Revue de presse

"Ces quartiers sous la pression de l’islam radical" (Le Monde, 18 fév. 17)

19 février 2017

"Dans de nombreuses villes, un contrôle social agressif incite la communauté musulmane à respecter les rites et les codes d’un islam rigoriste. Des résistances s’organisent, non sans difficultés.

Dans le salon de son appartement d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), à la décoration « un peu arabisante », sourit-elle, Nadia Benmissi peste contre les « intellos ». Les uns, estime-t-elle, tout en servant une part de galette des rois et une bolée de cidre, pêchent par angélisme, au nom du sacro-saint multiculturalisme. Et ne prennent pas la mesure de la « gangrène » islamiste. Les autres ont une fâcheuse tendance à la caricature, à tout confondre, à assimiler tous les musulmans à des salafistes. Elle, qui se sent « Française avant tout » et « citoyenne de culture musulmane ensuite », ne trouve pas sa place dans ces discours, ni dans les pages des livres.

Cette féministe revendiquée, fondatrice du collectif des Femmes sans voile d’Aubervilliers, n’a pas encore pris le temps d’ouvrir Une France soumise (Albin Michel, 664 p., 24,90 euros), publié mi-janvier. « Les intellos comme lui n’accordent aucune place aux gens comme nous », fulmine-t-elle. « Lui », c’est Georges Bensoussan, l’un des coauteurs de l’ouvrage, docteur en histoire détaché auprès du Mémorial de la Shoah. En 2002, il avait collecté les témoignages d’enseignants dans Les Territoires perdus de la République (Ed. Mille et Une nuits), souvent anonymes, qui s’alarmaient du comportement inquiétant dans les quartiers populaires de certains élèves, sexistes, islamistes, antisémites. Un livre qui avait fait date, à défaut de trouver alors un public.

Quinze ans plus tard, Une France soumise durcit le trait. En donnant la parole, cette fois, à des médecins, assistants sociaux, policiers… Ce nouveau recueil de témoignages, anonymes pour la plupart, se veut démonstratif : des pans entiers de la République subiraient désormais le joug de l’islam radical. Certains territoires seraient désormais « interdits » et les musulmans modérés feraient « souvent part de leur admiration pour ces “salafis”, ces personnes pieuses qui montrent l’exemple, qui ont le courage de vivre selon les principes édictés par le Prophète », comme le soutient, dans l’ouvrage, une fonctionnaire territoriale [1].

Ces deux affirmations font bondir Nadia Benmissi. Et elle n’est pas la seule. Elle ne conteste pas l’offensive salafiste. Elle qui s’est fait traiter de « mécréante » dans la rue parce qu’elle ne portait pas le voile ou qui s’est vu reprocher par un jeune homme, à la sortie d’un supermarché, d’acheter des yaourts non halal. Mais elle refuse que l’on ignore tous ceux qui, comme elle, résistent à cette offensive. Ceux qui sont à la fois les premières cibles de la vague islamiste et aussi le premier rempart. Tous ceux qui, sur le terrain, organisent peu à peu des formes de « microrésistances », selon l’islamologue Rachid Benzine.

« Vous pouvez vous promener en minijupe et manger un sandwich au jambon pendant le ramadan, il ne vous arrivera rien !, nous affirme Nadia Benmissi. En revanche, si vous êtes d’apparence maghrébine, vous aurez des problèmes. Car ce sont les musulmans que les salafistes veulent soumettre. Mais aujourd’hui, les Maghrébins se réveillent. » « S’il s’agissait simplement de lutter contre les barbus dans les mosquées, ce serait plus simple, souligne Nadia Remadna, 53 ans, fondatrice, en 2014, de la Brigade des mères, à Sevran (Seine-Saint-Denis). Mais on ne sait pas qui mène la danse dans les quartiers. Ce sont surtout des jeunes qui passent et mettent la pression. » Sur les femmes comme sur les hommes.

Alors qu’il déjeunait tranquillement à la terrasse d’un café du centre-ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), pendant le ramadan avec un ami « blanc », Medhi (le prénom a été changé), la trentaine, entend soudain des cris venant d’une voiture arrêtée au milieu de la rue. Deux jeunes s’adressent « uniquement » à lui et l’insultent – « mécréant », « mauvais musulman » – avant de redémarrer aussi sec. « J’ai une gueule de musulman mais je n’en suis pas un, tempête-t-il. Et même si j’en étais un, qu’on me foute la paix ! » C’est ce que le patron d’un restaurant, situé à quelques dizaines de mètres du café où s’est déroulée cette scène, a répondu à une bande de jeunes en kamis (vêtement long porté par les hommes) venus lui demander, en 2016, d’arrêter de vendre de l’alcool dans son établissement.

