Revue de presse

"Trente cinq ans de controverses sur la laïcité scolaire" (Le Monde, 9 mars 24)

(Le Monde, 9 mars 24) 10 mars 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"ENQUÊTE L’interdiction des signes religieux ostensibles au sein de l’école publique, actée par la loi du 15 mars 2004, a déchiré le monde politique et intellectuel dès les premières affaires de « foulards islamiques ». Son principe et ses modalités continuent de susciter de profondes divisions.

Par Luc Cédelle

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Lire "Laïcité à l’école : du « foulard » de 1989 aux abayas d’aujourd’hui, trente-cinq ans de controverses".

Ecole et laïcité. Un sujet qui ne quitte jamais totalement l’actualité, parfois en bruit de fond, parfois au plus haut de l’émotion collective. Un sujet qui met en jeu des passions renvoyant à ce que chacun considère comme essentiel dans son idée de l’école, et plus largement de la vie en société.

Ce sujet suscite de fortes paroles politiques. « Notre école est testée » et « nous allons faire bloc », assurait, le 24 août 2023, Gabriel Attal en amont de son unique rentrée de ministre de l’éducation. Il annonçait ce jour-là l’interdiction pour les collégiennes et lycéennes de porter des abayas, ces tuniques longues traditionnelles du Moyen-Orient considérées par les autorités scolaires comme des signes religieux.

Un an plus tôt, le précédent ministre, Pap Ndiaye, avait déjà abordé ce thème qui, selon les chiffres officiels, concerne chaque mois quelques centaines de jeunes filles, sur 4,6 millions d’élèves du second degré public. Mais là où il s’inscrivait encore dans la recherche de solutions au cas par cas, son successeur tranchait en faveur d’une interdiction réaffirmée « d’en haut » permettant aux chefs d’établissement de ne pas être surexposés sur ces questions. Le niveau affiché de fermeté et surtout l’ampleur de la stratégie de communication mise en œuvre ont fait la différence pour Gabriel Attal.

La notion d’« atteinte à la laïcité », dans le cadre scolaire public, ne vise en elle-même aucune religion en particulier, toutes étant susceptibles, à un moment ou un autre, d’entrer en conflit avec les normes de l’école. Dans les faits, la majorité des cas ayant un écho médiatique sont liés à des revendications avancées au nom de la religion musulmane.

Polémique nationale
Cette histoire a connu son moment inaugural à la rentrée 1989. En septembre, au collège Gabriel-Havez de Creil (Oise), trois collégiennes – deux sœurs, Fatima, Leila, et leur amie Samira – refusent d’enlever leur « foulard » en invoquant des motifs religieux. L’affaire, révélée le 3 octobre par Le Courrier picard, est vite reprise dans la presse nationale. « Rarement un conflit scolaire local avait obtenu, dans l’histoire française contemporaine, une telle ampleur médiatique, politique et sociale », rappelle le chercheur Ismail Ferhat, professeur à l’université Paris-Nanterre, qui a coordonné le livre collectif Les Foulards de la discorde (L’Aube, 2019).

En quelques jours, l’affaire devient une polémique nationale qui, des mois durant, va résonner dans l’opinion et fracturer le monde politique et intellectuel. L’événement met au jour une évolution qui couvait depuis plusieurs années dans une société française très sécularisée : l’émergence d’une revendication de visibilité de la part de musulmans pratiquants. Auparavant, même si la dénonciation de « l’intégrisme islamique » était déjà un lieu commun des débats publics, le thème de la laïcité scolaire renvoyait surtout à l’opposition traditionnelle entre la gauche laïque militante, hostile à l’école privée, et la droite, alliée au monde catholique. En 1984, cette dernière s’était massivement mobilisée avec succès pour la défense de « l’école libre ».

L’affaire de Creil va changer la donne, en consacrant dans la conscience collective un lien quasi automatique – qu’on le déplore ou non – entre les sujets « laïcité » et « islam ». Elle éclate, du point de vue de l’opinion publique, sur un terrain rendu sensible par le souvenir encore vif d’une série d’épisodes terroristes ayant frappé la France depuis le début de la décennie 1980. Une sensibilité renforcée par l’onde de choc mondiale de la fatwa lancée quelques mois auparavant, en février 1989, par l’ayatollah Khomeyni, appelant au meurtre de l’écrivain américano-britannique Salman Rushdie. A l’appel d’associations musulmanes intégristes, un rassemblement place de la République, à Paris, de quelques centaines de manifestants pro-fatwa avait alors choqué.

