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"Y a-t-il une limite à la liberté d’expression ?" (Collectif, 30 ans de République - extrait)

(Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris - extrait) 8 mai 2024

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris, éd. Conform, avril 2023, 144 p., 17 e.

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Collectif

Réponse à une question à l’étude des loges

26 janvier 2005

Y a-t-il une limite à la liberté d’expression ?

« Je déteste vos idées mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez les exprimer » (Voltaire)
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » (Saint-Just)

Ainsi posée, la question apparaît d’une redoutable banalité tant elle rappelle un sujet classique - mais néanmoins complexe - de dissertation de philosophie au baccalauréat. Parce qu’il n’existe aucun droit qui puisse s’exercer sans limite, aucune liberté qui soit absolue, s’interroger sur « la » limite de la liberté d’expression revient en fait à reposer dans son ensemble la question de ses conditions d’exercice. Celle-ci n’a toutefois d’intérêt que là où la liberté d’expression a un sens et une réalité, ce qui conduit à centrer l’analyse sur les démocraties libérales (sans oublier, bien entendu, de dénoncer les atteintes arbitraires qui lui sont portées dans les pays à régime autoritaire).

Autrement dit, il s’agit de savoir quelles sont les bornes que, dans une démocratie, il est légitime (c’est à dire que l’on juge nécessaire ou souhaitable) de poser à l’exercice des libertés, en l’occurrence la liberté d’expression. Interrogation déjà ancienne puisque c’est en ces termes que les révolutionnaires l’avaient eux-mêmes posée en rappelant que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des mêmes droits » (article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789). Près de deux siècles plus tard, la Convention européenne des droits de l’Homme (4 novembre 1950) y a répondu de façon plus élaborée en énumérant les impératifs qui, « dans une société démocratique », justifient des restrictions aux libertés qu’elle proclame.

Au nom de quoi peut-on donc valablement restreindre la liberté d’expression dans une société qui place précisément la liberté (les libertés) en tête de ses valeurs ? Tel est bien l’objet central de la question "A qui invite à donner toute sa place à une réflexion sur les valeurs qui fondent les choix et sur les normes qui en découlent. Invitation d’autant plus pressante que l’éthique, prenant le relais de l’idéologie et de la morale, tend à devenir le référent obligé en la matière, aussi bien d’ailleurs pour conforter la liberté que pour lui poser des bornes. Dans le souci de ramener au strict minimum les entraves apportées à la liberté, les hommes de la Révolution française ont posé le principe que ce n’est qu’au nom de la liberté qu’il est admissible et nécessaire de limiter la liberté (« la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »). Cette position relève d’une approche pessimiste (ou réaliste) selon laquelle les libertés sont potentiellement liberticides si l’on en abuse ou si l’on en fait un usage malsain, ce qui justifie de les contenir par la loi. La prise en compte des limites qui traduisent une volonté expressément assumée de « mettre des bornes » à cette liberté (par exemple, le droit de ne pas être calomnié) ne doit toutefois pas exclure du champ de l’analyse les entraves engendrées par les inégalités sociales, les phénomènes d’exclusion ou l’ineffectivité des garanties.

C’est ainsi « des » limites légitimes de la liberté d’expression qu’il convient ici de traiter, en mêlant l’analyse juridique et la réflexion philosophique, dans un contexte particulièrement mouvant marqué par le développement accéléré des technologies de l’information et de la communication et, en particulier, d’internet, qui n’est pas sans poser de nombreux défis pour la défense des libertés partout dans le monde

I. Dans les pays démocratiques, la liberté d’expression n’est ni absolue ni illimitée

On pourrait penser que le temps n’est plus où Athènes condamnait aux flammes les écrits de Protagoras au motif qu’il avait mis en doute l’existence des dieux. De Dioclétien envoyant au bûcher les ouvrages chrétiens au pape Alexandre Borgia interdisant dés 1501 d’imprimer aucune brochure sans son visa, des conquistadores se débarrassant des œuvres aztèques aux nazis incinérant les livres avant d’incinérer des êtres humains, autant de siècles au cours desquels le contrôle des publications a fait cruellement sentir sa présence. Des autodafés récents en Afghanistan ou en Irak sont pourtant venus nous rappeler que la liberté d’expression était une conquête sans cesse à préserver contre tous les obscurantismes.
Toutefois, dans les démocraties contemporaines, de tels actes sont largement exclus dans la mesure où la liberté d’expression y fait l’objet, au delà des différences conceptuelles entre les deux rives de l’Atlantique, d’une protection renforcée. C’est même à la vitalité de cette liberté que l’on peut déceler, pour beaucoup, le caractère démocratique d’un régime politique. Cette protection va de pair avec des limitations strictement définies par la loi, qui sont susceptibles d’évoluer avec l’évolution des mentalités et des conceptions du vivre ensemble.

A – Dans la pratique, les approches anglo-américaine et européenne se rejoignent

Si le bon sens dit « populaire » tout autant que les philosophes se sont plus à souligner que la liberté d’expression était un des attributs fondamentaux de l’Homme, « animal pensant », ses limites n’en apparaissent pas moins évidentes si l’on se réfère à des dictons populaires : « La parole est d’argent et le silence est d’or » ; « Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler » ; « Toute vérité n’est pas bonne à dire »… La période de silence imposée à l’apprenti ne met-elle pas aussi en exergue les vertus des limites imposées à la liberté d’expression dans l’atelier pour l’édification d’un jugement raisonné ? Il ne faut toutefois pas y voir seulement un appel à la raison. Alors que la mode est à l’authenticité et que mentir est devenu une faute impardonnable, se préoccuper de l’effet de ses actes et de ses paroles sur ceux auxquels on s’adresse afin de ne pas endommager la relation que l’on a noué avec eux est, en effet, éminemment souhaitable. Ne serait-ce que parce que la franchise et la loyauté peuvent irrémédiablement blesser, en exerçant une véritable violence sur l’autre, chacun doit savoir se ménager la possibilité d’une vie intérieure, garder ses secrets, se mettre mentalement à la place de l’autre, voir les choses à sa façon, c’est à dire faire preuve d’empathie. C’est là un comportement qui rappelle les principes de base du dialogue en loge et, pour tout dire, le socle de l’enseignement maçonnique.

