Contribution

Promotion de l’École de la République chez Charles Péguy (Charles Coutel)

par Charles Coutel, universitaire, professeur émérite en philosophie du droit, essayiste, vice-président du Comité Laïcité République. 14 août 2023

 [1]

« L’enseignement n’est pas une magistrature,
c’est une culture [...], il ne faut pas que l’instituteur
soit dans la commune le représentant du gouvernement ;
il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité [...],
il doit assurer la représentation de la culture »
Charles Péguy, "De Jean Coste", 1902.

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La célébration du 150e anniversaire de la naissance de Charles Péguy (1873-1914) est l’occasion d’un retour critique sur une période où l’École républicaine, au plus proche de son institution, ne subissait pas encore les processus actuels de remise en cause voire de destitution. Rejetant le confort de l’hagiographie comme celui des condamnations à l’emporte-pièce, cette contribution voudrait insister sur la cohérence interne de l’institution scolaire entre 1880 et 1914. D’où l’intérêt du témoignage de Péguy qui, comme plus tard un Albert Camus, reconnaît qu’il doit tout à l’École de la République. Nos contemporains depuis les années 1970, qui n’ont connu qu’une école publique dégradée pactisant désormais avec l’ignorance, peuvent parfois désespérer de sa mission émancipatrice.

Toute volonté de réinstitution de l’École républicaine suppose une méditation sur les principes fondateurs mais aussi sur les processus complexes de sa destitution [2]. Dans cette généalogie critique, l’analyse des textes de Péguy nous semble indispensable, car dès 1900, il insista sur la force mais aussi sur la fragilité d’une république qui en arriverait à ne plus défendre et promouvoir son école.

Le témoignage direct de Charles Péguy

« Je n’ai pas oublié, Monsieur, que je vous dois tout, puisque c’est vous qui m’avez introduit aux humanités. » Ainsi s’exprimait, en 1911, Péguy en dédicaçant un exemplaire de ses Œuvres choisies à Théodore Naudy : il manifestait ainsi sa gratitude envers cet ancien directeur de l’École normale du Loiret qui, au printemps 1885, lui obtint une bourse. Il put ainsi, de 1885 à 1891, poursuivre des études classiques au lycée d’Orléans, puis, plus tard, intégrer l’École normale supérieure. Il sera toujours reconnaissant envers ses maîtres des enseignements primaire et secondaire. En 1913, il déclare trouver dans l’enseignement comme dans l’enfance quelque chose de « sacré » (Pl III, p. 805). Mais on peut se tromper sur le sens de ces termes : pour Péguy, vénérer n’est pas fétichiser. Quand je vénère, j’accueille la grandeur ; dans le fétichisme, je la nie.

On doit à Géraldi Leroy (ACP, nos 121 et 122, 2008) une étude précise consacrée à l’évolution de Péguy sur les questions scolaires. On y constate l’importance de l’idée d’enseignement dans la fondation des Cahiers de la Quinzaine qui se voulurent d’emblée instructifs, comme le suggère le mot même de cahier : « Tous nos cahiers sont des cahiers de l’enseignement » (Pl I, p. 1452-1453).

Cette fidélité à l’école sera toujours lucide, vigilante et studieuse. Péguy n’est pas victime de la légende qu’on lui prête : à travers ses rencontres et sa correspondance, on le voit attentif aux contradictions de l’institution scolaire et aux aléas de la situation matérielle et morale des professeurs et des instituteurs. Il les appelle sans cesse à résister aux rôles que les gouvernements successifs voudraient leur faire jouer.

Si Péguy ne définit jamais abstraitement l’école, c’est qu’il reste en cohérence avec sa méthode qui consiste à incarner les mots, les idées et les valeurs dans des visages et des vies, et non dans une conception dogmatique a priori. C’est ainsi qu’il convient de lire les éloges de ses anciens maîtres comme le « père Edet », son professeur de grec et de latin (Pl I, p. 1387). Pour Péguy, l’institution scolaire se juge à travers la qualité de ses maîtres et la rigueur de l’enseignement effectivement prodigué (il a tenu à enseigner lui-même le grec et le latin à ses enfants).

