable de prendre la mesure de la menace plus clairement que la gauche. C’est pour cela que je vous mets en garde, cela va poser un problème à l’avenir, à moins que nous ne changions notre façon d’appréhender les choses.

C’est très bien de rappeler que la plupart des musulmans ne sont pas des extrémistes. Il était également vrai que la plupart des Russes n’étaient pas des partisans du Goulag ou que la plupart des Allemands n’étaient pas des nazis. Pourtant, l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne ont bien existé. Ainsi, lorsqu’une déviance grandit à l’intérieur d’un système, elle peut le dévorer, et tel est ce qui se passe avec le fondamentalisme en islam. Je me souviens d’ailleurs que, quand j’ai commencé à être la cible des attaques des islamistes, quelques journalistes américains de gauche avaient apporté leur soutien à l’imam Khomeini parce qu’il luttait contre le pouvoir hégémonique de l’Ouest. Le présupposé constant de la gauche, c’est que le monde occidental est mauvais. Et donc tout est passé au crible de cette analyse : en quoi une telle situation est-elle de notre faute ? Je me souviens aussi de mes querelles avec Derrida sur ce sujet et sur tous les sujets du reste !

A Lyon, aux Assises du Roman, vous êtes aux côtés de Kamel Daoud qui, comme vous, est un écrivain vivant sous la menace d’une fatwa. Les romanciers n’ont-ils d’autres choix aujourd’hui que d’entrer en résistance contre l’obscurantisme ?

Ceci n’est pas nouveau. Mais le degré d’engagement des écrivains dépend de leur caractère. James Joyce disait que la littérature se devait d’être statique et non pas dynamique. Il voulait dire que les romans doivent créer un monde et ne pas donner de conseils, ni définir une morale. La politique m’intéresse, mais je ne crois pas que le roman soit le lieu pour en faire. Néanmoins, il reste que l’obscurantisme grandit. Dans le sous-continent indien, le soufisme, cet autre islam, celui des Lumières qui était largement répandu, fait aujourd’hui l’objet d’attaques violente de la part des salafistes.

Dans ma famille musulmane, lorsque j’étais enfant, on pouvait être en désaccord avec les dogmes et questionner l’existence de Dieu, et personne ne vous aurait menacé pour cela. Beyrouth, Damas et Téhéran étaient des villes cosmopolites. Sans Averroès, dont je parle dans mon roman "Deux ans huit mois et vingt-huit nuits" publié chez Actes Sud, l’Occident n’aurait pas connu Aristote. Car au XIIIe siècle, en réponse au commentaire d’Aristote par le philosophe musulman, Thomas d’Aquin signe l’un des textes majeurs de la philosophie médiévale. Il y a donc bien sûr une tradition d’un islam éclairé. Mais il n’est pas au pouvoir aujourd’hui. Cette régression est une tragédie.

Quel est le sujet de votre nouveau livre "The Golden House"("la maison dorée") qui doit sortir en septembre aux Etats-Unis ?

Disons que c’est un roman new-yorkais. Il parle du destin d’une famille originaire d’Inde. Ils ont changé de nom et essaient de se réinventer de toutes pièces, une trajectoire très américaine. Mais le passé finit par resurgir, et il est plein de terribles secrets. Le roman se déroule pendant les huit ans de la présidence d’Obama. Il s’inscrit dans cette période qui a commencé avec un formidable espoir et a fini dans la déception la plus amère. La Maison dorée est le nom du lieu où cette famille indienne vient s’installer à New York.

Dans le quartier de Greenwich Village, il existe, entre les rues Sullivan et McDougal, un petit jardin secret dont beaucoup de New-Yorkais eux-mêmes ignorent l’existence. Comme dans le film de Hitchcock, "Fenêtre sur cour", les gens qui vivent autour du jardin s’épient les uns les autres et ont un aperçu de la vie de ces nouveaux migrants. Le narrateur est un jeune réalisateur qui veut faire de cette famille indienne le sujet de son film. Il les approche et finit par être happé dans leur histoire. Il y a aussi des gangsters et des meurtres. Mais je ne vous en dirai pas plus pour l’instant !

Huit années qui ont commencé dans l’espoir et finissent dans la déception, dites-vous ?