Au demeurant, pour des raisons multiples et souvent profondément enfouies, chacun de nous renonce à tenir certains propos ou à écrire certaines choses : on sait notamment depuis Freud que la censure est une opération permanente essentielle et constitutive du fonctionnement psychique humain. Elle est à l’origine de ce que l’on nomme communément le refoulement, c’est à dire l’opération par laquelle nous cherchons à repousser et à maintenir dans l’inconscient des représentations, liées à nos pulsions, inadmissibles pour notre surmoi. C’est même, en vérité, ce stock de pensées, d’images, de souvenirs refoulés qui constitue l’inconscient, plus tard dénommé le « ça » par Freud. Parfois, cette barrière saute et certains contenus destinés au départ à ne jamais accéder à notre conscience y parviennent sous la forme du lapsus, des actes manqués et surtout du rêve, chef d’œuvre du relâchement de la censure.

Une autre forme d’autocensure est présente, par exemple, dans le journalisme au nom de la « déontologie » mais cette autolimitation peut aussi être fondée sur l’intérêt comme dans le cas des régimes du « socialisme » bureaucratique de l’Est européen ou la collaboration volontaire de certains artistes et intellectuels pouvait être obtenue par un subtil mélange de flatterie, d’avantages matériels, de pressions, sans même utiliser la censure en tant que telle.

Au delà des limites que l’on s’impose, consciemment ou inconsciemment, et qui circonscrivent déjà sensiblement l’espace réel de la liberté d’expression, c’est bien entendu de l’intervention du pouvoir politique dans ce domaine qu’il convient d’abord de traiter dans le cadre de cette question. Pour s’en tenir au cas français, la Constitution n’interdit pas au législateur de limiter la liberté d’expression mais ses textes fondateurs n’en énoncent le principe qu’en précisant qu’elle ne peut s’exercer que dans certaines limites. Ainsi, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen - qui fait partie du bloc de constitutionnalité - énonce que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Une distinction est ainsi établie entre les opinions, considérées comme libres, ce qui interdit toute discrimination à raison des croyances, et leur manifestation qui ne doit pas troubler l’ordre public. Cette dernière est d’ailleurs traitée de manière plus spécifique sous le nom de liberté de communication à l’article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

Certains ont bien tenté, en 1789, de s’opposer à cette rédaction pour lui substituer l’affirmation sans restriction du principe de la liberté d’expression : Rabaut Saint-Etienne déclarait ainsi que « placer à côté de la liberté de la presse les bornes que l’on voudrait y mettre, ce serait faire une déclaration des devoirs au lieu d’une Déclaration des droits ». Ce fut, pour l’essentiel, une opposition de principe fondamentale entre, d’une part, les députés du Tiers Etat et les libéraux de la noblesse et du clergé ralliés à lui, favorables à cette liberté, et, d’autre part, les députés nostalgiques de l’Ancien régime et des pouvoirs de censure de la monarchie et de l’église. Mais Robespierre lui-même était d’avis de proclamer la liberté de la presse sans évoquer d’éventuelles limitations, quitte à renvoyer ces précisions à la Constitution, afin de bien marquer la différence du nouveau régime avec le despotisme. « Il n’y a pas de tyran sur la terre qui ne signât cet article avec la restriction que vous y mettez ! » s’exclame-t-il alors dans sa première intervention publique à l’Assemblée.

En réalité, la formulation adoptée visait à répondre à l’avance à une telle objection : plutôt que d’énoncer successivement le principe puis les limites, l’article 11 commence par expliquer le fondement (la libre communication est un des droits les plus précieux) avant de définir le contenu du principe qui en découle, à savoir la faculté de parler, écrire et d’imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté. Il en résulte que la responsabilité fait partie du principe qui fonde la liberté de s’exprimer dans certaines limites : d’une part, c’est la loi seule - et non le pouvoir exécutif - qui peut définir les abus de la liberté ; d’autre part, il ne peut y avoir de contrôle préalable1, c’est à dire de censure, ni de régime d’autorisation pour publier un livre ou un journal mais la loi doit - et devrait se borner à - organiser un régime répressif, c’est à dire la responsabilité civile ou pénale pour abus de la liberté de communication.

La Déclaration de 1789 n’est, au demeurant, guère originale dans sa conception de la liberté d’expression : déjà en 1769 Blackstone écrivait que la liberté de la presse consiste dans l’absence de limitation préalable à la publication et non dans l’immunité pour toute sanction pour des crimes par voie de presse. Elle tranche néanmoins avec l’approche anglaise et américaine d’origine, qui confère à la presse une mission quasi-publique dans le fonctionnement de la démocratie et ne reconnaît pour seule limite à la liberté d’expression que la responsabilité des citoyens. Si le premier amendement à la Constitution américaine, dans la tradition du libre examen individuel et du droit commun « common law », paraît faire de cette liberté un principe absolu (« Le Congrès ne pourra faire aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre »), la Cour suprême des Etats-Unis a toutefois écarté expressément et à maintes reprises une telle interprétation : cet amendement ne protège, en effet, ni la pornographie pédophile, ni l’obscénité, ni la diffamation, ni la calomnie, ni l’incitation et la provocation à la violence, ni la subversion (directement destinée à renverser le gouvernement), ni les actes d’espionnage, ni la publicité commerciale mensongère, etc.

