Edito

Quand les laïques disent enfin ensemble que la laïcité est menacée (P. Kessel, 19 juin 18)

par Patrick Kessel, président d’honneur du Comité Laïcité République. 19 juin 2018

Cinquante-neuf pour cent des enseignants estiment que la laïcité est en danger en France. C’est moins que la moyenne des Français dont 72% partagent ce sentiment. Mais c’est une très forte majorité qui dément ceux qui, contre vents et marées, s’évertuent à affirmer qu’il n’y aurait pas de problèmes de laïcité en France.

Ces chiffres, révélés par un sondage IFOP réalisé en mars auprès d’enseignants, attestent de la gravité des problèmes posés par la montée des revendications et des comportements communautaristes au sein de l’école. Ils témoignent également de la prise de conscience d’une grande partie du corps enseignant invité jusque-là à « ne pas faire de vagues ». Et, au-delà du constat, le plus important tient probablement au fait que les dirigeants du CNAL (Comité National d’Action laïque) qui a commandé ce sondage ont pris la mesure des enjeux ainsi qu’ils l’ont clairement exprimé à l’occasion du colloque sur « la Laïcité et l’école » le 13 juin dernier à Paris.

Que dit la nouvelle enquête ?

Le constat du sondage IFOP est accablant. Pour 52% des enseignants interrogés, le communautarisme, « le fait que les communautés culturelles et religieuses ne se mélangent pas », est à l’origine de cette menace sur la laïcité. L’interdiction du port de signes religieux ostensibles (loi du 15 mars 2004) est contestée par 38% des élèves, par 36% de parents d’élèves et par 20% des enseignants ou des personnels. Les incidents liés à la contestation du principe de laïcité sont nombreux : 38% autour de la restauration scolaire, 32% à l’occasion des fêtes religieuses, 30% à l’occasion des sorties scolaires. Plus grave, 38% font état de contestation de certains enseignements et 53% (en réseau d’éducation prioritaire) disent avoir pratiqué l’auto-censure pour « éviter de possibles incidents ». 72% témoignent de paroles ou d’actes racistes, 62% de pressions à l’égard des filles, 31% d’antisémitisme.

Heureusement, cela ne signifie pas que toutes les écoles soient à feu et à sang ! Une large majorité d’enseignants considère le climat dans leur école apaisé. Pour autant 27% sont inquiets concernant « l’adhésion des élèves et des familles aux valeurs de la République », alors qu’à 93% ils estiment que la laïcité est un élément important pour « l’identité de la France ».

Mais le sondage révèle également qu’au sein du corps enseignant la laïcité est mal comprise, parfois méconnue. Moins d’un tiers sait que la laïcité est la « garantie par la République de la liberté de conscience de chacun ». 12% la confondent avec la liberté religieuse, 15% évoquent le vivre-ensemble, 2% la confondent avec l’athéisme. Il est vrai que les 3/4 des enseignants disent n’avoir pas bénéficié de formation initiale sur la laïcité. Et concernant le quart de « privilégiés », il serait urgent d’homogénéiser cette formation.

Les résultats de ce sondage n’étonneront que ceux qui ne veulent pas voir. Chaque époque à ses obscurantistes dont la vision est dictée par un prisme idéologique. Certains n’ont pas voulu voir la montée du nazisme. D’autres traitaient de fascistes ceux qui osaient critiquer l’enfer stalinien. Depuis des années des voix s’élèvent pour mettre en garde contre les dangers que le communautarisme fait courir à l’école de la République. Il suffit de constater l’exode d’enfants des classes moyennes vers le privé pour constater malheureusement que cette communautarisation religieuse et culturelle de l’école publique nourrit à son tour un « communautarisme des nantis », selon l’expression de Jean-Louis Auduc. L’école publique serait-elle condamnée à devenir, comme tel est trop souvent le cas aux Etats-Unis, l’école des pauvres et des déracinés ?

