Revue de presse

"Les illusions perdues de la révolution de février 1848" (Marianne, 11 août 17)

11 février 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Dans l’histoire de France, 1848 est un cas d’école de révolution manquée. L’enthousiasme fraternel des trois journées de février qui ont rétabli la République aboutissent aux massacres de juin et son bain de sang ouvrier. 1848 n’aura été qu’une leçon d’amertume que consacrera le retour à l’ordre bonapartiste. Comment expliquer cet échec ?

C’est à propos de la révolution française de février 1848 que Karl Marx a formulé son jugement le plus célèbre sur le passé révolutionnaire de la France, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 à 1851 pour la Montagne de 1793 à 1795… »

Souvent cité aujourd’hui, pour commenter à peu près tout mouvement social - Mai 68, 1995, les émeutes de 2005, Nuit debout - et en signaler le caractère factice et théâtral, le jugement de Marx est sévère et sans appel. Plus loin, il raille l’incapacité des hommes qui font l’Histoire à échapper aux « esprits du passé » qui pèsent sur eux comme une malédiction en les empêchant d’imaginer « quelque chose de tout à fait nouveau ». Ainsi, pour Marx, qui commente l’événement comme exemple de ce que le prolétariat ne devra plus faire à l’avenir pour réussir ses révolutions, février 1848 est l’archétype de la révolution manquée à la française, un mélange de folklore anachronique et d’emballement naïf, écrasé par de trop lourdes références historiques, un carnaval d’illusions et de promesses sans lendemain, une farce qui tourne souvent au macabre quand la troupe s’en mêle. Mais que s’est-il passé à Paris et en France entre février et juin 1848 ? Comment est-on passé en quatre mois de la barricade heureuse, des rêves de démocratie sociale et universelle au massacre et à la déportation de plusieurs milliers d’ouvriers ? Pourquoi nos révolutions françaises seraient-elles comme toujours déjà manquées ?

Pour saisir la singularité du « moment 1848 », il faut d’abord revenir à la précédente révolution, celle de 1830. Mené contre le « tyran » Charles X au nom des principes libéraux et immortalisée par Eugène Delacroix dans sa Liberté guidant le peuple, elle a abouti à la monarchie de Juillet, mais elle fonctionne chez les révolutionnaires de 1848 comme un événement repoussoir. C’est la première révolution trahie. En 1848, ne reste des « trois glorieuses » de juillet 1830 qui ont porté Louis-Philippe au pouvoir, qu’un souvenir amer.

D’emblée, le régime monarchique est ciblé par une opposition grandissante. Opposition sur le plan social et économique, dont la révolte des canuts à Lyon en 1831 a été l’expression la plus éclatante et servira de référence en 1848 ; mais opposition politique aussi, culminant avec l’insurrection républicaine qui éclate à Paris en juin 1832, à la suite des funérailles du général Lamarque, héros de 1789 et de l’Empire. Les barricades de ce moment clé et la répression qui s’ensuivit ont été immortalisées par Victor Hugo dans ses Misérables. Elle révèle l’extrême fragilité d’un régime usurpant pour beaucoup le mot de « liberté ».

Mais c’est la réalité sociale qui a été déterminante dans le déclenchement de 1848 : crise profonde qui touche les campagnes à la suite de mauvaises récoltes successives provoquant la montée des prix des denrées de subsistance et formation, dans les centres urbains industriels, d’une classe ouvrière atteinte par les formes les plus extrêmes de la pauvreté. La poussée des idées socialistes naît largement du mépris du régime à cette « question sociale ». Cette misère est saisie par des enquêtes statistiques qui choquent une partie de l’opinion libérale, ceux qui vont faire 1848 pour faire oublier 1830. Dans une de ses brochures, un médecin certifie qu’à Lille, les ouvriers sont logés dans des taudis souterrains et que « sur 21 000 enfants qui naissent dans les caves, il en meurt, avant l’âge de 5 ans, 20 700 ». La monarchie de Louis-Philippe tombera par indifférence à cette misère qui s’est emparée du pays. Le socialiste Blanqui parle d’un « nouvel Ancien Régime ». La révolution à venir doit être sociale autant que politique.

Le banquet et la barricade : ce sont les deux motifs qui structurent l’imaginaire de février 1848. Ils renvoient aux deux mouvements profonds qui provoquent les trois journées d’émeutes et la chute définitive de la monarchie. L’interdiction par le régime du banquet du 22 février sur les Champs-Elysées a suscité une manifestation monstre place de la Madeleine, à deux pas de l’Assemblée, et provoque une agitation de rue dont la barricade est la formulation la plus concrète. La première apparaît quartier Saint-Honoré en fin de journée et, avec elle, les deux premiers morts, deux femmes.

