Revue de presse

G. Bensoussan : "Nous avons décidé quʼil nʼy avait plus de guerre" (Le Figaro Magazine, 7 juil. 17)

Georges Bensoussan, historien, a dirigé "Une France soumise. Les voix du refus" (Albin Michel, 2017) et "Les Territoires perdus de la République" (Mille et une nuits, 2002). 19 juillet 2017

"Fracture sociale, fracture territoriale, fracture culturelle, désarroi identitaire : pour l’historien, les questions qui nourrissent l’angoisse française ont été laissées de côté.

[...] Une partie du pays a eu le sentiment que la campagne avait été détournée de son sens et accaparée, à dessein, par les « affaires » que lʼon sait, la presse étant devenue en la matière moins un contre-pouvoir quʼun anti-pouvoir, selon le mot de Marcel Gauchet. Cette nouvelle force politique pêche par sa représentativité dérisoire, doublée dʼun illusoire renouvellement sociologique, quand 75 % des candidats dʼEn marche appartiennent à la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Le seul véritable renouvellement est générationnel, avec lʼarrivée au pouvoir dʼune tranche dʼâge plus jeune évinçant les derniers tenants du « baby boom ».

Pour une « disparue », la lutte de classe se porte bien. Pour autant, elle a rarement été aussi occultée. Car cette victoire, cʼest dʼabord celle de lʼentre-soi dʼune bourgeoisie qui ne sʼassume pas comme telle et se réfugie dans la posture morale (le fameux chantage au fascisme devenu, comme le dit Christophe Guilluy, une « arme de classe » contre les milieux populaires). Fracture sociale, fracture territoriale, fracture culturelle, désarroi identitaire, les questions qui nourrissent lʼangoisse française ont été laissées de côté pour les mêmes raisons que lʼantisémitisme, dit « nouveau », demeure indicible.

Cʼest là quʼil faut voir lʼune des causes de la dépression collective du pays, quand la majorité sent son destin confisqué par une oligarchie de naissance, de diplôme et dʼargent. Une sorte de haut clergé médiatique, universitaire, technocratique et culturellement hors sol.

Toutefois, le plus frappant demeure à mes yeux la façon dont le gauchisme culturel sʼest fait lʼallié dʼune bourgeoisie financière qui a prôné lʼhomme sans racines, le nomade réduit à sa fonction de producteur et de consommateur. Un capitalisme financier mondialisé qui a besoin de frontières ouvertes mais dont ni lui ni les siens, toutefois, retranchés dans leur entre-soi, ne vivront les conséquences.

Ce gauchisme culturel est moins lʼ« idiot utile » de lʼislamisme que celui de ce capitalisme déshumanisé qui, en faisant de lʼintégration démocratique à la nation un impensé, empêche dʼanalyser lʼaffrontement qui agite souterrainement notre société. De surcroît, lʼavenir de la nation France nʼest pas sans lien à la démographie des mondes voisins quand la machine à assimiler, comme cʼest le cas aujourdʼhui, fonctionne moins bien.

Dans un autre ordre dʼidées, peut-on déconnecter la constante progression du taux dʼabstention et lʼévolution de notre société vers une forme dʼanomie, de repli sur soi et dʼindividualisme triste ? Comme si lʼexaltation ressassée du « vivre-ensemble » disait précisément le contraire. Cette évolution, elle non plus, nʼest pas sans lien à ce retournement du clivage de classe qui voit une partie de la gauche morale sʼengouffrer dans un ethos méprisant à lʼendroit des classes populaires, quʼelle relègue dans le domaine de la « beauferie » méchante des « Dupont Lajoie ». Certains analystes ont déjà lumineusement montré (je pense à Julliard, Le Goff, Michéa, Guilluy, Bouvet et quelques autres), comment le mouvement social avait été progressivement abandonné par une gauche focalisée sur la transformation des moeurs.

La France que vous décrivez semble au bord de lʼexplosion. Dès lors, comment expliquez-vous le déni persistant dʼune partie des élites ?

Par le refus de la guerre quʼon nous fait dès lors que nous avons décidé quʼil nʼy avait plus de guerre (« Vous nʼaurez pas ma haine ») en oubliant, selon le mot de Julien Freund, que « cʼest lʼennemi qui vous désigne ». En privilégiant cette doxa habitée par le souci grégaire du « progrès » et le permanent désir dʼ« être de gauche », ce souci dont Charles Péguy disait quʼon ne mesurera jamais assez combien il nous a fait commettre de lâchetés. Enfin, en éprouvant, cʼest normal, toutes les difficultés du monde à reconnaître quʼon sʼest trompé, parfois même tout au long dʼune vie. Comment oublier à cet égard les communistes effondrés de 1956 ?

