Revue de presse

M. Gauchet : « Nous allons devoir revenir à une laïcité de combat » (lesechos.fr , 24 août 16)

Marcel Gauchet, philosophe et historien, rédacteur en chef de "Le Débat ", auteur de "Comprendre le malheur français" (Stock). 24 août 2016

"La vague terroriste qui a submergé la France a remis au centre du débat la place de l’Islam et des musulmans dans notre pays. Le philosophe Marcel Gauchet analyse ce phénomène complexe d’affirmation religieuse dans un pays où le principe de laïcité était présumé avoir réglé une fois pour toute le sujet.

Le terrorisme islamiste s’installe dans la durée en France. Cela va-t-il modifier le rapport des Français à la religion ?

La France est prise à contre-pied par un phénomène qui n’entre pas dans son système de références spontané, lequel est le produit d’une évolution longue. Nous sommes passés d’une situation d’affrontement entre la République et l’Eglise catholique, qui a été un des antagonismes structurants de la société depuis la Révolution, à une situation d’apaisement. L’influence de l’Eglise catholique a reculé et la laïcité a évolué vers un pluralisme démocratique où les chrétiens ont toute leur place. Cette pacification de la question religieuse est prise à revers par l’importation d’une religion qui ne cadre pas avec ce mouvement.

La question de l’islam n’est pas nouvelle...

Elle a maintenant un quart de siècle, mais elle s’est aggravée. Au moment où les affaires de voile commencent à faire du bruit, au début des années 1990, on pouvait penser que ce n’était pas dramatique et que l’islam trouverait sa place dans ce paysage pacifié. Vingt-cinq ans sont passés et il n’en est rien. On a assisté au contraire à un mouvement d’affirmation très complexe de l’islam hors de nos frontières, et à l’intérieur de celles-ci au sein de la population immigrée de confession musulmane. A la différence de l’Eglise catholique d’autrefois, l’islam ne revendique pas une position d’autorité par rapport au pouvoir politique. Il y a en revanche un islam civilisationnel, extraordinairement enraciné chez ses croyants qui veulent voir persister des moeurs liées à une loi religieuse supérieure. Nous sommes désarmés devant ce nouveau visage du problème de la laïcité et nous ne savons pas y répondre. Le lien avec le prosélytisme terroriste de L’Etat islamique achève de dramatiser les choses. Car autant il n’est pas douteux que les musulmans dans leur masse ne sont pas des terroristes en puissance, autant le problème que pose la coexistence de l’islam avec les sociétés modernes est bien réel. D’où l’anxiété majeure qui en résulte dans la vie collective. D’où le réflexe de rejet et l’exploitation politique qui est faite de la question, laquelle empêche d’élaborer une réponse consensuelle.

Comment en sortir ?

Passé ce moment de stupeur anxieux, la société française va tôt ou tard profondément bouger. En attendant, j’observe que la tentation du rejet reste contenue par un refus très impressionnant de monter aux extrêmes. La société française est globalement très raisonnable. Il n’y a pas eu de dérapage malgré la sidération et le sentiment d’impuissance.

Le débat sur la sécurité d’un côté et le respect des libertés de l’autre n’en reste pas moins ouvert...

Ce débat est une manière d’euphémiser la question qui est de savoir si l’Etat de droit peut permettre d’agir efficacement sans dépasser les bornes qui sont actuellement les siennes, ou s’il faut remettre en question ce que nous pensions être la manière normale de fonctionner de nos sociétés.

Les Français ne donnent pas le sentiment d’en avoir envie, mais plutôt d’attendre des réponses policières classiques...

C’est vrai, mais ces réponses policières classiques deviennent absurdes. En quoi le fait d’interner toutes les personnes fichées empêchera-t-il celles qui ne le sont pas de passer à l’acte ? Et combien de temps les enferme-t-on ? Où ? Comment ? Cela n’a pas de sens. Il n’y a pas de réponse qui puisse être rapide et efficace à la fois. En fait, nous sommes confrontés à un dilemme. C’est une situation qui peut durer. Mais elle débouchera inéluctablement sur une mise en mouvement.

Réfutez-vous toujours l’idée d’un choc inéluctable des civilisations ?

Oui, car ce choc supposerait qu’il y ait une compacité du monde musulman qu’il n’a pas. Il y a des musulmans démocrates, on le sait, dont le désespoir est de ne pas réussir à faire prévaloir leurs principes dans leur société. L’islam est divisé entre attraction et répulsion à l’égard du monde occidental. Une grande partie des musulmans est de notre côté. C’est cette division que nous devons exploiter. Mais cela nous oblige à repenser politiquement ce que nous avons l’habitude de ne traiter qu’au niveau de la conscience individuelle. Pour nous, la religion est une affaire personnelle. L’islam nous confronte à autre chose.

La réponse pourrait-elle être une refonte de la laïcité ?

Nous n’y couperons pas. Nous allons revenir à une laïcité de combat. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas d’un combat antireligieux. La République n’a pas fermé les églises hier ; elle ne va pas fermer les mosquées aujourd’hui. Nous allons plutôt nous trouver à devoir faire pression sur l’islam pour l’obliger à se déterminer par rapport aux principes fondamentaux de l’existence démocratique, pour autant qu’il est aujourd’hui une composante de notre société. Comme la République l’a fait, d’une certaine façon, à l’égard de l’Eglise catholique. La difficulté est que la religion musulmane n’est pas organisée comme elle. Tous les ministres de l’Intérieur rêvent d’une « église musulmane » avec un interlocuteur unique, mais on ne l’a pas. Donc, il faut envisager les choses autrement.

Le terrorisme va-t-il accroître ou au contraire freiner le mouvement d’individualisation de nos sociétés ?

Les attentats ont déclenché un élan patriotique que l’on ne soupçonnait pas. Le mouvement d’individualisation n’est donc nullement incompatible avec un fort sentiment d’appartenance patriotique. C’est saisissant. En fait, cet individualisme n’est pas synonyme de repli. Je suis frappé, par exemple, par l’intensité de l’effort de connaissance de l’islam qui est à l’oeuvre dans la société française. Des gens parfois très simples, qui au départ ignoraient tout de cette religion, ont fait l’effort de s’instruire et ont acquis un bon niveau de connaissance. Je suis aussi frappé par le refus de défendre des solutions de facilité. Tout le contraire des politiques qui se coupent de la société par des propositions démagogiques qui ne trompent personne.

Il y a un paradoxe : une exigence de mesures sécuritaires immédiates, mais un grand scepticisme sur leur efficacité ou leur faisabilité...

Le premier réflexe après un attentat est d’interpeller les gouvernants : que faites-vous pour nous protéger ? Dans un deuxième temps, on s’interroge sur la pertinence des réponses. Voyez l’épisode de la déchéance de nationalité : François Hollande a d’abord été unanimement applaudi, puis avec le recul les gens ont commencé à se rendre compte que cela posait de sacrés problèmes. [...]"

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