Soupçon de militantisme islamiste
Le 22 octobre, cette fois en soutien aux trois collégiennes, une manifestation rassemble un millier de personnes dont, aux premiers rangs, beaucoup de jeunes femmes voilées. Malgré l’absence de lien direct avec la fatwa contre l’auteur des Versets sataniques, cela déclenche dans les médias de toutes tendances une explosion éditoriale sur le « foulard islamique », le « voile coranique » ou le « tchador ». A l’orée de la décennie 1990, le voile musulman, particulièrement chez les jeunes femmes françaises d’origine maghrébine, n’est pas encore banalisé ni diversifié, voire absorbé par la mode comme il peut l’être aujourd’hui. Son port en public par une frange de jeunes filles, minoritaires dans leur propre milieu, fait forte impression et nourrit le soupçon appuyé de militantisme islamiste téléguidé par des adultes.

« Il faudra attendre quelques années pour qu’émerge une connaissance plus solide de la complexité et surtout de la diversité du sens que revêt le port du voile pour les jeunes filles qui l’arborent », remarque aujourd’hui le sociologue Michel Wieviorka, qui fait référence à l’enquête de ses collègues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar dans leur ouvrage Le Foulard et la République (La Découverte, 1995).

Partis, gouvernants, élus, responsables associatifs représentants de tous les courants de pensée… chacun, par l’ampleur que revêt l’affaire, est tenu de prendre position. Très vite, dans l’univers politique et intellectuel, l’affaire provoque une déchirure entre des conceptions radicalement opposées : d’un côté, schématiquement, les défenseurs d’une laïcité se voulant tolérante, acceptant certains accommodements avec les affirmations religieuses ; de l’autre, les tenants d’une laïcité intransigeante, décrivant tout compromis, même de détail, comme un abandon.

Bien entendu, un nuancier de positions intermédiaires existe entre les deux, mais c’est la polarisation qui l’emporte. « L’affaire de Creil, analyse Ismail Ferhat, fonctionne comme une coupe géologique instantanée, révélant des fissures et une sédimentation de tendances jusqu’alors peu visibles au sein de la nation. Et les partis politiques, plutôt que d’être des modérateurs du débat, ont été eux-mêmes traversés de contradictions et d’ambivalences. »

C’est le cas pour la gauche mais également, bien que de façon moindre, pour le centre, la droite et l’extrême droite. « Il s’est dessiné un clivage inédit, s’insinuant parfois même au sein des familles », note Michel Wieviorka. Quant aux milieux religieux catholiques, protestants et juifs, ils balancent entre la crainte de l’islamisme et la défense du respect envers toute religion, non sans avoir à l’esprit qu’un regain d’intransigeance laïque pourrait aussi s’exercer à leur détriment.

Flou inévitable sur le terrain
A l’automne 1989, le pouvoir politique est socialiste. Le président François Mitterrand a entamé son second septennat, le premier ministre est Michel Rocard et le ministre de l’éducation, Lionel Jospin. Confronté à l’affaire, ce dernier se prononce contre l’exclusion des jeunes filles concernées – celles de Creil ou d’autres – tout en maintenant le dialogue pour tenter de les faire renoncer à leur voile. « L’école ne peut exclure car elle est faite pour accueillir », explique-t-il à l’Assemblée nationale lors des questions d’actualité.

Validé par l’Elysée et Matignon, ce choix, qui se traduit sur le terrain par un flou inévitable, divise profondément les socialistes entre « tolérants » et « intransigeants », les deux s’accordant néanmoins pour considérer le voile comme un symbole d’oppression des femmes.

Début novembre, Le Nouvel Observateur publie une tribune mémorable où cinq figures de la vie intellectuelle (Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler) s’insurgent contre ce « Munich de l’école républicaine ». A l’opposé, dans Le Monde du 10 novembre, le président de SOS Racisme, Harlem Désir, récuse la tentation de « chasser les jeunes filles au foulard de l’école publique » et préfère placer la « frontière de la laïcité » sur les programmes scolaires « dont l’Etat est seul maître, sans discussion ni concession possible ».

Pris dans ces feux croisés, Lionel Jospin saisit le Conseil d’Etat. Dans un avis du 27 novembre, celui-ci estime que le port de signes religieux par les élèves « n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité »… sous réserve qu’il n’ait pas un « caractère ostentatoire ou revendicatif », qu’il ne constitue pas « un acte de pression, de provocation, de prosélytisme » et qu’il ne trouble pas le fonctionnement de l’établissement. L’avis souligne qu’il « appartient aux autorités détentrices du pouvoir disciplinaire » (donc aux chefs d’établissement) d’apprécier si de telles conditions sont réunies.