A Saint-Denis, comme ailleurs dans certaines banlieues, ce type de comportement se multiplie, nourri par une propagande omniprésente. Dans une librairie musulmane du centre-ville de Saint-Denis, par exemple, les étagères sont remplies de livres pour enfants (la vie des prophètes en dix volumes, le Coran pour les plus jeunes…) et d’ouvrages du type coaching de couple. J’aime mon mari, par exemple, dresse ainsi la liste de « 57 procédés pour raffermir l’amour de ton mari », parmi lesquels « Satisfais ses désirs », « Sois à son service », « Ne hausse pas la voix sur lui », « Parle-lui de sa personne », « Prononce souvent le mot “oui” »…

Au rayon philosophie de l’islam, l’œuvre complète du prédicateur Tariq Ramadan, réputé proche des Frères musulmans. C’est à peu près tout. Impossible de trouver des auteurs tels que Mohammed Arkoun, historien de l’islam et philosophe, à l’origine du dialogue interreligieux, ou Abdelwahab Meddeb, islamologue et essayiste plaidant pour un « islam des lumières ». « Mais on peut vous les commander », suggère le vendeur, la mine contrite, avant de proposer un choix d’une autre veine : Maurice Bucaille, l’ancien médecin français du roi Fayçal d’Arabie, selon qui seul le Coran est compatible avec les théories scientifiques modernes.

A quelques encablures, dans une boutique de vêtements communautaires pour femmes, la vendeuse, une jeune femme vêtue d’un jilbab noir, propose quant à elle une longue robe noire bordée de sequins… pour une petite fille de 8 ans. Ainsi qu’un large choix de foulards de multiples couleurs. « Si elle prie et qu’elle va à l’école coranique, il lui en faut un », conseille-t-elle.

« C’est une guerre de religion interne à l’islam, explique l’islamologue Mathieu Guidère. Une guerre dans laquelle différents courants doctrinaux radicaux sont en compétition pour convertir les fidèles. Difficile pour eux d’y échapper. » Ils sont de plus en plus nombreux à résister. A l’instar de ces fidèles de la métropole de Lyon. En 2014, un groupe de jeunes intégristes mené par un leader, lui, de 54 ans a tenté de noyauter la mosquée de la commune d’Oullins. Distributions de tracts devant la porte, prise à partie des fidèles, occupation en bande des premiers rangs, réflexions irrespectueuses envers les personnes âgées… Les fidèles ont fini par se poster à l’entrée de la mosquée pour leur en interdire l’accès. « C’était des gamins barbus et agressifs qui se prenaient pour des savants, se souvient Ahmed Belhay, de l’Association d’orientation islamique de la mosquée d’Oullins. Au début, nous avons essayé de régler le problème en discutant avec eux, mais ils n’écoutaient rien, ils étaient totalement fermés au dialogue. Nous avons donc pris la décision de nous en débarrasser. »

Les responsables de la mosquée ont porté plainte en s’appuyant sur les articles 31 et 32 de la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui prévoit une contravention pour « violation de la liberté du culte par menaces, voies de fait ou violences ». Une première. En 2015, l’association a obtenu la condamnation – symbolique (1 500 euros d’amende) – du meneur et n’a plus jamais revu ses troupes. « Même si ça n’est pas facile, avec ces gens-là, il faut rester mobilisé et être ferme », poursuit Ahmed Belhay.

L’année suivante, en 2016, c’est la mosquée du quartier de La Duchère, à Lyon, qui a fait l’objet d’une offensive intégriste. « Il s’agissait d’un groupe de jeunes du quartier d’obédience salafiste qui ne voulait pas d’un imam prêchant en français », raconte Abdelkader Bendidi, président du conseil régional du culte musulman Rhône-Alpes. Lorsqu’un jour, les jeunes ont essayé de vendre des vêtements islamiques devant l’entrée, le président de l’association de la mosquée a appelé la police, puis a porté plainte. « La communauté s’est mobilisée pour refuser leur diktat, nous avons fait voir que nous étions là, le préfet et l’Etat ont suivi, et [ces jeunes] sont partis. »

« La première génération regardait vers le bled, la seconde vers la République, la troisième, elle, est dans une quête identitaire, analyse l’islamologue Rachid Benzine. Ces déchirements internes à la communauté se retrouvent dans les familles, à l’école… La pression du groupe s’exprime désormais par le biais du religieux. » « Ce ne sont pas forcément les hommes qui voilent les femmes, souligne Nadia Remadna, de la Brigade des mères. Aujourd’hui, beaucoup de femmes choisissent le voile pour exister, avoir une place dans le quartier, un statut. Les garçons aussi subissent cette pression sociale et veulent montrer qu’ils sont de bons musulmans. »