Cette étude ne constitue pourtant pas une révélation. Dès 2002, en publiant Les Territoires perdus de la République, plusieurs enseignants regroupés autour de Georges Bensoussan avaient tiré la sonnette d’alarme. Leur livre fut accueilli par des cris d’orfraie. En 2003, le rapport Obin, réalisé par une douzaine d’inspecteurs généraux de l’Éducation Nationale, mettait en garde contre les revendications et comportements communautaristes qui déstabilisent l’école. Il fut un temps enterré. Gilles Kepel, à son tour, entreprenait d’expliquer les causes de cette communautarisation et de la « djihadosphère » par les reculs et les absences de la République dans ce qu’on a appelé « les territoires perdus ». Récemment, en octobre 2017, un sondage de l’institut Ipsos, effectué pour la Fondation du judaïsme français, témoignait de l’aggravation des pressions communautaristes et de la radicalisation religieuse dans les écoles. 63% des enseignants déclaraient que les préjugés antisémites sont très répandus. Des révélations politiquement incorrectes pour les tenants du déni. Bis repetita placent, en février 2018, le Préfet Gilles Clavreul, dans un rapport argumenté au ministre de l’Intérieur, analysait en profondeur les menaces que le communautarisme fait peser sur la paix sociale tandis que deux mois plus tard, en avril 2018, une étude de l’Ifop pour Le Printemps Républicain soulignait, qu’aux yeux d’une grande majorité de nos concitoyens, il ne faut pas changer la loi de 1905 qui a fait ses preuves, l’école devant au premier chef demeurer à l’abri des menées communautaristes et continuer à incarner et transmettre le principe de laïcité. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas !

Un constat partagé entre associations laïques

La nouveauté fort encourageante, c’est que le constat de cette nouvelle enquête est désormais partagé par une très large majorité d’associations laïques, à l’exception de l’Observatoire de la laïcité qui continue à estimer que « les atteintes à la laïcité restent peu répandues au niveau national », ainsi qu’il est écrit dans son rapport annuel, remis ces jours derniers au Premier Ministre.

Ainsi, devant un parterre où avaient pris place les représentants des principales associations laïques, Jean-Paul Delahaye nouveau Président du CNAL et Rémy-Charles Sirvent, son secrétaire général n’ont pas hésité à s’approprier les conclusions du sondage qu’ils avaient commandé.

Évoquant l’application de la laïcité à l’école, le premier a estimé que « le dialogue ne règle pas tout, que les précautions de langage ne doivent pas être autocensure » et a appelé à « préserver l’école des pressions extérieures ». Un constat et un ton qui laissent augurer que le curseur est peut-être en train de bouger et que le temps du dialogue pourrait succéder à celui des polémiques. Une évolution qui devra être confirmée mais qui s’avère indispensable si l’on veut cesser de laisser le communautarisme nourrir la montée de l’extrême-droite comme en témoigne son accession au pouvoir dans de plus en plus de pays européens.

Le Vademecum de la laïcité à l’école destiné aux enseignants, finalisé en mai dernier par le Conseil des Sages du ministère de l’Education nationale, en dépit de quelques scories qui devront être corrigées, va dans le même sens. « Pas question de mettre la poussière sous le tapis », a déclaré le ministre en mettant en place un dispositif de soutien aux enseignants confrontés à des difficultés en matière de laïcité. Chiche, avons-nous répondu.

Indéniablement les vents ont changé. Le Comité Laïcité République qui plaide depuis des années afin de « Réinstituer l’école de la République » ne peut que s’en réjouir, la prudence pour autant chevillée au corps. Car il conviendra vite de résoudre notamment la question du recrutement des enseignants alors que les candidats font défaut et que l’État a de plus en plus recours à des contractuels dont « un grand nombre prend ses fonctions sans préparation », selon un rapport de la Cour des Comptes. Et celle de la formation des enseignants, notamment en matière de laïcité, si la volonté est réelle de replacer la laïcité au cœur de l’école, l’école au cœur de la République pour former les futurs citoyens à la liberté de penser par soi-même, à l’émancipation des préjugés, à l’égalité entre tous, en un mot à la fraternité universaliste qui fait si cruellement défaut.
Tous les laïques ensemble ne seraient pas de trop.



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