Quant à ceux qui jouent un rôle actif dans le maquillage de la réalité, ils ont, eux, prioritairement le souci de maintenir une position sociale privilégiée. La perpétuation de la doxa est inséparable de cet ordre social dont ils sont les bénéficiaires et qui leur vaut reconnaissance, considération et avantages matériels.

Le magistère médiatico-universitaire de cette bourgeoisie morale (Jean-Claude Michéa parlait récemment dans la Revue des deux mondes (avril 2017) dʼune « représentation néocoloniale des classes populaires […] par les élites universitaires postmodernes ») affadit les joutes intellectuelles. Chacun sait quʼil lui faudra rester dans les limites étroites de la doxa dite de lʼ« ouverture à lʼAutre ». De là une censure intérieure qui empêche nos doutes dʼaffleurer à la conscience et qui relègue les faits derrière les croyances. « Une grande quantité dʼintelligence peut être investie dans lʼignorance lorsque le besoin dʼillusion est profond », notait jadis lʼécrivain américain Saul Bellow.

Avec 16 autres intellectuels, dont Alain Finkielkraut, Jacques Julliard, Elisabeth Badinter, Michel Onfray ou encore Marcel Gauchet, vous avez signé une tribune pour que la vérité soit dite sur le meurtre de Sarah Halimi. Cette affaire est-elle un symptôme de ce déni que vous dénoncez ? [1]

La chape de plomb qui pèse sur lʼexpression publique détourne le sens des mots pour nous faire entrer dans un univers orwellien où le blanc cʼest le noir et la vérité le mensonge. Nous avons signé cette tribune pour tenter de sortir cette affaire du silence qui lʼentourait, comme celui qui avait accueilli, en 2002, la publication des Territoires perdus de la République.

Cʼétait il y a quinze ans et vous alertiez déjà sur la montée dʼun antisémitisme dit « nouveau »…

Faut-il parler dʼun « antisémitisme nouveau » ? Je ne le crois pas. Non seulement parce que les premiers signes en avaient été détectés dès la fin des années 1980. Mais plus encore parce quʼil sʼagit aussi, et en partie, dʼun antijudaïsme dʼimportation. Que lʼon songe simplement au Maghreb, où il constitue un fond culturel ancien et antérieur à lʼhistoire coloniale. Lʼanthropologie culturelle permet le décryptage du soubassement symbolique de toute culture, la mise en lumière dʼun imaginaire qui sous-tend une représentation du monde. Mais, pour la doxa dʼun antiracisme dévoyé, lʼanalyse culturelle ne serait quʼun racisme déguisé. En septembre 2016, le dramaturge algérien Karim Akouche déclarait : « Voulez-vous devenir une vedette dans la presse algérienne arabophone ? Cʼest facile. Prêchez la haine des Juifs […]. Je suis un rescapé de lʼécole algérienne. On mʼy a enseigné à détester les Juifs. Hitler y était un héros. Des professeurs en faisaient lʼéloge. Après le Coran, Mein Kampf et Les Protocoles des sages de Sion sont les livres les plus lus dans le monde musulman. » En juillet 2016, Abdelghani Merah (le frère de Mohamed) confiait à la journaliste Isabelle Kersimon que lorsque le corps de Mohamed fut rendu à la famille, les voisins étaient venus en visite de deuil féliciter ses parents, regrettant seulement, disaient-ils, que Mohamed « nʼait pas tué plus dʼenfants juifs » (sic) [2].

Cet antisémitisme est au mieux entouré de mythologies, au pire nié. Il serait, par exemple, corrélé à un faible niveau dʼétudes alors quʼil demeure souvent élevé en dépit dʼun haut niveau scolaire. On en fait, à tort, lʼapanage de lʼislamisme seul. Or, la Tunisie de Ben Ali, longtemps présentée comme un modèle dʼ« ouverture à lʼautre », cultivait discrètement son antisémitisme sous couvert dʼantisionisme (cf Notre ami Ben Ali, de Beau et Turquoi, Editions La Découverte). Et que dire de la Syrie de Bachar el-Assad, à la fois violemment anti-islamiste et antisémite, à lʼimage dʼailleurs du régime des généraux algériens ? Ou, en France, de lʼattitude pour le moins ambiguë des Indigènes de la République sur le sujet comme celle de ces autres groupuscules qui, sans lien direct à lʼislamisme, racialisent le débat social et redonnent vie au racisme sous couvert de « déconstruction postcoloniale » ?