Ces principes seront repris par une circulaire ministérielle du 12 décembre qui laisse les chefs d’établissement et les équipes pédagogiques en manque de repères fermes. Auparavant, le 28 novembre, un meeting « Pour la défense de la laïcité. Pour la dignité des femmes » se tient à Paris à l’appel de l’avocate et militante féministe Gisèle Halimi, qui vient de claquer la porte de SOS Racisme. La metteuse en scène Ariane Mnouchkine, l’historien Pierre Vidal-Naquet et le philosophe Alain Finkielkraut, dont l’image est alors celle d’une personnalité de gauche, sont parmi les participants.

Un raidissement s’installe
A la polémique succède, les années suivantes, une période intermédiaire pendant laquelle le voile, sans dépasser le stade d’un phénomène quantitativement marginal, est ou non toléré dans les lycées ou collèges, selon les contextes locaux et les choix des équipes éducatives. Une partie de l’opinion s’en accommode, une autre juge cela insupportable. L’hebdomadaire Le Point titre, en 1994, « L’intégrisme à l’assaut de l’école », et rivalise d’alarmisme avec L’Express et L’Evénement du jeudi, qui font état de 10 000 à 15 000 jeunes filles voilées, alors que le ministère de l’éducation en recense entre 2 000 et 3 000.

Au même moment, les échos de la terreur islamiste en Algérie contribuent à échauffer les esprits. « En France, les lycéennes zélées savent que leur voile est taché de sang », déclare ainsi André Glucksmann à L’Express du 17 novembre 1994.

Au retour de la droite et du centre au gouvernement, en 1993, François Bayrou est nommé à l’éducation. Alors qu’en 1989 il se prononçait contre l’exclusion des élèves voilées, c’est pourtant lui qui, par une circulaire du 20 septembre 1994, va pour la première fois édicter l’interdiction des signes « ostentatoires » d’appartenance religieuse, tout en autorisant les « signes plus discrets ». Globalement appliquée, malgré certains conflits médiatisés, la circulaire Bayrou ne provoque pas, de la part des élèves de culture musulmane, la désertion de l’école publique que redoutaient les tenants du compromis.

Cependant, la crainte d’une montée de l’islamisme continue d’infuser dans le corps social. Un raidissement s’installe, ou plutôt s’accentue, envers toute expression revendicative associée à la religion musulmane. De ce point de vue, le climat se détériore encore après le choc planétaire du 11 septembre 2001 : il arrive en France que des élèves, le plus souvent par provocation, se réclament d’Oussama Ben Laden devant des adultes horrifiés. La seconde Intifada (2000-2005) et l’invasion de l’Irak (2003) contribuent également à alourdir l’atmosphère. Celle-ci se révèle particulièrement pesante pour les familles juives qui, devant la multiplication d’actes ou de propos antisémites, amorcent un mouvement de retrait des établissements scolaires les plus difficiles. Un phénomène qui s’est renforcé depuis.

Commission Stasi
Signe de l’importance politique prise par ces questions, le président Jacques Chirac crée le 3 juillet 2003 une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité. Elle est présidée par le médiateur de la République, le centriste Bernard Stasi, ancien ministre et auteur de L’Immigration une chance pour la France (éd. Robert Laffont, 1984) – ouvrage dont le titre est la risée de l’extrême droite.

Composée de vingt membres représentant une diversité de courants de pensée, la commission Stasi rend ses conclusions en décembre. Elle propose notamment une mesure symbolique forte – non retenue – consistant à faire de la fête juive de Kippour et de la fête musulmane de l’Aïd-el-Kébir des jours fériés. Sur l’école, elle se prononce en faveur de l’interdiction des « tenues et signes manifestant une appartenance religieuse ou politique » et estime que cela devrait relever de la loi. Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, dans lequel Luc Ferry est ministre de l’éducation, retient cette proposition, sur laquelle un seul membre de la commission Stasi, l’historien et sociologue Jean Baubérot, s’est abstenu afin d’éviter que son potentiel vote contre soit politiquement exploité, notamment, par les islamistes.

Il en résulte, dix ans après la circulaire de 1994, la loi du 15 mars 2004. Adoptée à une très large majorité, elle dispose que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La phrase suivante, évoquant les règlements intérieurs des établissements, précise que « la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ».