L’idée selon laquelle la liberté d’expression n’est ni absolue ni illimitée est au fond reprise par tous les textes juridiques modernes : citons ainsi l’article 5 de la Loi fondamentale allemande, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme ou encore les articles 19 et 29 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948. Le principe de la liberté d’expression consiste donc non pas dans l’absence de limites mais dans l’interdiction de fixer des limites trop étroites et dans la nécessite de déterminer ces limites par la loi : la liberté doit être la règle, y compris s’agissant des idées ou informations qui peuvent heurter, choquer ou inquiéter l’Etat ou une fraction quelconque de la population ; la restriction doit être l’exception.

B - Des ingérences d’ampleur variable restreignent le champ effectif de la liberté d’expression dans les démocraties

De fait, tous les systèmes juridiques démocratiques limitent, certes plus ou moins, la liberté d’expression. Ainsi, le droit français comporte (ou a comporté) un très grand nombre de dispositions législatives qui organisent un régime répressif : lois punissant les écrits portant atteinte à un secret devant être préservé (secret professionnel ou intéressant la défense nationale), ceux qui causent un dommage à un particulier (diffamation ou injure), à une autorité officielle (outrage au chef de l’Etat ou offense à un chef d’Etat étranger) ou à l’ordre public (publication de fausses nouvelles ayant troublé la paix publique, outrage aux bonnes mœurs), écrits provoquant ou étant susceptibles d’inciter à la commission de crimes, quelquefois même lorsqu’ils ne sont pas suivis d’effet (meurtres, pillages, incendies, crimes contre la sûreté de l’Etat), incitant à admirer ces actes (apologie des crimes) ou à la haine raciale. Un système d’autorisation administrative a également été instituée, par exemple, sans le domaine de la communication audiovisuelle, avec la création du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) à qui il revient de faire respecter le pluralisme et, pour cela, de participer à des limitations de la liberté d’expression.

Le Conseil constitutionnel s’est érigé en protecteur de cette liberté et a notamment jugé, dans sa décision n° 84-181 DC « Entreprises de presse », qu’elle était « l’une des garanties essentielles des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale ». Liberté publique, la liberté d’expression constitue, avec le pluralisme des moyens d’information et d’expression, une des « conditions de la démocratie » mais n’est ni générale, ni absolue, devant se concilier avec les autres droits et principes de valeur constitutionnelle, le respect de la liberté d’autrui, les exigences du service public, la sauvegarde de l’ordre public, la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels.

Il importe de noter au passage que le Conseil constitutionnel, dans cette même décision, a posé le principe selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ». Il a ajouté qu’en définitive « l’objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire l’objet d’un marché ».

Plus largement, il faut souligner que l’affirmation de la liberté comme finalité de la politique, dans sa double dimension de protection des individus et de participation aux affaires de la cité, implique d’améliorer les conditions économiques et sociales, de développer l’éducation tout particulièrement en direction des couches les plus défavorisées afin d’accroître cette liberté. La réduction des inégalités prend ainsi tout son sens en ne s’opposant pas à la liberté mais en étant une condition nécessaire pour que celle-ci puisse devenir effective.

Il ne serait pas possible de conclure sans évoquer les débats autour de la loi sur le port de signes religieux à l’école et de la laïcité qui concernent très directement le thème de cette question : si la République tolère toutes les croyances, l’espace public – et a fortiori l’école publique - ne saurait tolérer l’expression de telle ou telle d’entre elles, sauf à remettre en cause les fondements mêmes de la cohésion nationale. L’arrêt du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 avait posé que « le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais (que) cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public. » L’application au cas par cas de cette position était problématique dans un contexte de montée des communautarismes. Le nouveau point d’équilibre créé par la loi du 15 mars 2004 tend à renforcer l’interdit qui s’attache à l’expression d’un sentiment religieux dans l’enceinte scolaire, sans pour autant aller aussi loin que le laissaient espérer les travaux préparatoires quant au respect de la laïcité dans son acception multidimensionnelle.

Retenons donc, en définitive, que le principe reconnu dans les démocraties libérales est celui d’une liberté d’expression non absolue mais limitée au nom d’autres libertés. C’est, d’une certaine façon, l’illustration de cette pensée forte de Levinas selon lequel les libertés, loin de se combattre, s’appellent et s’éveillent mutuellement. Ces limites doivent toutefois être fortement encadrées par la loi, universelle et la même pour tous, pour reprendre la formulation de Kant, afin de consolider l’assise de la démocrtie.

II. Les limitations légales de la liberté d’expression répondent à un ensemble de justifications

Les justifications apportées aux limitations de la liberté d’expression résultent nécessairement des réponses que l’on peut donner à trois questions : quels sont ses fondements, c’est à dire quelles sont les raisons pour lesquelles cette liberté est jugée particulièrement importante ? Quelle activité peut être considérée comme l’expression d’une opinion ? Quels sont les intérêts que l’expression de l’opinion peut heurter et qui méritent d’être préservés ?

A - La liberté d’expression, moyen d’épanouissement personnel ou au service d’une fin plus élevée ?

Sur le premier point, la liberté d’expression peut être vue comme un moyen d’épanouissement personnel : pour poursuivre ses fins propres et réaliser ses aspirations, l’homme doit pouvoir penser librement, donc s’informer à toutes les sources possibles et communiquer ses pensées à ses semblables. Ainsi que le clamait Robespierre, « après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l’attribut le plus frappant qui distingue l’homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l’homme à l’état social, le lien, l’âme, l’instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d’atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est susceptible ». Dés lors, le bonheur individuel devant s’effacer au profit d’autres fins, les limitations sont facilement justifiées lorsqu’elles ont pour but de préserver d’autres libertés ou valeurs individuelles ou collectives jugées plus importantes.

Mais la liberté d’expression peut aussi être perçue comme un moyen au service d’une fin plus élevée.