Oui, je me souviens de cet incroyable sentiment d’optimisme né au moment de l’élection d’Obama. Une jeune génération, qui avait jusque-là perdu la foi en sa capacité de changer le monde, découvrait soudain que c’était possible. Mais voilà, huit années sont passées et nous sommes devenus trop confiants. Nous nous sommes dit qu’un monde à l’image de cette Amérique large d’esprit, progressiste était désormais possible. Et est survenu cet incroyable retour de bâton qui a résulté de la dernière élection présidentielle.

Aviez-vous anticipé l’élection de Donald Trump ?

J’avais un très mauvais pressentiment. New York méprise Trump. Pourtant, même là dans cette ville, vous pouviez sentir la vague qui allait nous submerger. Un jour, j’ai pris un taxi indien d’origine sikh qui m’a dit vouloir voter pour lui. Je lui ai dit ne pas comprendre pourquoi il voulait élire un homme qui, manifestement, nous détestait, lui et moi. Il m’a répondu : "Parce qu’il va droit au but. Il dit ce qu’il pense et n’en a rien à foutre des conséquences." C’est là que j’ai compris que nous allions perdre. Bien sûr, Clinton a raté sa campagne électorale. Il y a également la Russie ; l’intervention du FBI dans les élections ; le sentiment d’une partie du pays d’être les laissés-pour-compte du rêve américain. Tous ces facteurs se sont combinés et ont abouti à l’élection de Trump.

Mais il y a, aussi et surtout, le racisme de ce pays. Il fut un facteur déterminant dans cette élection. Une partie de l’Amérique blanche a passé huit ans à ressasser sa haine d’avoir un président noir. Ces Blancs-là ont opté pour un candidat suprématiste blanc et ils l’ont eu. Sauf, bien entendu, qu’ils ne savent pas ce qu’ils ont vraiment obtenu.

Puisque personne ne sait qui est Trump, pas même lui. Quelque chose d’étrange est en train de se passer dans le monde. En Grande-Bretagne, il y a eu le Brexit. Alors, évidemment, j’espère que les élections en Autriche, aux Pays-Bas et en France sont le début du reflux de la vague populiste. Mais qui sait ? Nous vivons à l’ère du "tout peut arriver". Il était inimaginable que Trump soit élu président des Etats-Unis. Si vous examinez le nombre d’erreurs qu’il a commises et qui, pour tout autre que lui, auraient été fatales ! Imaginez par exemple que Hillary Clinton ait été accusée d’avoir molesté sexuellement des hommes… Quel effet cela aurait-il provoqué sur sa campagne ? Mais le coeur de l’électorat de Trump voulait juste un champion anti- système. A un moment, Trump a dit : "Je pourrais me placer sur la Ve Avenue et tuer quelqu’un et cela ne choquerait personne." C’est triste, mais il avait raison ! Et même aujourd’hui, durant cette présidence calamiteuse où il commet une faute grave par jour, son électorat continue à l’adorer. Plus le président scandalise le monde, plus ceux qui ont voté pour lui l’apprécient. Il a été élu pour cela : pour détruire l’ordre mondial, et c’est ce qu’il fait. L’Otan, les traités internationaux, etc.

Vous passez d’un intégrisme à l’autre… Après la fatwa de Khomeini qui a fait de vous une cible pour les islamistes, vous sentez-vous visé par le racisme de l’Amérique de Trump ?

Vous savez aujourd’hui aux Etats-Unis, tout le monde a peur. Rappelez-vous qu’il y a eu des attaques visant des sikhs, par exemple, que l’on a pris pour des musulmans… Aux Etats-Unis, les barrières morales qui empêchaient les pires des comportements ont sauté. Les tribunaux, les médias sont aussi menacés. Mais je dois dire que je suis vraiment fier de la manière dont la presse a réagi. C’est à nouveau l’âge d’or du journalisme. Le nombre de scandales découverts en si peu de temps par le "Washington Post" et le "New York Times" ! Mes amis reporters sont déterminés. Leur sentiment, c’est que, puisque Trump a décidé de faire de la presse son opposition, celle-ci doit jouer le rôle jusqu’au bout. Heureusement, ce qui nous sauve, c’est l’incompétence de Trump.

Avez-vous envisagé de déménager à nouveau ?