Dans sa période de gestation, le texte avait suscité certaines oppositions. Les organisations musulmanes avaient exprimé, bien qu’en termes généralement modérés, leur désaccord et quelques milliers de personnes avaient manifesté à Paris et à Marseille. Mais une grande part du monde enseignant, motivée par le souci d’éviter toute « stigmatisation » et de préserver la « liberté de conscience », n’était pas non plus en phase avec l’interdiction du voile. Autour de la Ligue de l’enseignement s’était agrégée une coalition réunissant la majorité des syndicats enseignants – sauf l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), héritière sourcilleuse du combat laïque – ainsi que la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), la Ligue des droits de l’homme et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP).

« Objet culturel »
Néanmoins, l’examen du projet de loi au Conseil supérieur de l’éducation le 15 janvier 2004 dénote un certain flottement, puisque même des organisations opposées au texte s’abstiennent ou ne prennent pas part au vote afin d’éviter des débats internes houleux. Et une fois la loi en vigueur, la plupart des oppositions internes au monde éducatif vont s’estomper, notamment du fait qu’une déscolarisation massive des jeunes musulmanes ne se produit toujours pas et que la loi paraît s’appliquer sans obstacle majeur.

En juillet 2005, Hanifa Cherifi, inspectrice générale de l’éducation nationale hostile au port du voile – il n’est, selon elle, « en rien lié à la manière de vivre l’islam chez la majorité des musulmans » –, remet au ministre un rapport dressant un bilan positif de la première année d’application de la loi, dont elle dit que « nombre de jeunes filles et de parents » l’ont vécue « comme une libération ». Le nombre de cas de signes religieux recensés au cours de l’année scolaire 2004-2005 est, selon le rapport, de 639 (dont deux grandes croix et onze turbans sikhs). Sur cette question s’installe alors un certain apaisement, apprécié par l’encadrement des collèges et lycées. Alors que, dans la société, le port du voile progresse parmi les femmes de milieux musulmans, une scène devient familière dans l’univers scolaire : les jeunes filles voilées ont pris l’habitude de retirer leur voile en arrivant à l’entrée de leur établissement et de le remettre à leur départ.

En se banalisant, le voile perd aussi de sa signification. « Des filles qui portent le foulard avec un pantalon serré, ou des vêtements moulants ou transparents, laissent à penser que le sens initial du foulard se perd peu à peu. Il est devenu une tendance, un “objet culturel” », constate, dans une tribune au Monde, le 3 octobre 2013, le recteur de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou.

La loi de 2004 est confortée par la Cour européenne des droits de l’homme qui, le 30 juin 2009, déclare irrecevables six requêtes contestant l’exclusion définitive d’élèves. « En 2012-2013, se félicite le directeur général de l’enseignement scolaire d’alors, Jean-Paul Delahaye, il n’y a eu aucun conseil de discipline pour port de voile. » En mars 2014, le quotidien La Croix qualifie les contestations de « résiduelles » et Le Monde estime que « le principe défendu par ce texte fait l’objet d’un quasi-consensus, à l’exception de quelques cercles militants qui en demandent l’abrogation ».

Sur le plan politique, cette accalmie ne désarme pourtant ni les laïques intraitables qui, au risque d’apparaître en phase avec l’extrême droite, voient en chaque femme voilée une menace « islamiste » ni les adversaires de la loi. Ces derniers forment un ensemble hétérogène, comprenant les courants islamistes ou sympathisants, à l’exemple du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), mais aussi – bien au-delà de cette association qui sera dissoute par le gouvernement en 2020 – la plupart des organisations de la gauche radicale, qui dénoncent une « islamophobie d’Etat ». Les opposants sont également des universitaires, pas forcément liés à cette gauche, mais qui la rejoignent dans la dénonciation d’une « conception intégriste de la laïcité » ou, selon la formule du sociologue Raphaël Liogier, du « mythe dévastateur de l’islamisation ».