  • John Stuart Mill (1859) a ainsi développé avec force l’idée selon laquelle, afin d’établir la vérité, il convient d’examiner et de comparer toutes les thèses, aussi bien les mieux établies que celles qui paraissent les plus étranges, démontrant ce faisant une confiance absolue (largement excessive) dans la capacité du public à discerner les théories vraies et dans son aptitude à la rationalité : « Réduire une opinion au silence revient à voler le genre humain, la postérité aussi bien que la génération présente et ceux qui divergent de cette opinion encore plus que ceux qui la font leur. Si l’opinion est juste, ils se privent de l’occasion d’échanger l’erreur contre la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un avantage presque aussi grand : la perception plus claire et l’impression plus vive de la vérité, produite par sa collision avec l’erreur ». C’est pourtant sur le fondement d’une hypothèse contraire que la diffamation, la publicité mensongère, la publicité pour l’alcool et le tabac sont réprimées ou limitées au motif qu’elles peuvent durablement tromper le public.
  • La liberté d’expression peut également être perçue comme un élément essentiel du processus démocratique en permettant la propagande politique, le choix éclairé des représentants et le contrôle des élus. Cette conception peut être fondée sur le principe d’égalité (si tous les hommes sont égaux, ils ont un droit égal d’exprimer leurs opinions et d’entendre celles des autres) mais elle peut aussi se présenter comme une variante de la théorie de la vérité (dans une société démocratique, le peuple doit pouvoir prendre ses décisions après avoir pris connaissance de tous les arguments). Cela conduit à interdire la moindre limitation à l’expression des opinions au cours du processus démocratique, sauf celles qui seraient de nature à entraver ce processus (expression violente, injure, provocation à la haine).

B - Quelles sont les activités humaines qui expriment des idées ou des opinions ?

S’agissant de l’objet de la liberté d’expression, il importe de considérer que, si l’on peut exprimer une opinion par la parole ou l’écrit, on peut le faire aussi par des gestes (agiter un chapeau, soulever un chapeau, faire une grimace ou un bras d’honneur). La Cour suprême américaine a ainsi reconnu que le fait de brûler un drapeau n’avait pas d’autre fonction que de manifester une opinion et devait par conséquent être couvert par le principe de la liberté d’expression. Cette conception n’a pas cours en France où l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen protège seulement le fait de parler, d’écrire et d’imprimer. De même, la loi de 1881 sur la presse n’énumère que les moyens classiques de communication.

A l’inverse, certains propos font plus que communiquer une opinion et sont des actes tout court (par exemple crier « au feu » dans un théâtre bondé pour provoquer une panique), non protégés par le principe de la liberté d’expression. Ainsi, une injure raciste peut certes reposer sur une théorie raciste et consiste d’ailleurs en partie dans l’expression de cette théorie mais elle s’en distingue en ce qu’elle est proférée avec l’intention de blesser et qu’elle peut y parvenir. Elle est donc interprétée comme un acte et réprimée comme telle en raison de la relation de causalité avec d’autres actes.

C - Les droits et les intérêts qu’il convient de protéger

En ce qui concerne enfin les droits et les intérêts qu’il convient de protéger contre l’expression de certaines idées ou contre certaines formes d’expression et qui justifient, par conséquent, une limitation de la liberté, on peut songer d’abord à des droits individuels : ne pas subir d’atteinte à son intégrité physique et morale, à son honneur, à ses biens ou à ses libertés.

Dès lors qu’il est admis que l’expression d’une opinion peut constituer une faute lorsqu’elle est de nature à porter atteinte à l’un de ces droits, c’est le juge qui doit apprécier dans le cas concret si l’atteinte a bien été réalisée et la responsabilité civile du fait de l’expression d’une opinion n’est alors qu’un cas particulier de la protection des droits subjectifs. En matière pénale, en revanche, l’appréciation de l’atteinte réellement portée à des intérêts individuels est remplacée par un système de présomptions fondées sur l’idée que telle ou telle catégorie d’écrits peut provoquer telle ou telle sorte d’effets sur un destinataire idéal, l’homme raisonnable ou moyen : ainsi, le législateur suppose-t-il qu’un individu moyen souffre de l’injure (elle présente alors un caractère objectif) et que celle-ci est de nature à entraîner d’autres conduites, des actes de discrimination ou des violences physiques.

Deux exemples récents permettent d’illustrer l’actualité de cette réflexion, en soulignant aussi bien la nécessité de poser des limites que les difficultés auxquelles se heurte cet exercice.

Le premier concerne le procès intenté par Danone contre le Réseau Voltaire au motif que celui-ci contrevenait au droit des marques en détournant son logo sur son site « jeboycottedanone » qui dénonçait les licenciements spéculatifs en cours dans les usines LU ; la Cour d’appel de Paris a jugé, le 30 avril 2003, que le droit des marques ne pouvait limiter la liberté d’expression.

Le second exemple n’est autre que le débat autour du « projet de loi relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe » et de ses suites : on a bien vu, à cette occasion, toutes les dérives qui peuvent être associées à la multiplication, selon une conception juridique d’inspiration anglo-saxonne, de législations destinées à des publics spécifiques qui ne peuvent qu’être encouragés à cultiver leurs particularismes. En tout état de cause, on sent bien les risques qui sont attachés à de telles évolutions, les juges étant ainsi appelés à effectuer un travail complexe d’interprétation à partir d’éventuels présupposés ou sous-entendus qui n’excluent pas les malentendus.

Au total, il convient de considérer que l’ultralibéralisme affiché par les adversaires de toute régulation de la liberté d’expression, loin d’être l’exact opposé de la censure des tyrans, conduit à ouvrir la porte à la négation des libertés et même aux atteintes les plus graves aux droits de l’Homme. Dans ce domaine comme en d’autres, en l’absence de garde-fous, c’est bien la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. C’est donc, en priorité, sur la caractère juste, nécessaire et proportionné des limitations introduites par la loi que portent les interrogations en la matière.

