Note de lecture

P. Bruckner : L’accusation d’"islamophobie", un poison mortel au coeur de la gauche

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République. 28 février 2017

Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité, Grasset, 272 p., 19 e.

Voilà longtemps que le Comité Laïcité République n’a de cesse de mettre en garde contre l’aggravation de la déchirure culturelle et les menaces qu’elle fait peser sur la paix civile. Et depuis des mois, nous appelons les républicains des deux rives à prendre le problème à bras le corps, à défendre et promouvoir la laïcité plutôt qu’à faire les yeux doux au communautarisme.

Il est bien tard. Gilles Kepel a raison d’estimer que "la présidentielle est l’otage de la fracture identitaire" [1]. L’extrême-droite sera présente au second tour et celui qui lui disputera la victoire aurait bien tort de s’imaginer vainqueur par avance ! Depuis Jaurès, c’est la mission historique de la gauche que de défendre la République laïque et sociale. Malheureusement, en matière de laïcité, elle est aux abonnés absents. Conversion idéologique au communautarisme ? Opportunisme électoraliste ? De fait, la cécité et le déni face aux revendications et aux provocations communautaristes ouvrent la voie aux pires aventures politiques. Il est encore temps de livrer cette bataille des idées et des mots, avant qu’il ne soit trop tard.

C’est à cette tâche essentielle que s’attelle Pascal Bruckner qui, dans son dernier ouvrage Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité, nous livre une véritable boîte à outils.

Dans un premier temps, Bruckner dresse l’état des lieux de de cette dérive qui, au nom de l’antiracisme, "ne cesse de racialiser toute forme de conflit. Partout la lutte des races semble supplanter la lutte des classes [2]. Tout est devenu racial, les cultures, les religions, les communautés, les préférences sexuelles, les pensées, les habitudes alimentaires. Il est devenu politiquement impossible de dire les choses sinon par métaphore". On "floute" les mots comme ailleurs on floute les images. Ainsi Obama comme Hollande "furent incapables" de parler de "terrorisme islamique" ou "d’islam radical" mais "usèrent toujours d’expressions contournées". D’ailleurs, ce ne sont plus des associations de citoyens qui s’allient pour combattre le racisme, ce sont des lobbies confessionnels ou communautaires qui "inventent de nouvelles formes de discriminations pour justifier leur existence". C’est ce que Bruckner appelle le "racisme imaginaire".

L’accusation d’islamophobie, poursuit l’auteur, prétendument fondée sur la stigmatisation et l’exclusion dues à la laïcité (selon le Collectif contre l’Islamophobie), a servi d’abord à façonner un bouclier juridique pour interdire toute critique de l’islamisme politique.

"Tout ce qui relevait jadis de l’esprit des Lumières, la critique mais aussi le discours anticlérical, théologique, philosophique, la satire, devrait désormais être assimilé à une diffamation. C’est l’idée même d’une égalité humaine qui est sabordée". “L’accusation d’islamophobie n’est rien d’autre qu’une arme de destruction massive du débat intellectuel".

"Il s’agit de faire taire les Occidentaux, coupables de trois péchés capitaux : la liberté religieuse, la liberté de penser, l’égalité entre hommes et femmes. Mais surtout de forger un outil de police interne à l’égard des musulmans réformateurs ou libéraux. Et ce, avec l’onction des idiots utiles de la gauche ou de l’extrême-gauche", poursuit-il.

Bruckner en dresse une longue et triste liste et démonte la machine idéologique qui voudrait faire passer l’islamisme politique pour un mouvement victimaire. Non, dit-t-il, l’islam n’est pas la religion des opprimés, pas davantage un mouvement révolutionnaire, ni même une sorte de revanche des anciens peuples colonisées. Jadis, il ne fallait pas critiquer l’URSS, rappelle-t-il [3]. Aujourd’hui, il ne faut pas critiquer le totalitarisme vert. "Une certaine gauche piétine les valeurs de la gauche", poursuit-il, citant parmi tant d’autres une élue pour qui le voile ne serait pas plus aliénant que la mini-jupe. "C’est refuser de voir que voile, burqa, burkini constituent des instruments de conquête de l’espace public." C’est oublier qu’en 1979, la féministe américaine Kate Millet fut expulsée de Téhéran parce qu’elle protestait contre l’imposition du voile aux femmes iraniennes. Autres temps, autres mœurs !

L’auteur ne ménage aucun des compagnons de route de cette gauche qui renie sa culture républicaine : intellectuels, journalistes, experts [4] et même certains "anticléricaux forcenés" qui "perdent tout sens commun face aux culs-bénits du fondamentalisme". Comme si la laïcité ne faisait sens que face au cléricalisme romain ! L’accusation d’islamophobie est devenue un poison mortel au coeur de la gauche. Une machine à perdre. Une machine à exploser. La confusion est telle qu’elle ouvre tous les possibles.

"L’avenir retiendra qu’au XXIème siècle, une large fraction des intelligentsias occidentales pactisa avec le totalitarisme intégriste comme leurs ainés avaient communié avec le nazisme ou le communisme", poursuit Bruckner.

Mais, au-delà des compromissions et collaborations politiciennes, comment une société en vient-elle à célébrer ceux qui veulent la détruire ? Jeune étudiant, fils de résistant-déporté, élevé dans cette culture de la République, je me demandais comment des Français avaient pu cautionner cette dérive qui fit le lit de la Collaboration. En fait, comme le souligne l’auteur, sur les traces de La Boétie et de la "servitude volontaire", "les cultures, comme les traditions, ont ceci d’apaisant qu’elles nous dictent notre mode de vie et nous déchargent des embarras de la liberté".

La laïcité induit la liberté de penser et donc le doute, là où le communautarisme séduit et rassure par "la réclusion identitaire à perpétuité". La République laïque postule le droit d’exister à titre privé, l’émancipation par la promotion intellectuelle et sociale, là où la coutume asservit si elle n’est pas choisie.

C’est pourquoi, ajoute l’auteur, citant Jean-Claude Milner, si "la France est ainsi détestée par les intégristes, ce n’est pas parce qu’elle opprime les musulmans mais parce qu’elle les libère" [5]. "Parce que, c’est à la loi et non à la religion de dire le licite et l’illicite".

Il n’est de bon livre qui ne se propose à la critique. Disons qu’on ne suivra pas Pascal Bruckner lorsqu’il évoque "le retour de l’Eglise à la pureté du message évangélique", au "pacifisme des premiers siècles" ou qu’il se félicite du "réveil missionnaire" des catholiques français. Ou lorsqu’il envisage un concordat, parmi d’autres hypothèses, pour relever le défi de l’islamisme. En revanche, l’auteur a raison d’affirmer qu’il "faut sortir de l’esprit de capitulation" et "faire de l’islam une religion parmi d’autres et non l’autre de toutes les religions".

C’est bien là une des clés de la toute prochaine présidentielle, car on ne combattra pas durablement la menace d’extrême-droite, comme celle du communautarisme, sans se ressourcer aux principes de l’idéal républicain et laïque.

Patrick Kessel

[4Tels ceux qui rédigèrent le fameux rapport au Premier ministre, dit "rapport Tuot" sur l’intégration, qui proposait d’abandonner l’intégration au profit de l’"inclusion".

[5Jean-Claude Milner, Le Monde des livres, 13 nov. 15.



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