Revue de presse

M. Prazan : "Le rire et l’outrance : la tradition française de l’antisémitisme" (lemonde.fr , 22 jan. 14)

Michaël Prazan est journaliste et documentariste. 24 janvier 2014

"Après des semaines d’agitation et d’évidents « troubles à l’ordre public », le Conseil d’Etat a statué : interdiction des spectacles de Dieudonné. Cris d’orfraie de son public, mais aussi sur les plateaux de télé, dans les tribunes de nos médias, parmi nos plus belles âmes qui n’ont toujours pas compris ou refusent de comprendre que Dieudonné n’est pas un humoriste et que ses meetings ne sont pas des spectacles.

Toujours la même rengaine, toujours la même antienne : « C’est la liberté d’expression qu’on assassine ! » Comme en 1980 lors de l’affaire Faurisson, comme en 1990 lors du vote de la loi Gayssot, comme en 1996 lors de l’affaire Garaudy et de la condamnation de son pamphlet négationniste. Liberté d’expression de quoi ? D’injure raciale ? De contestation ou d’apologie de crime contre l’humanité ? D’incitation à la haine raciale ?

Que les fans de Dieudonné se rassurent, il est des pays où ce type de liberté d’expression existe, où elle est respectée et même encouragée. Entre autres, la Syrie et l’Iran, où l’on peut voir Dieudonné, dans ses petits souliers, pas drôle du tout, obséquieux et déférent, déclarer dans les médias locaux que « le sionisme a tué le Christ » (il faut évidemment remplacer « sionisme » par « judaïsme » pour comprendre l’anachronisme), manifester son admiration pour la révolution islamique, ou doctement affirmer que le sionisme est « une science du mensonge et une haine profonde de l’humanité ».

Puisque son public crève de ne pouvoir exprimer cette dimension si particulière de la liberté d’expression, je l’encourage à s’installer en Iran, en Syrie, ou dans d’autres pays dont la liste est très facile à constituer. Rien de nouveau sous le soleil donc, ni du point de vue de l’antisémitisme ni de celui du droit. D’abord, c’est le propre de l’antisémitisme que d’être un instrument privilégié à même de défier le pouvoir et les institutions.

D’autres que Dieudonné l’ont fait avant lui, et il s’inscrit clairement dans cette démarche, il en poursuit la posture et en reprend l’héritage.

Une seconde caractéristique de l’antisémitisme, c’est de toujours trouver le moyen de sa reformulation, afin de contourner le barrage juridique dressé devant son expression. Il était peu acceptable, après la guerre, de reprendre les mots de l’antisémitisme d’avant-guerre ou de la collaboration.

On a donc contourné le problème en inventant les théories fumeuses du négationnisme qui permettait d’avancer masqué, de contourner les lois contre la discrimination raciale pour ainsi combler la frustration de ne plus pouvoir utiliser le mot « youtre ».

Las ! Le vote de la loi Gayssot ne permet plus, à partir de 1990, de jouer à ce jeu de dupes. La dimension antisémite du négationnisme est mise au jour et réprimée, y compris à l’échelon européen. Il faut donc trouver autre chose. Le mot « sionisme » a un temps constitué une opportunité, un substitut au mot « juif », un second souffle.

Mais Dieudonné en a fait un tel usage qu’on a fini par entrevoir le subterfuge, et les instruments juridiques ont dû s’adapter, notamment par la nouvelle jurisprudence impulsée par le Conseil d’Etat, comme naguère ils s’étaient adaptés pour réprimer le discours négationniste.

Quant à Dieudonné, là encore, rien de nouveau. Ce n’est pas un humoriste, c’est un tribun antisémite qui s’inscrit ouvertement dans une tradition, celle d’un antisémitisme spécifiquement français. Car la particularité de l’antisémitisme à la française, a contrario par exemple de l’antisémitisme nazi, très premier degré, c’est de mêler à son discours un mode humoristique, parodique, bouffon, d’être toujours accompagné d’une forme de moquerie, de dérision et d’outrance.

Je ne crois pas qu’il y ait d’autres pays que la France qui, de ce point de vue, ait façonné un tel marquage identitaire à l’expression de son antisémitisme. A telle enseigne que tous les journaux ayant pour fonds de commerce la haine du juif sont des publications systématiquement satiriques.

C’était vrai pendant la Belle Epoque (Les Grimaces), c’était vrai durant la collaboration (Je suis partout), c’était également vrai dans les décennies d’après-guerre (Minute, Présent, L’Idiot international, etc.). Les écrivains antisémites, de Céline à Marc-Edouard Nabe, n’échappent pas à cette règle, de même que les tribuns politiques, de Doriot à Jean-Marie Le Pen, dont les meetings, du point de vue de la verve gouailleuse, de l’outrance et de la moquerie, étaient peu ou prou du même tonneau que les spectacles de Dieudonné – quoique de meilleure tenue, tant du point de vue de la langue que de ce qu’on désigne communément sous le terme de « dérapages ».

En conséquence, le rire n’est ni un blanc-seing, ni un bouclier, ni une excuse. Dans ce contexte, au contraire, c’est un identifiant, un signe de ralliement. [...]"

Lire "Le rire et l’outrance : la tradition française de l’antisémitisme".


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