Un débat est cependant ouvert concernant la liberté d’expression dans la création artistique, domaine dans lequel notre pays dispose de plus de 400 textes répressifs : on peut, en effet, soutenir qu’un personnage de roman ou de film est fictif, n’existe pas autrement que dans l’œuvre qui est toujours de l’ordre de la représentation ; c’est pourquoi l’artiste serait libre de provoquer, de déranger, voire de faire scandale par ses œuvres qui ne sauraient faire l’objet du même traitement que le discours qui argumente, qu’il soit scientifique, politique ou journalistique ; cela ne signifie pas que l’artiste ne serait pas responsable mais qu’il devrait rendre compte exclusivement au public, dans le cadre de la critique de ses œuvres, et non devant la police ou les tribunaux, au nom d’un arbitraire lié à une conception momentanée de l’ordre public, de l’ordre moral, voire de l’ordre esthétique.

Ces considérations conduisent la Ligue des droits de l’Homme - qui n’hésite d’ailleurs pas s’associer à des actions en justice visant à faire sanctionner des propos racistes librement tenus par un auteur (en l’occurrence Michel Houellebecq) dans un entretien avec un journaliste - à revendiquer l’abrogation d’un certain nombre de dispositions qui autorisent aujourd’hui une mesure d’interdiction par le ministère de l’intérieur, ainsi que l’exclusion des œuvres artistiques du champ d’application de l’arsenal de sanctions pénales concernant les contenus. Ces textes sont d’ailleurs souvent utilisés par des associations ou organisations politiques d’extrême droite pour servir leurs fins propres et récupérés par des mouvements religieux, moraux ou politiques plus alléchés parfois par l’allocation de dommages et intérêts que par un retrait ou une interdiction des oeuvres en cause.

Rappelons toutefois que la Convention européenne des droits de l’Homme (dont le respect s’impose aux Etats membres du Conseil de l’Europe, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme) autorise l’adoption par les Etats de restrictions à la liberté d’expression (y compris artistique) à condition bien entendu qu’elles soient fixées par une loi suffisamment prévisible et accessible et qu’elles répondent à l’un ou plusieurs des buts limitativement énumérés à l’article 10. Cette ingérence doit aussi revêtir un caractère de nécessité « dans une société démocratique » et répondre à un « besoin social impérieux ».

III. La révolution introduite par internet appelle une régulation internationale de la liberté d’expression

Créé par le Pentagone en 1971 puis s’organisant dans les années 1980 comme réseau universitaire, internet est devenu accessible au plus grand nombre au début des années 1990 et connaît depuis un développement considérable. Cette mutation récente s’opère de manière relativement spontanée, ce qui justifie les réflexions en cours sur sa régulation.

A - Le phénomène Internet pose des défis majeurs à nos sociétés

Comme l’a bien montré le sociologue Manuel Castells dans son ouvrage intitulé La galaxie Internet (Fayard, 2001), cela pose à nos sociétés trois défis majeurs.

  • le premier est celui de la liberté. Les réseaux d’ordinateurs instaurent la libre communication planétaire, qui devient cruciale dans tous les domaines de l’activité humaine. Mais des intérêts économiques, idéologiques et politiques sont aujourd’hui en mesure de s’approprier l’infrastructure, de filtrer l’accès et d’infléchir l’utilisation d’internet, voire de le monopoliser. A l’heure où il devient la base structurelle de notre existence, décider à qui il appartient et qui en contrôle l’accès devient donc un enjeu crucial de la lutte pour la liberté.
  • le deuxième, c’est celui de l’exclusion. Dans une économie mondialisée et une société en réseaux où pratiquement tout ce qui compte dépend d’internet, ne pas être connecté, c’est être condamné à la marginalité ou contraint à recourir à une toute autre logique pour réintégrer le centre. Cette exclusion peut avoir plusieurs causes : manque d’infrastructure technologique, obstacles économiques ou institutionnels entravant l’accès au réseau, niveau d’instruction et de culture insuffisant pour utiliser internet à ses propres fins, désavantage dans la production des contenus communiqués sur internet. Cumulés, ces mécanismes divisent les habitants de la planète non plus selon la ligne de faille Nord-Sud mais en « connectés » et « non connectés » aux réseaux planétaires de production de la valeur, dont les nœuds sont inégalement distribués de par le monde.
  • le troisième défi majeur, c’est l’éducation. Il faut parvenir à équiper chacun de nous (et d’abord chaque enfant) de la capacité intellectuelle d’apprendre à apprendre tout au long de la vie, à chercher puis à traiter de l’information mise en mémoire sous forme numérique, et à produire du savoir utile à l’objectif que l’on se fixe.

Internet est bien « révolutionnaire » dans la mesure où il abolit le temps et l’espace, conférant à chaque internaute le don d’ubiquité. En projection vers le futur, il semble riche de promesses : sur la toile, chacun est libre d’agir comme un transmetteur ou récepteur, comme un auteur et un émetteur, vers une audience sans frontières. L’internaute peut adresser au monde entier des messages relevant de sa seule responsabilité individuelle. Il peut accéder au savoir, au savoir-faire et au faire-savoir d’autres individus sur le net, discuter, vendre, communiquer en quelque point de la planète, bénéficier de nouvelles formes d’interactions individuelles aussi bien que collectives et de nouvelles possibilités de création et d’expression, dans un dialogue permanent des cultures. La structure égalitaire et décentralisée d’internet s’est vite transformée en métaphore d’une société idéale sans contrôle, sans hiérarchie et sans intermédiaire.

Ce nouvel espace ouvre donc d’immenses possibilités quant à la circulation de l’information, à la diffusion du savoir, à la communication entre les personnes et à la mobilisation citoyennes (locales, nationales et internationales), dans le cadre d’un véritable espace public de discussion à l’échelle de la planète, qui sont autant d’armes contre tous les pouvoirs arbitraires. Moyen formidable pour déjouer les censures, il permet aussi de contourner le pouvoir de l’argent puisque ses coûts de diffusion d’informations ou d’opinions sont sans commune mesure avec ceux des autres médias existants.