Justement, le 19 juin dernier, un collectif dʼintellectuels a publié dans « Le Monde » un texte de soutien à Houria Bouteldja, la chef de file des Indigènes de la République.

Que penser de lʼévolution sociétale dʼune partie des élites françaises quand le même quotidien donne la parole aux détracteurs de Kamel Daoud, aux apologistes dʼHouria Bouteldja et offre une tribune à Marwan Muhammad, du Collectif contre lʼislamophobie en France (CCIF), qualifié par ailleurs de « porte-parole combatif des musulmans » ? Les universitaires et intellectuels signataires font dans lʼindigénisme comme leurs prédécesseurs faisaient jadis dans lʼouvriérisme. Même mimétisme, même renoncement à la raison, même morgue au secours dʼune logorrhée intellectuelle prétentieuse (cʼest le parti de lʼintelligence, à lʼopposé des simplismes et des clichés de la « fachosphère »).

Un discours qui fait fi de toute réalité, à lʼinstar du discours ouvriériste du PCF des années 1950, expliquant posément la « paupérisation de la classe ouvrière ». De cette « parole raciste qui revendique lʼapartheid », comme lʼécrit le Comité Laïcité République à propos de Houria Bouteldja, les auteurs de cette tribune en défense parlent sans ciller à son propos de « son attachement au Maghreb […] relié aux Juifs qui y vivaient, dont lʼabsence désormais créait un vide impossible à combler ». Une absence, ajoutent-ils, qui rend lʼauteur « inconsolable ». Cette forme postcoloniale de la bêtise, hantée par la culpabilité compassionnelle, donne raison à George Orwell, qui estimait que les intellectuels étaient ceux qui, demain, offriraient la plus faible résistance au totalitarisme, trop occupés à admirer la force qui les écrasera. Et à préférer leur vision du monde à la réalité qui désenchante. Nous y sommes.

Vous vous êtes retrouvé sur le banc des accusés pour avoir dénoncé lʼantisémitisme des banlieues dans lʼémission « Répliques » sur France Culture. Il a suffi dʼun signalement du CCIF pour que le parquet décide de vous poursuivre cinq mois après les faits. Contre toute attente, SOS-Racisme, la LDH, le Mrap mais aussi la Licra sʼétaient associés aux poursuites.

En dépit de la relaxe prononcée le 7 mars dernier, et brillamment prononcée même, le mal est fait : ce procès nʼaurait jamais dû se tenir. Car, pour le CCIF, lʼobjectif est atteint : intimider et faire taire. Après mon affaire, comme après celle de tant dʼautres, on peut parier que la volonté de parler ira sʼatténuant. A-t-on remarqué dʼailleurs que, depuis lʼattentat de Charlie Hebdo, on nʼa plus vu une seule caricature du Prophète dans la presse occidentale ?

Lʼislam radical use du droit pour imposer le silence. Cela, on le savait déjà. Mais mon procès a mis en évidence une autre force dʼintimidation, celle de cette « gauche morale » qui voit dans tout contradicteur un ennemi contre lequel aucun procédé ne saurait être jugé indigne. Pas même lʼappel au licenciement, comme dans mon cas. Un ordre moral qui traque les mauvaises pensées et les sentiments indignes, qui joue sur la mauvaise conscience et la culpabilité pour clouer au pilori. Et exigera (comme la Licra à mon endroit) repentance et « excuses publiques », à lʼinstar dʼune cérémonie dʼexorcisme comme dans une « chasse aux sorcières » du XVIIe siècle.

Comment entendre la disproportion entre lʼavalanche de condamnations qui mʼa submergé et les mots que jʼavais employés au micro de France Culture ? Jʼétais entré de plain-pied, je crois, dans le domaine dʼun non-dit massif, celui dʼun antisémitisme qui, en filigrane, pose la question de lʼintégration et de lʼassimilation. Voire, en arrière-plan, celle du rejet de la France. En se montrant incapable de voir le danger qui vise les Juifs, une partie de lʼopinion française se refuse à voir le danger qui la menace en propre.

Propos recueillis par Alexandre Devecchio"

Lire "Georges Bensoussan : « Nous entrons dans un univers orwellien où la vérité c’est le mensonge »".



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