Revue de presse

"Lettre à « Charlie » : « Il y a un an, je me suis rasé la tête »" (Charlie Hebdo, 13 sept. 23)

(Charlie Hebdo, 13 sept. 23) 16 septembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Ava est une peintre téhéranaise. Sa famille a connu la répression politique du Shah, à la fin des années 1970. Pour d’évidentes raisons, nous ne donnerons ni son âge ni son véritable nom, nous dirons seulement que ses proches ont subi la torture, les détentions arbitraires et les exécutions. Aujourd’hui, dans un Iran réveillé par la mort de Mahsa (Jina) Amini, Ava a décidé de lutter à son tour et à sa façon contre le régime des mollahs. Elle nous écrit depuis Téhéran."

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« Cher Charlie,

Une année s’est écoulée depuis la mort de Jina [1] Amini, et tout ce qui s’est passé depuis paraît, aujourd’hui encore, invraisemblable. Bien sûr, je connais bien la douleur des familles de disparus, de détenus et des hommes et femmes exécutés, mais il m’a semblé que j’ai vécu cette année comme dans un rêve éveillé : sous mes yeux se déroule une lutte quotidienne, invisible, intime et silencieuse. Ma mère a commencé à faire ses courses sans voile dans notre quartier. Ma sœur aussi. Et elles n’étaient pas seules. On sentait que les femmes de la police des mœurs – et n’importe quelles femmes plus traditionnelles, d’ailleurs – n’osaient pas nous le reprocher : nous n’avons plus peur, c’est une évidence. Pour ma part, je me suis rasé la tête.

Quelques mois avant les événements, un chaton assez mal en point s’était trouvé devant la porte de mon atelier. J’ai pris soin de lui et il me tenait compagnie. Je l’aimais beaucoup. Ma sœur et mes amis me taquinaient, me disant que j’avais enfin trouvé à travers lui l’enfant que je n’ai jamais eu. Un soir, en rentrant de mon travail, je l’ai retrouvé mort au pied de l’immeuble. C’était le jour du décès tragique de Jina Amini. J’ai ressenti un profond chagrin et une colère différente de toutes celles que j’avais pu éprouver durant ces années de mensonges d’État. Cette fois, cette tristesse intime et la sidération dans laquelle j’étais face à tant d’injustice trouvait un écho dans les slogans et le bouillonnement de mes concitoyens.

Nous étions tous collectivement en deuil. Petite, quand je vivais un stress, je me coupais les cheveux, au grand désarroi de ma mère. Je n’ai pas réfléchi quand je me suis rasé la tête, l’année dernière. Instinctivement, j’ai coupé mes cheveux, puis tout rasé. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris qu’il s’agissait d’une tradition ancienne pour marquer le deuil.

Aujourd’hui, je perçois dans certains regards une gêne, une réprobation étouffée. Dans d’autres,
je lis de la connivence, comme une solidarité encourageante. Je pense qu’aucune femme du monde ne pourrait vraiment comprendre ce que nous vivons. Lutter contre ceux qui ont écrit ces lois indignes est une chose, mais renverser les traditions par son apparence en est une autre : chaque seconde, je me demande ce qui va m’arriver. Mais je n’ai plus peur.

Dans les premiers mois de la révolution, j’étais dans une apathie totale. J’ai abandonné toutes mes activités et je suis restée figée dans l’inaction. J’ai quitté mon travail alimentaire, j’ai arrêté de peindre, de penser, toutes les tâches quotidiennes me paraissaient insurmontables, comme si je vivais en apnée. Une profonde dépression m’avait envahie. Puis j’ai compris que c’était exactement ce dont le régime avait besoin : une inaction qui nous asservit, comme lors de toutes ces années passées… J’ai commencé à me demander ce que j’avais fait tout ce temps. Comment avais-je pu accepter tout ce qui nous était arrivé sans rien dire, sans rien faire  ? Alors, au prix d’un effort sans précédent, j’ai repris mon activité artistique. J’ai surtout réalisé que faire face à la profonde dépression qui nous abat toutes et tous, c’est précisément un combat politique qu’il nous faut mener.

Je n’ai jamais voulu m’engager dans un parti quelconque, ça ne m’intéresse pas. Jeune, j’ai vu comment les années de prison ont détruit chaque membre de ma famille. Trois de mes tantes ont été prisonnières politiques, mon père également, et un de mes oncles a été exécuté. Je sais bien que toutes les traces de torture ne parviendront jamais à dire cette lutte intime contre les manigances et les menaces d’un régime répressif. Les infimes batailles quotidiennes et invisibles livrées depuis plus de quarante ans sont précieuses. Elles nous ont menés jusqu’ici. Et elles rendent très difficile le retour en arrière. Je ne suis plus la même, et je vois mal comment ma mère pourrait remettre son voile pour acheter ses fruits et légumes au marché. Après tout, le courage est inhérent à l’existence de chaque femme, quelle que soit la région du monde où elle réside.

Ava »

[1Mahsa Amini a été baptisée « Jina » à sa naissance, mais ce prénom kurde est interdit à l’état civil iranien. Elle a donc été rebaptisée « Mahsa ».


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