Ces promesses ne sont toutefois encore largement que potentielles. Il est, en effet, nécessaire de faire disparaître certaines barrières à la liberté d’expression dues principalement aux disparités économiques et sociales.

  • La fracture numérique est une réalité puisque 88 % des utilisateurs d’internet ne représentent que 15 % de la population mondiale, le droit d’accès étant de 1 pour 3 en Europe contre 1 pour 25 000 dans certains pays d’Afrique, continent qui ne compte que 1 % d’internautes. Seulement 5 % du contenu du web est d’origine asiatique alors que l’Asie représente la moitié du monde. L’obtention d’un ordinateur et d’un modem correspond à 2 ans de salaire dans le Sud et 6 semaines dans le Nord, ce qui explique que le nombre d’ordinateurs personnels pour 1 000 habitants varie de 1 au Burkina Faso à 27 en Afrique du Sud, 38 au Chili, 172 à Singapour et 348 en Suisse. Il convient donc de lutter contre l’exclusion de cultures et de groupes sociaux entiers qui résulte de cette fracture, y compris au sein même des pays développés où la coupure entre les élites et les groupes sociaux défavorisés est très nette.
  • Corollaire, la diversité linguistique est encore très faible sur internet. Le nombre limité de langues présentes sur internet, avec une prépondérance écrasante de l’anglais (plus de 50 % du contenu), constitue sans doute une des principales barrières à l’accès à ce moyen d’expression pour la majeure partie de la population mondiale. Les contenus mais aussi les applications, les manuels de formation sont loin d’être disponibles dans les langues des utilisateurs ;
  • La clé de voûte est certainement la capacité d’accès à l’information et il est notamment essentiel d’obtenir la formation requise pour apprendre à utiliser cet outil, ce qui est évidemment loin d’être le cas.

Il convient donc de ne pas oublier que, pour l’heure, l’ensemble des questionnements auxquels nous nous livrons demeure un luxe que seuls peuvent se poser les 3 % de privilégiés de la planète qui ont accès au réseau. Si rien n’est fait, il ne fait guère de doute que la révolution technologique et informationnelle actuelle exclura largement l’immense majorité de la population mondiale.

Quoi qu’il en soit, les promesses que renferme cet outil – qui n’est qu’un moyen et non l’alpha et l’oméga du débat démocratique - créent aussi de nouveaux risques de manipulation et se doublent de nuisances puisqu’il arrive que ce moyen de communication soit détourné de ses finalités à cause d’une minorité de personnes qui l’utilisent à des fins peu louables. Traversant les frontières comme les limites des aires linguistiques, il devient alors le vecteur d’idées perverses (négationnisme, pédophilie, …), de terrorisme, de viols de la vie privée ou d’atteinte à la propriété intellectuelle. On peut aussi y trouver des informations potentiellement dangereuses telles que le « big book of mischief, a terrorist handbook » qui a inspiré une attaque à la bombe en Belgique, la fabrication de drogues ou des conseils et instructions pour commettre des délits. Mais le réseau est vécu comme un espace nouveau de liberté d’expression et d’échange où toute velléité d’intervention des Etats est souvent regardée avec méfiance. La tentation est grande de récuser les règles existantes qui n’auraient pas vocation à s’appliquer dans le cyberespace.

B - Les conditions d’exercice de la liberté d’expression doivent être repensées en dépassant le cadre purement national

Cela signifie que, si sur le net le régime qui prévaut est bien la liberté d’expression, il semble nécessaire d’en repenser les conditions d’exercice. La rapidité du développement des techniques ne doit pas dispenser de la nécessaire réflexion éthique, économique et politique sur les règles qui doivent y régner. Or, précisément, comment adopter des notions techniques et juridiques mondiales de moralité publique, de respect des droits de la personne et de la dignité humaine dans cet univers par excellence transnational qui efface l’idée de territoire et fait s’entrechoquer des conceptions nationales parfois très différentes, voire contradictoires ?

De fait, se développant et évoluant de façon autonome, internet en tant que réseau n’est géré par aucun organisme doté d’un quelconque pouvoir réglementaire. Même si, comme l’a rappelé le Conseil d’Etat pour le cas français, l’ensemble de la législation existante s’applique aux acteurs d’internet9, il échappe largement, dans son fonctionnement quotidien, à la souveraineté des Etats. Ceux-ci ont certes tenté de mettre en place des réglementations spécifiques mais ces efforts se sont heurtés aux impossibilités techniques de contrôle, aux sensibilités, contextes et considérations éthiques et juridiques antagonistes par rapport à la liberté d’expression : comment agir contre l’internaute qui peut ouvrir et fermer son site à partir de n’importe quel lieu du globe ? Comment réprimer ce qui est illicite ici et légal ailleurs ? L’auteur d’un site ou d’un message litigieux peut disparaître sous l’anonymat et le rôle du fournisseur d’accès ou de l’hébergeur être plus ou moins intense, pouvant aller de celui de simple intermédiaire technique à celui d’éditeur ou de complice.