Le politiste Yves Sintomer, professeur à Paris VIII-Saint-Denis, rappelle que l’interdiction des signes religieux à l’école est aujourd’hui une exception française incomprise en Europe, alors même que la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat était un texte de compromis. « La laïcité, affirme-t-il, ne peut pas être un instrument de combat contre une religion. Le rôle de l’Etat n’est pas de défier les élèves mais au contraire de leur garantir la liberté d’exprimer publiquement leur religion dès lors qu’ils n’ont pas de comportement perturbant. »

Vademecum de la laïcité dans l’éducation
Cependant, le consensus établi par l’acceptation quasi générale de la loi de 2004 a déplacé la principale ligne de partage qui traverse désormais les soutiens à cette loi, et sépare deux sensibilités antagoniques. D’un côté les alarmistes, hantés par ce qu’ils appellent la montée de l’influence islamiste, de l’autre les modérés, qui relativisent ces inquiétudes et récusent la thèse d’un échec de l’intégration, dont les études sociologiques et démographiques montrent qu’elle se poursuit à bas bruit. Ces deux camps s’insupportent mutuellement, chacun voulant faire pencher de son côté la balance des arbitrages politiques. Les premiers, en permanence à l’offensive, tentent de faire élargir l’interdiction du voile aux mères d’élèves accompagnant les sorties scolaires et se heurtent à un tir de barrage. La parution en 2018 d’un vademecum de la laïcité dans l’éducation a jusqu’à ce jour déçu leur attente.

Le respect de la loi de 2004 étant suffisamment établi pour condamner à l’échec toute tentative de réintroduction du voile dans l’enceinte scolaire, certaines élèves réfractaires ont trouvé un moyen de signifier leur désaccord en jouant sur les limites. A partir des années 2010, vont apparaître des « jupes longues », « robes longues » ou abayas : autant de vêtements parfois portés comme substituts au voile mais permettant, en cas de réaction hostile des autorités scolaires, de nier leur caractère de signes religieux. La première affaire fortement médiatisée de ce genre intervient en mars 2011 au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) où six jeunes filles, soutenues par le CCIF et par un militant intégriste, s’engagent dans un bras de fer, qu’elles perdront, avec la proviseure.

Au fil des années suivantes, de manière épisodique, les « jupes longues » ressurgissent çà et là, notamment à Marseille et à Montpellier, sans jamais prendre l’allure d’un phénomène massif. En avril 2015, le cas de Sarah, 15 ans, à qui on refuse d’entrer dans son collège de Charleville-Mézières en raison de sa tenue, fait le succès du hashtag #jeportemajupecommejeveux, soulignant le nouveau rôle amplificateur des réseaux sociaux sur ces sujets.

Le New York Times y consacre un article s’étonnant de la rigueur de la laïcité en France. Jean Baubérot, figure de la « laïcité d’inclusion », constate que « l’école publique use beaucoup d’énergie à s’engouffrer dans l’engrenage de définir ce qu’est un vêtement religieux, alors même qu’elle augmente les inégalités sociales et que l’état de certains bâtiments scolaires en Seine-Saint-Denis est scandaleux ». Et de rappeler le propos de Jaurès : « La laïcité est sociale ou elle n’est pas. »

Surenchère du monde politique
Le philosophe et inspecteur général de l’éducation nationale Abdennour Bidar estime pour sa part que « si des élèves se saisissent collectivement d’un signe pour manifester leur appartenance religieuse dans un but prosélyte, alors la loi doit s’appliquer fermement. Cela demande, toutefois, du discernement, notamment pour distinguer entre signes discrets et signes ostensibles, dans le souci de veiller à la liberté de conscience et d’expression des élèves ».

Après une période de creux, les abayas ont connu en 2022 et 2023 un regain d’actualité, encouragé par des influenceuses TikTok de mode adolescente dont le lien avec des « réseaux » a été soupçonné mais non établi. De même que les affaires de voile, les affaires d’abaya – même avec l’effet de loupe apporté par la surmédiatisation et le choix de certains politiques de s’en emparer – n’ont jamais atteint une proportion statistiquement significative au regard de l’immensité du terrain scolaire.

En revanche, les effets délétères du djihadisme viennent régulièrement accentuer la polarisation sur les questions de laïcité. Chaque attentat, depuis 2015, pousse une partie du monde politique à la surenchère et relance la figure de l’« ennemi intérieur », avec une répercussion sur le terrain scolaire. L’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, impliquant indirectement certains élèves, et celui de Dominique Bernard, le 13 octobre 2023, commis par un ancien élève, ont semé une angoisse durable, même chez les plus chauds partisans d’une laïcité « ouverte ». Désolidariser l’agenda terroriste et les enjeux de l’école est devenu impossible.

La laïcité en quelques dates

3 octobre 1989 Affaire des « foulards » de trois collégiennes de Creil.

20 septembre 1994 Circulaire Bayrou interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école publique.

3 juillet 2003 Lancement par Jacques Chirac de la commission Stasi.

15 mars 2004 Loi interdisant aux élèves le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse.

24 août 2023 Annonce par Gabriel Attal de l’interdiction des abayas.

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