Remise des Prix le 9 novembre 2022 à la Mairie de Paris

VIDEO Prix de la Laïcité 2022. Etienne Klein : « Les connaissances, notamment scientifiques, doivent pouvoir circuler à l’air libre » (Prix de la Laïcité, 9 nov. 22)

Etienne Klein, physicien, philosophe des sciences, Prix Science et laïcité 2022. 17 novembre 2022

Lorsque j’ai appris, par un coup de téléphone, que le Prix de la laïcité 2022 me serait décerné dans la catégorie « Sciences », je me suis senti très honoré, bien sûr, mais également très surpris. Si je suis profondément attaché à la laïcité, je n’ai jamais eu l’impression de militer explicitement pour elle, ni par mes livres ni par mes prises de parole ici ou là, sauf peut-être de façon exceptionnelle lors de certains cours où je dus remettre certaines choses à leur place. Je me suis donc demandé si ce prix n’allait pas être remis à une espèce d’imposteur, mais sans que cette impression désagréable m’empêchât de remercier très chaleureusement le jury dans mon for intérieur.

Ce sentiment désagréable s’est d’ailleurs légèrement estompé lorsque me sont revenues en mémoire les premières phrases du discours du 4 septembre 1958 par lequel le Général de Gaulle présentait la constitution de la Cinquième République : « C’est en un temps où il lui fallait se réformer ou se briser que notre peuple, pour la première fois, recourut à la République ». Il invitait ensuite le peuple à faire de la République un bien commun, à s’en faire un bien commun. Il la définissait ainsi : « La République est la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté et l’espérance de la justice ». Elle est aussi, disait-il, un « milieu commun ». Mais ce milieu commun n’est pas au milieu, il ne sépare pas : il est ambiant, ce qui est le propre d’un milieu. Et il n’est pas commun au sens de « ordinaire » : il est plutôt « transcendant », comme dirait sans doute Régis Debray, avec qui je partage l’idée que la République réclame à tout le moins une sorte d’élévation collective.

Je n’ai évidemment pas les compétences qui me permettraient d’énoncer tout ce qu’implique la notion de République dès lors qu’on la considère comme bien commun. Mais il me semble qu’il y a notamment cette exigence : au sein de la République, les connaissances, notamment scientifiques, doivent pouvoir circuler à l’air libre, se répandre et s’enseigner sans rencontrer trop d’obstacles, que ceux-ci soient politiques, philosophiques ou religieux.

J’y vois une affaire de cohérence : les connaissances ont quelque chose de républicain au sens où elles sont « affaire publique ». La république, à défaut d’être elle-même savante, accorde en effet à la connaissance une valeur propre, une valeur spécifique, une valeur qu’elle possède du seul fait qu’elle est une connaissance, même si elle n’a a priori pas d’applications pratiques. À ce titre, toute connaissance doit pouvoir être connue de tous, au moins en principe : ni le théorème de Pythagore, ni le second principe de la thermodynamique, ni la formule E = mc2 n’appartiennent à quelqu’un en particulier. L’idée de république et la notion de connaissance me semblent donc intriquées par nature, comme si l’une et l’autre tangentaient l’idéal d’universalité. Leur lien se trouve de surcroît renforcé par ce que Henri Bergson appelait la « politesse de l’esprit », cette sorte de souplesse intellectuelle qui rapproche les hommes et leur permet de s’épanouir en un monde commun et solidaire :

La politesse sous toutes ses formes, politesse de l’esprit, politesse des manières et politesse du cœur, nous introduit dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences et l’égalité un partage équitable de la considération.

Mais il y a un problème : la science n’est pas facile à partager. De multiples causes, certainement toutes fondées, sont régulièrement avancées pour expliquer cette situation. J’en ajouterai une : aujourd’hui, à force de fabriquer de la fugacité, puis de la renouveler sans cesse, à force de promouvoir la vétille comme épopée du genre humain, les formes modernes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l’insignifiance. Dès lors, tout travail de discernement, de clarification, de transmission de ce qui est complexe, relève quasiment de l’héroïsme. En effet, « aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication », disait déjà Théodor Adorno.

Je pratique assidûment la vulgarisation, comme beaucoup d’autres scientifiques. À première vue, cette entreprise remporte un franc succès. Vous écrivez des livres ? Ils sont lus, du moins par certains. Vous donnez des conférences ? Des gens s’y rendent et vous posent des questions pertinentes, qui démontrent que des messages sont bel et bien passés.