L’école publique pour Péguy, dans la tradition républicaine, est un lieu de transmission des connaissances, de formation du jugement critique et de la liberté éclairée ; elle ouvre à l’expérience de l’admiration par la découverte des chefs-d’œuvre de la culture humaniste et universelle [3]. L’école pour Péguy nous grandit parce qu’elle nous émancipe et nous élève. On y trouve une approche philosophique permettant d’articuler instruction et culture. Cette puissance émancipatrice est seule capable de sortir le peuple de « la servitude congréganiste » (Pl I, p. 1005).

Péguy se range dans le camp républicain et laïque (lois Ferry et Goblet) mais aussi libertaire, voire socialiste. Il appelle les instituteurs à résister contre tous les catéchismes, fussent-ils laïques, républicains et officiels. Il manifeste ainsi son anticléricalisme (Pl I, p. 1283-1316). On a donc raison de valoriser les pages de 1910-1913 célébrant l’œuvre scolaire de la Troisième République, mais à condition d’opérer une distinction entre le roman scolaire officiel qu’il combat et le récit national, humaniste et émancipateur qu’il développe et soutient [4].

Les réformes de l’institution scolaire

Le rôle émancipateur de l’école qui instruit et cultive semble remis en cause par diverses réformes, en 1902, ou encore 1910. S’il ne réagit pas sur le moment, Péguy en médite les conséquences des années durant : en 1902, en ce qui concerne le lycée, ou en 1910 quand il fut décidé que l’on pourra désormais entrer à l’Université sans avoir fait du grec et du latin. Pris dans l’urgence artificielle et gestionnaire, les gouvernements ne mesurent pas les effets à long terme de leurs intentions initiales et, le plus souvent, ils ne sont plus là quand les effets négatifs de leurs réformes se font sentir. Le jugement de Péguy est sans appel devant cette précipitation, il écrit le 17 décembre 1905 : « Par une simple altération, par une simple prétendue réforme des programmes de l’enseignement secondaire français, par le triomphe passager de quelques maniaques modernistes et scientistes français, généralement radicaux, quelques-uns socialistes professionnels, toute une culture, tout un monde [...] disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l’humanité » (Pl II, p. 374).

Qui ne voit l’intérêt de cet avertissement ? Sous le vocable d’« Écoles du futur », les projets actuels de « réforme » de l’école consacreraient le recul à la fois des savoirs élémentaires mais aussi de la culture générale humaniste, valorisés par Péguy.

À travers ses prises de position, Péguy évolue donc, mais pour toujours mieux penser les liens entre école, culture et émancipation. Ainsi, ses jugements sur l’enseignement secondaire correspondent à des prises de conscience quand il s’agit de toujours mieux défendre les humanités classiques menacées. Dans Notre Jeunesse, en 1910, il écrit : « l’enseignement secondaire donne un admirable exemple, fait un admirable effort pour maintenir, pour (sauve)garder, pour défendre contre l’envahissement de la barbarie cette culture antique, cette culture classique dont il avait le dépôt, dont il garde envers et contre tout la tradition » (Pl III, p. 32-33).

De même, s’il dénonce la constitution du parti intellectuel qui regroupe certains professeurs et intellectuels fascinés par les ors de la République, mettant leur autorité de compétence au service d’une autorité de commandement, il gardera toujours le plus grand respect pour l’institution universitaire attachée à la production et à la transmission des savoirs. C’est ainsi que se comprend l’intérêt de Péguy pour le projet des Universités populaires. C’est avec ces exigences que l’on peut mieux relire les pages devenues classiques de L’Argent, en 1913 : on y verra une défense de la mission des instituteurs chargés de transmettre à tous les élèves les savoirs élémentaires, véritable alphabet de l’émancipation.