Mais pour aller où ! ? La Grande-Bretagne part dans les égouts et ne s’en rend pas compte. Ils sont en plein déni. Comme une famille qui ferait un pique-nique au milieu d’une voie ferrée et qui, en entendant le bruit du train qui arrive, le confondrait avec le ululement d’une chouette. Et puis, je me sens proche du réveil de la gauche américaine. Ils sont entrés en résistance. Enfin ! Car beaucoup de ses membres n’ont pas voté le 8 novembre.

Vous êtes rationnel et agnostique et vous dites que la religion est un sujet qui vous ennuie. Comment supportez- vous la religiosité américaine ?

L’Amérique est étrange, et il est vrai obsédée par la religion. Vous ne pouvez pas être élu aux Etats-Unis, si vous ne fréquentez pas régulièrement une église ou une synagogue. C’est une des grandes différences entre l’Europe et les Etats-Unis. L’idée de la liberté, en Europe, s’est développée contre l’Eglise. Les Lumières, par exemple, ont été un mouvement de rejet du droit de la religion à brider la pensée. Dans le même temps, les Etats-Unis ont fourni un havre aux religieux extrémistes et puritains qui étaient pourchassés en Europe. L’Amérique a défendu la liberté de culte et non l’émancipation vis-à-vis de la religion. C’est surtout cette liberté religieuse que défend le premier amendement. Aux Etats-Unis, comme dans les pays musulmans, si vous dites que vous n’êtes pas croyant, vous choquez les gens. En Europe, si vous dites que vous n’êtes pas croyant, les gens se demandent pourquoi vous prenez la peine de le dire.

Que lisez-vous en ce moment ?

Quand j’écris, je ne peux lire que de la poésie. Joseph Brodsky, Czeslaw Milosz, Zbigniew Herbert… Comme un coup de fouet que je m’inflige à moi-même, je lis un poème tous les matins avant de commencer à écrire, cela me rappelle à l’exigence du style, à l’intensité du langage. Car la prose doit être au niveau de la poésie.

Propos recueillis par Sara Daniel, aux Assises internationales du Roman de la Villa Gillet à Lyon."

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Lire aussi K. Daoud : "La myopie et la complaisance des élites françaises vis-à-vis de l’islamisme" (Le Figaro, 7 av. 17), "Cette intelligentsia qui pourfend les dissidents" (P. Berman, M. Walzer, Le Monde, 30 mars 16), B. Sansal : "Kamel Daoud ou le principe de déradicalisation" (Libération, 24 mars 16), "Salut à Kamel Daoud" (J.-L. Nancy, Libération, 10 mars 16), "L’écrivain Kamel Daoud gagne son procès contre un imam salafiste" (lemonde.fr , 8 mars 16), le communiqué du CLR Solidarité avec Kamel Daoud (3 mars 16), "Pour Kamel Daoud" (Brice Couturier, France Culture, 3 mars 16), "Défendons les libres-penseurs contre les fatwas de l’intelligentsia" (Pascal Bruckner, Le Monde, 2 mars 16), F. Zouari : "Kamel Daoud fait l’objet d’une sorte de fatwa laïque" (France Inter, 1er mars 16), "Au nom de Kamel Daoud" (F. Zouari, Libération, 29 fév. 16), "Daoud ou la défaite du débat" (Le Monde, 27 fév. 16), "Daoud islamophobe, contre-enquête" (Egale, 24 fév. 16), "Kamel Daoud victime de l’arrogance des universitaires" (M. Mbougar Sarr, Choses revues / courrierinternational.com , 24 fév. 16), "Pourquoi Kamel Daoud a raison" (F. Zouari, jeuneafrique.com , 24 fév. 16), "Non à l’hallali contre Kamel Daoud" (Libération, 22 fév. 16), R. Enthoven : "Pourquoi, dès qu’on attaque des fondamentalistes, se fait-on sermonner par des sociologues ?" (Europe 1, 19 fév. 16), "La gauche dans le piège de Cologne" (Aude Lancelin, nouvelobs.com , 18 fév. 16), Jean Daniel : "Mieux vivre avec l’islam !" (nouvelobs.com , 17 fév. 16), K. Daoud : "Le verdict d’islamophobie sert aujourd’hui d’inquisition" (marianne.net , 17 fév. 16), K. Daoud : "La misère sexuelle du monde arabe" (nytimes.com , 12 fév. 16), K. Daoud : "Cologne, lieu de fantasmes" (Le Monde, 5 fév. 16), L’écrivain Kamel Daoud visé par une fatwa (liberation.fr , 17 déc. 14) (note du CLR).


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