Mais si l’on fait les comptes, on réalise que le constat de ce succès est très fortement biaisé par l’oubli d’un truisme : la vulgarisation scientifique n’intéresse a priori que les personnes qui s’intéressent à la… vulgarisation scientifique ! C’est-à-dire finalement très peu de gens. La plus grande partie de la population, le « grand public », n’a guère de contacts directs avec de véritables contenus scientifiques, qu’il s’agisse de résultats, de démonstrations ou d’expériences. Il s’abreuve à d’autres sources. À cela s’ajoute un autre biais comparable au célèbre « biais du survivant » : ne viennent écouter des scientifiques que ceux qui n’ont pas été trop traumatisés par l’enseignement des sciences à l’école. Mine de rien, il s’agit d’un biais colossal. Bien sûr, on ne saurait défendre une conception scolaire de la démocratie : un citoyen qui se proclame indifférent aux sciences n’est pas un moins bon citoyen qu’un autre qui s’y intéresse, mais on doit tout de même tenter de garantir une égalité des accès à la connaissance.

Nous ne sommes guère aidés en cela par le fait que l’un des espoirs des philosophes des Lumières a été cruellement déçu. Si, au moment de concevoir leur Encyclopédie, Diderot ou d’Alembert ont choisi d’y insérer de très nombreuses planches et illustrations expliquant en détail le fonctionnement d’une multitude d’objets techniques, c’est en vertu d’un principe qui leur semblait aller de soi : la technique, en devenant visible, familière, serait implicitement vectrice de connaissances scientifiques ; plus nous nous frotterons à elle dans la vie quotidienne, pensaient-ils, mieux nous connaîtrons et comprendrons les principes scientifiques qui l’ont rendue possible.

Certes, il y eut sans doute une époque où les hommes cultivés pouvaient comprendre tous les outils et toutes les machines qui les entouraient, mais les Encyclopédistes n’avaient pas anticipé une autre réalité qui, au fil du temps, allait peu à peu s’imposer : plus un objet technologique est complexe, plus son usage tend à se simplifier. Ainsi, presqu’aucun d’entre nous ne saurait dire comment fonctionnent un ordinateur ou un téléphone portable, ce qui ne nous empêche nullement de nous en servir sans avoir besoin de consulter la moindre notice et sans que notre crasse ignorance nous fasse trembler d’angoisse. Ainsi certains objets techniques, à la fois familiers et extraordinairement complexes, en viennent-ils à masquer ou à marginaliser les connaissances scientifiques dont ils sont pourtant les conséquences. Ces dernières sont alors perçues comme pratiquement inutiles - inutiles en pratique -, donc inutiles tout court.

C’est pourquoi il devient urgent de nous inspirer de la vivacité d’esprit d’un Michel Serres, aussi bien pour l’éducation des plus jeunes que pour la diffusion des connaissances au sein de la société. Pour avoir assidûment étudié les questions scientifiques, lui était bien conscient qu’il y a un véritable « érotisme des problèmes » qui crée une véritable fête de l’esprit par l’association jouissive de réflexions, de connaissances, d’émotions, de récits, d’idées de génies...

Si l’on veut donner le goût des sciences, ne convient-il pas de commencer par donner du goût aux sciences ? Par exemple en prenant le temps d’expliquer – et pourquoi pas avec malice ? – les véritables histoires des découvertes plutôt que les vulgates plates qui les résument et souvent les trahissent. Comment, au cours de l’histoire des idées, une connaissance scientifique est-elle devenue une connaissance digne de ce nom ? La Terre est ronde, Soit. L’atome existe, c’est entendu. Les espèces vivantes évoluent, c’est bien certain. Mais grâce à quels arguments, observations, raisonnements, expériences, errances, les humains ont-ils fini par le savoir ? Sur quoi portaient les controverses qui, un temps, ont divisé leurs avis ? Et qu’est-ce qui a mis fin aux débats ?

Je ne laisserai personne dire qu’une telle démarche, qui est nature intellectuelle mais aussi politique, serait désespérée. D’autant que le prix qui m’est remis aujourd’hui va me donner la force de la poursuivre longtemps. Et j’en remercie le jury d’autant plus vivement, ainsi que mes éditrices et éditeurs, et la directrice de France culture, grâce à qui je peux augmenter considérablement la portée de mes messages.



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