Péguy précise que : « Le plus beau métier du monde après celui de parent, c’est le métier de maître d’école et c’est le métier de professeur de lycée [...]. Tant que les instituteurs enseigneront à nos enfants la règle de trois, et surtout la preuve par neuf, ils seront des citoyens considérés » (Pl III, p. 823-824). Il les appelle donc à continuer à « enseigner les éléments » (ib., p. 828). C’est de cela qu’il était déjà question dans le texte de 1899, où Péguy, tout jeune écolier, découvrait que « les bêtes y étaient dénommées animaux, les plantes y étaient dénommées végétaux et il y avait aussi des minéraux » (Pl I, p. 161). Par l’école, chaque enfant s’émancipe car il peut enfin mettre des mots sur ses servitudes passées et dire toute son espérance (quand je serai grand...). On trouve donc chez Péguy de quoi formuler, voire dépasser, le paradoxe de l’ignorant : je ne prends conscience de mon ignorance que lorsque je commence à m’instruire et à me cultiver. L’orléanisme occulte ce paradoxe dans sa volonté de priver le peuple de l’instruction et de la culture humaniste ; finalement, cela revient à pactiser avec l’ignorance [5].

Charles Péguy défenseur de l’élitisme républicain

L’École républicaine permit au boursier Péguy de bénéficier de la méritocratie et de l’élitisme républicains. Or, aujourd’hui, cet élitisme républicain est à reconstruire intégralement. En héritier des Lumières, il ne cesse de chérir une institution qui l’émancipe et qu’il prolonge dans l’entreprise des Cahiers de la Quinzaine. Il ne reviendra jamais sur ce jugement, se présentant à la fois comme « socialiste jeune homme » et comme « vieux républicain ». Dans son éloge de l’institution scolaire, il sait intégrer une analyse lucide des vicissitudes historiques de cette institution. Il ne la critique que pour mieux la valoriser.

L’approche péguyste de l’École républicaine est pertinente car elle se situe bien en amont des processus de destitution. Comme Jean Zay après lui, Péguy mérite donc d’être lu et étudié si nous souhaitons réinstituer l’École républicaine.
Dès le 16 août 1902, Péguy annonçait : « Il dépend de nous, dans la période vraiment grande où nous allons entrer, d’achever dans l’ordre intellectuel l’œuvre de la Révolution française, en fondant définitivement l’enseignement de la raison et de la liberté. Il n’y a aucune violence contre aucune croyance : c’est au contraire la libération de toutes les consciences et de tous les esprits appelés à se diriger eux-mêmes. [Ceux qui refuseraient] le mouvement d’émancipation commencé à peine [...] condamneraient la France républicaine et la pensée humaine à une rechute dans les ténèbres » (Pl I, p. 1005).

Qui dira que ces lignes ne sont pas actuelles ? Péguy est ici un fils des Lumières et de la Révolution de 1789 qui voyait dans l’instruction publique le creuset de l’intégration et de l’émancipation républicaine au service de la justice sociale et d’une société fraternelle. Il s’inscrit en cela dans la filiation d’un Ferdinand Buisson qui, dans ses Souvenirs, n’hésita pas à écrire : « Tant vaut l’école, tant vaut la nation » [6].

[1Dans ce texte, nous nous référons à l’édition des œuvres complètes en prose de Péguy en trois volumes, parue dans La Pléiade (on écrira le numéro du volume puis la page). Nous renvoyons aussi à la revue L’amitié Charles Péguy (on écrira ACP).

[2Cette problématique de la réinstitution de l’École républicaine est au cœur du programme des Universités maçonniques organisées par le Grand Orient de France en 2023.

[3Voir ACP no 162, avril-juin 2018, « Péguy et la transmission des humanités ». Nous renvoyons sur cette problématique à deux ouvrages : notre Petite vie de Charles Péguy, Desclée de Brouwer, 2013 et La pensée politique de Charles Péguy. Notre république (en collaboration avec Éric Thiers, président de l’Amitié Charles Péguy), Privat, 2016.

[4Nous renvoyons ici aux analyses de Jean-François Sirinelli, « Des boursiers conquérants. École et “promotion républicaine” sous la IIIe République » dans Le Modèle républicain, Serge Berstein et Odile Rudelle (dir.), PUF, 1992.

[5Péguy appelle orléanisme le processus par lequel une branche cadette, voulant éliminer l’héritage de la branche ainée, en efface la mémoire et la tradition (relation des Orléans et des Bourbons dans la monarchie française).

[6Souvenirs (1866-1916), Paris, Fischbacher, 1916, p. 40. Toute ma gratitude envers Samuël Tomei qui m’a communiqué cette citation et cette référence.



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