En tout état de cause, certaines démocraties occidentales ont donné, après le 11 septembre 2001, le mauvais exemple en adoptant, de manière désordonnée, une panoplie de mesures (Patriot Act aux Etats-Unis suivi de la loi sur la sécurité quotidienne en France) destinées à censurer ou à encadrer étroitement la liberté d’expression (surveillance des connexions, dispositifs d’espionnage des messages et de filtrage des sites pornographiques, pédophiles ou diffusant des discours terroristes anti-occidentaux). On assiste depuis à un contrôle drastique des mails et des pages personnelles de nombreux citoyens sous couvert de lutte contre le terrorisme. Il est vrai que les échanges de messages électroniques entre les terroristes dans les jours qui ont précédé les attentats ont frappé les esprits. En France même, la loi sur l’économie numérique qui a été invalidée sur certains points par le Conseil constitutionnel prévoyait l’imprescriptibilité des délits de presse sur le web. C’est cette loi – adoptée en parallèle avec la réforme de la loi informatique et liberté, qui se traduit par une certaine régression des pouvoirs de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) quant à la protection de la vie privée - qui a posé le principe de la responsabilité pénale des hébergeurs de sites, sous réserve d’une notification judiciaire du caractère illicite d’un contenu ou que la page web soit « manifestement illicite ». Cela signifie que des prestataires techniques pourraient être amenés à censurer abusivement des contenus hébergés par peur de poursuites. Pourtant, il est clair que l’Etat ne peut valablement déléguer de fait à des entreprises privées, derrière lesquelles se trouvent des lobbies, un tel pouvoir de décision en les laissant juges de ce qui est bien ou mal. Cela remet en cause le principe fondamental de la liberté d’expression qu’est la responsabilité des auteurs (si je cause un préjudice, je répare).

S’il convient donc de se montrer particulièrement vigilant face aux menaces que font peser sur les libertés certaines dispositions, souvent présentées à l’origine comme provisoires mais qui ont parfois été encore renforcées, on est toutefois encore loin des violations caractérisées des droits de la personne constatées dans certains pays (obligation d’obtenir un permis ou le soutien d’un parti politique pour créer un site web comme à Cuba ou en Corée du Nord, emprisonnement pour utilisation d’internet (Asie), fermeture de cafés internet (Chine)) qui ont profité de cette priorité accordée à la lutte contre le terrorisme pour accroître leur emprise sur le réseau. Dans un rapport intitulé « Internet sous surveillance », Reporters sans frontières a dressé une liste de 75 cyberdissidents, victimes de la liberté d’expression sur le web. C’est en Chine - deuxième pays au monde en nombre d’internautes, soit 80 millions d’utilisateurs - que la répression est la plus forte avec 63 personnes emprisonnées, purgeant des peines allant jusqu’à 15 ans pour s’être exprimées sur des sites ou des forums de discussion.

Les méthodes de repérage sont désormais connues : les cyberpolices des Etats totalitaires se dotent de logiciels qui permettent de lire les mails et de repérer les mots clés qui sont identifiés comme étant contre-révolutionnaires ou susceptibles de porter atteinte à la sûreté de l’Etat. Parallèlement, les contenus subversifs sont bloqués par des systèmes de filtres, rendant ainsi inaccessibles des milliers de publications en ligne. Mais il faut savoir que Yahoo a accepté de censurer elle-même la version chinoise de son moteur de recherche et de contrôler ses forums de discussions et que c’est Cisco System, autre entreprise américaine, qui fournit aux autorités de Pekin le matériel pour intercepter les informations circulant sur la toile.

Naturellement, les internautes sont en permanence à la recherche des moyens de déjouer la censure : ils débusquent des proies (relais sur le web qui permettent d’accéder aux sites bloqués), utilisent des logiciels pour se rendre invisibles de la cyberpolice et tentent de protéger la confidentialité de leurs courriers électroniques. Ils sont souvent aidés par des parents ou des compatriotes vivant à l’étranger qui forment le réseau d’entraide le plus sûr et le plus efficace. Ils bénéficient enfin du soutien d’organisations internationales qui leur fournissent même des technologies pour contourner les filtres gouvernementaux. Mais il est de plus en plus difficile pour les internautes chinois de lutter contre les systèmes mis en place par le gouvernement avec le soutien des entreprises américaines pour étouffer la toile.

C - La France et l’Europe doivent peser en faveur d’une liberté d’expression plus étendue mais mieux régulée au plan international

Dans ce contexte, le débat sur la régulation fait renaître l’opposition ancienne entre les partisans d’une liberté absolue et ceux d’une liberté encadrée. Pourtant, comme dans les autres domaines mais en considérant aussi le fait qu’internet est un espace à la fois ouvert à tous et qui favorise l’anonymat, il apparaît légitime et même souhaitable que des mesures soient prises pour restreindre l’accès à certains contenus préjudiciables tels que les contenus violents, racistes, en vue d’assurer la protection des mineurs (pédophilie) ou de protéger certains intérêts publics comme le respect de la vie privée et la sanction de la diffamation, la santé publique, la sécurité nationale et l’intégrité territoriale ou l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

Rejetant aussi bien le modèle de la régulation purement étatique, jugée impossible compte tenu de l’extraterritorialité du réseau, de la diversité sectorielle des contenus et du rythme de son évolution, que celui de l’autorégulation, qui manque de légitimité démocratique et rend difficile la gestion des conflits d’intérêts vis à vis des enjeux commerciaux, la France (suivie par d’autres pays européens notamment) a retenu le principe de la co-régulation en mai 2001 en créant le « forum des droits sur internet », organisme indépendant constituant une plateforme neutre de rencontre et de dialogue entre les acteurs visant à faire émerger des solutions adéquates. Reste à aller plus loin à travers de nouvelles formes de coopération internationale comme le Sommet mondial sur la société de l’information, organisé sous l’égide des Nations Unies, en fournit l’esquisse.

A l’occasion de la première étape, en décembre 2003 (Genève), les participants ont notamment réaffirmé que « tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen que ce soit. La communication est un processus social fondamental, un besoin essentiel de l’être humain et la base de toute organisation sociale. Elle est le pivot de la société de l’information. Toute personne, où que ce soit, devrait avoir la possibilité de participer à la société de l’information et nul ne devrait être privé des avantages qu’elle offre ». Ils ont aussi souligné la nécessité de préserver la diversité linguistique et culturelle des contenus et de respecter une certaine éthique : la liberté, l’égalité, la solidarité, la tolérance, le partage des responsabilités, le respect de la nature ; la justice, la dignité et la valeur de la personne humaine ; les droits de l’Homme et les libertés fondamentales d’autrui (vie privée, liberté d’opinion, de conscience, de religion).