Il a fallu plusieurs semaines à Scander B., 15 ans, pour oser résister. En classe de seconde dans un lycée public du quartier de Saint-Martin, à Montpellier, il est croyant mais peu pratiquant. Et depuis peu, il voit ses copains d’enfance embrasser de nouvelles pratiques religieuses. En 2016, pendant le ramadan, il a fini par se sentir obligé de se cacher pour manger la journée. « Ils m’ont assuré qu’ils faisaient le ramadan depuis l’âge de 8 ans, mais je ne les ai jamais vus le faire », raconte l’adolescent. Soutenu par son père, il s’est décidé à leur avouer qu’il ne le faisait pas. A ceux qui se sont étonnés, il a rétorqué, sûr de lui : « Cela ne te regarde pas, c’est entre Dieu et moi. » « Les garçons font le ramadan, les filles se voilent en sortant des cours… Ce ne sont pas tant les parents qui ont changé mais les jeunes », constate-t-il. Pour l’ex-mufti de Marseille, Soheib Bencheikh : « C’est devenu un phénomène de mode, un courant, un mouvement lié à la bravoure, à l’idée d’être fidèle à ses origines. Mais ça va passer… »

A condition d’occuper à la fois le terrain et le débat. Y compris face aux organisations telles que l’Union des organisations islamiques de France (UOIF, l’une des principales fédérations musulmanes, proche de la mouvance des Frères musulmans) ou encore le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui, aux yeux de nombre de musulmans modérés, confisquent le dialogue en accusant d’islamophobie toute voix discordante.

Pour la première fois, le 18 décembre 2016, plusieurs associations et collectifs ont décidé de s’unir contre ce « rouleau compresseur », comme l’appelle Nadia Benmissi. Femmes sans voile d’Aubervilliers, Brigade des mères, Observatoire de la laïcité de Saint-Denis… Munis de banderoles – « La laïcité rassemble, le communautarisme divise » –, ils étaient une vingtaine ce matin-là glacial à manifester leur colère devant la bourse du travail de Saint-Denis en scandant « L’islamo-fascisme basta ! », « So so so solidarité avec les laïcs du monde entier ! » A l’intérieur, se tenait un meeting sur le thème « Islamophobie et xénophobie à l’heure de la présidentielle ». L’événement rassemblait notamment des membres du CCIF et de la Ligue des droits de l’homme, qui dénoncent « le racisme d’Etat » [2]. Un premier pas seulement dans le but « de montrer qu’on existe », martèle Nadia Redmana, qui travaille actuellement à la mise en place d’un réseau de réflexion axé sur « la prise de conscience » du danger de l’islam radical.

« Les mouvements minoritaires sont toujours les plus organisés, analyse Rachid Benzine. De plus, entrer dans le débat avec eux, c’est entrer dans un débat religieux et la plupart de ceux qu’on appelle les modérés n’ont pas les moyens théologiques et historiques de le faire. » Il ne suffit pas de marteler « l’islam, c’est la paix et la fraternité » pour convaincre. « Tariq Ramadan occupe un créneau unique, souligne Mathieu Guidère. Les intellectuels qui lui font face sont laïcs. Or, pour être entendue et efficace, la parole “modérée” devrait émaner d’un intellectuel qui se réclame de l’islam. »

Abdelali Mamoun, ex-imam d’Alfortville, en a conscience. Avec son livre L’islam contre le radicalisme (Cerf, 224 p., 19 euros), il propose un « manuel de contre-offensive », comme l’indique le sous-titre, destiné à donner des clés et des contre-arguments 100 % halal à tous ceux – parents, famille, amis, imams, associatifs, éducateurs… – qui veulent contrecarrer le discours des intégristes. Sourates à l’appui.

Comme l’a fait Aminata Jacob, 46 ans, résidente à Drancy (Seine-Saint-Denis) et responsable d’une association de médiation sociale et culturelle, lorsque son fils de 10 ans a exigé qu’elle fasse le ramadan. « Ses copains lui avaient dit que j’étais une mauvaise musulmane car je m’habille à l’occidentale et je ne fais pas le ramadan… », raconte-t-elle. Pratiquante, elle connaît le Coran par cœur et s’est donc rendue chez les parents des sept copains en question : « Je leur ai demandé de me citer les sourates prouvant que j’étais une “mauvaise musulmane” » ; aucun d’eux ne savait quoi répondre. Moi, si ! Ça les a calmés et depuis, je suis respectée, car je sais de quoi je parle. »

Avec une quinzaine d’amis, cela fait deux mois que Mohand Dehmous, 70 ans, retraité parisien, planche sur l’idée d’une association destinée à occuper le débat public. L’objectif ? Faire émerger la parole d’intellectuels musulmans tels que l’ancien mufti de Marseille Soheib Bencheikh. « Ce sont des érudits comme lui qui peuvent populariser une lecture rationaliste de l’islam et démystifier un certain nombre de croyances et pratiques basées sur des dogmes absurdes », explique le retraité. Le projet est ambitieux : « Entre le salafisme et le populisme, j’ai moi-même encore du mal à construire une pensée efficace », confie Soheib Bencheikh. Mais il reste optimiste : « Nous sommes de plus en plus nombreux à nous investir, et ça va payer. » Il en est convaincu."

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