Les 175 pays représentés se sont notamment entendus sur un Plan d’action qui se fixe pour objectif l’accès de la moitié des habitants de la planète aux nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’échéance de 2015, sans toutefois s’engager sur les moyens d’y parvenir. Ils ont néanmoins invité tous les acteurs de la société de l’information à « prendre les mesures appropriées, notamment préventives, déterminées par la loi, pour empêcher les utilisations abusives des TIC, par exemple les actes délictueux dictés par le racisme, la discrimination raciale et la xénophobie, ainsi que l’intolérance, la haine et la violence qui en résultent, de même que toutes les formes de maltraitance des enfants, en particulier la pédophilie et la pornographie infantile, ainsi que la traite et l’exploitation des êtres humains ».La deuxième phase, qui se tiendra à Tunis du 16 au 18 novembre 2005, doit être l’occasion de progresser dans la recherche d’une régulation mondiale de la liberté d’expression échappant aux seuls grands groupes de télécommunication et fondée sur le respect de principes fondamentaux définis en commun, sur la base des normes internationales relatives aux droits de l’Homme. A cet égard, le choix de la Tunisie, un des régimes les plus répressifs à l’encontre des internautes, ne laisse pas d’inquiéter quant aux résultats à attendre de ce Sommet qui ne constituera sans doute qu’une étape dans un processus nécessairement tortueux.

En tout état de cause, nous avons juste le temps de faire entendre la voix des hommes libres, celle des francs-maçons, en faveur de la recherche de solutions équilibrées conformes aux principes internationalement reconnus. Notre pays peut y contribuer à travers notamment l’adoption d’une législation européenne susceptible d’être transposée dans une convention internationale qui, partout dans le monde, consacre la liberté d’expression sur internet, bien public mondial, indépendamment des pressions financières, tout en prohibant les abus et en prévoyant un arsenal de sanctions. Avec le programme « safer internet plus », lancé en mars 2004, l’Union européenne a décidé de passer à la vitesse supérieure dans sa lutte contre la pornographie enfantine, le racisme et les communications commerciales non sollicitées (spams). Elle doit désormais peser en faveur de la liberté la plus étendue possible sur la toile mais respectueuse d’un certain nombre de « bonnes pratiques » dont la diffusion auprès de l’ensemble des acteurs constituerait le premier stade d’une codification internationale. Au delà, l’organisation de la gouvernance d’internet passe, en particulier, par une réforme de l’ICANN15, la régulation du réseau ne pouvant dépendre ni d’un seul Etat, ni d’une entreprise privée, et la recherche d’un équilibre entre protection de la propriété intellectuelle et encouragement à l’innovation, avec en filigrane le débat entre logiciels propriétaires et logiciels libres.

Le Sommet mondial devrait aussi être l’occasion d’examiner positivement, avec le soutien actif de l’Union européenne, la proposition du président Wade du Sénégal de créer un fonds de solidarité numérique, alimenté par exemple par un prélèvement de un dollar par ordinateur ou logiciel vendu ou de 1 % sur chaque communication téléphonique, et pouvant être abondé librement par les différents acteurs (entreprises, gouvernements, collectivités locales ou associations,…) afin de réduire la fracture entre le Nord et le Sud en la matière. La liberté d’expression n’a en effet de chance d’être effective sur internet que si l’accès à cet outil se démocratise en profondeur, si les cultures du monde y sont présentes le plus également possible, dans un dialogue fécond, c’est à dire au fond si le développement économique et le progrès social accompagnent et rendent possible cet idéal toujours à conquérir qu’est le respect des droits de l’Homme.

A la question « y a-t-il une limite à la liberté d’expression ? », il n’y a donc pas d’équivoque possible, la réponse est nécessairement « oui ». Toutefois, dans une démocratie, cette limite doit être proportionnée aux dangers qu’elle est censée combattre, c’est à dire l’atteinte à d’autres libertés, et strictement encadrée. Cela suppose une vigilance de chaque instant contre un ordre moral qui revient sans cesse, contre un ordre économique toujours plus puissant et contre toutes les conceptions de cette liberté qui ne peuvent conduire qu’à la détruire, tant il est vrai que la conquête de la liberté, comme celle de la démocratie - et le travail maçonnique - n’est jamais achevée. Cela tient notamment à la densité des règles qui enserrent l’activité des individus dans tous les domaines, qui ne fait à beaucoup d’égards qu’exprimer les contraintes du « vivre ensemble » et refléter la complexité des mécanismes de solidarité à l’œuvre dans nos sociétés. Au delà, cela tient aussi à la nécessité ressentie de préserver les fondements immatériels du lien social et l’interdiction qui en découle de transgresser certaines valeurs. Ces limites sont donc toujours contingentes, relatives, fonctions de l’histoire et de la culture singulières de chaque pays et notamment de ce qui constitue son inconscient collectif, au contenu et aux contours évolutifs.

Cette tension entre la liberté d’expression et son contrôle s’opère aujourd’hui dans un contexte radicalement nouveau depuis l’éclosion d’internet qui fait disparaître les frontières et situe clairement le niveau pertinent du débat au plan international (même si l’échelon national n’est pas totalement démuni, on l’a vu, de moyens d’action). La solution se situe, à l’évidence, dans la promotion d’une coopération internationale s’appuyant sur les valeurs de tolérance – principe sur lequel repose précisément la coexistence des libertés -, de respect des droits de l’Homme et de dignité humaine qui sont le fondement-même des sociétés démocratiques. Vaste programme sans doute ! Mais quel plus beau combat pour les francs-maçons ?

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