On retrouve alors la dramaturgie de bien des révolutions françaises : d’abord, Louis-Philippe, en roi hésitant qui croit calmer l’orage, démissionne le Président du Conseil François Guizot : apaisement de courte durée ; ensuite, persistance de la colère dans les faubourgs ouvriers où l’on s’organise en factions armées contre la garde nationale ; enfin, la fusillade mortelle - le 23 février, à 21 h 45, boulevard des Capucines : 52 morts, 100 blessés - qui déclenche « la tempête » révolutionnaire à Paris et en province.

Un fait majeur : la garde nationale, garant armé du régime, a fraternisé avec les émeutiers. Du banquet interdit à la barricade fatale : le processus révolutionnaire de 1848 s’engage dans l’articulation entre ces deux moments. C’est la convergence entre, d’une part, l’idée démocratique formulée lors des banquets et l’émotion populaire et pleine de rage criée sur les barricades qui donnent sa singularité à la révolution de 1848. Avec un mot d’ordre crié dans les rues : « A bas Guizot ! Vive la Réforme ! » Un slogan qui indique le vaste chantier à engager mais qui promet bien des divisions.
"Plèbe dangereuse"

Lamartine, l’homme de 1848, chef du gouvernement provisoire qui vient de se former, est bien conscient de la tâche délicate qui lui incombe. Comment concilier des forces contraires ? D’un côté, une partie de la foule, portée par l’agitation des clubs et la radicalité socialiste qui exige une révolution sociale, provoquant la panique des « gens de bien ». De l’autre, les « républicains » modérés, proches des « honnêtes gens » justement, prêts à changer la France mais à condition de neutraliser la « plèbe dangereuse » qui réclame trop fort des « droits extravagants ». Si Lamartine a été l’homme de cette situation insurrectionnelle, c’est justement qu’en tant que modéré il a su rassurer son camp et rallier à la cause politique commune le peuple de Paris. L’histoire du drapeau emblématise ce génie-là. C’est la première image d’Epinal que fournit 1848 aux annales révolutionnaires. Le verbe de Lamartine qui parvient à convaincre le peuple de la supériorité des trois couleurs sur le rouge, « sanglant haillon », c’est la promesse d’une entente entre deux camps que tout oppose ou presque. Mais c’est encore une fois une fausse promesse. Garder le drapeau tricolore, d’accord, mais pour quoi faire ?

Des deux volets du programme révolutionnaire, Lamartine sait que le politique est le plus aisé à faire passer : la République est d’emblée proclamée et le premier acte du gouvernement est d’imposer l’idée démocratique. C’est elle qui travaille en profondeur le mouvement qui a mené à 1848. Les banquets de « républicains » avaient comme thème récurrent le refus par la monarchie de Juillet d’élargir le droit de vote. La réforme attendue était d’essence électorale. La monarchie de Juillet représentait une conception élitiste du pouvoir soutenu par une base électorale de seulement 240 000 électeurs ! Ce qu’on appelle l’esprit quarante-huitard, c’est la remise en question de cette conception élitiste du système du gouvernement.

Ce qu’il faut resituer dans le contexte de l’époque, c’est cette tension entre un ordre libéral issu de la Révolution française de 1789 et l’exigence démocratique qui se pense comme son dépassement tant au niveau social qu’au niveau politique. Comme l’a écrit Maurice Agulhon, grand historien de 1848, ce qui anime les quarante-huitards, c’est une nouvelle formulation de la République : « La République n’est pas la “vraie”, n’est pas la “bonne”, si elle est seulement absence de monarchie ou de dictature, elle n’est vraiment la République que si ses règles de fonctionnement servent une visée progressiste. »

La proclamation du suffrage universel reste le grand acquis de 1848, célébré par les programmes scolaires actuels comme une victoire qui fonde la France moderne. Mais c’est le volet social qui va construire sa mémoire sombre, l’horizon de toutes les déceptions. Dans le gouvernement provisoire, il n’y a que deux membres sur 11 qui incarnent l’horizon de droits sociaux exigés par les ouvriers : Louis Blanc, théoricien du socialisme, et Alexandre Martin, dit « Albert l’ouvrier ». Les autres, comme Arago, Garnier-Pagès ou Ledru-Rollin craignent comme la peste « l’infernale doctrine » socialiste.

Ce sont les élections législatives du dimanche 23 avril 1848 qui constituent un tournant majeur, le moment où l’élan révolutionnaire pour un monde nouveau bascule vers son contraire : les 83 % d’électeurs qui y participent votent pour les républicains « modérés » et bourgeois, désormais majoritaires parmi les 900 « représentants du peuple ». Pour les « républicains avancés » qui défendaient les idées de la République sociale et populaire, c’est un échec. C’est aussi la plus grande ironie de l’histoire de 1848 : c’est par le suffrage universel qui ouvre à 9 millions d’électeurs le pouvoir de voter que revient l’ordre.

Les électeurs de province ont montré leur horreur de l’agitation sociale. A Rouen, les ouvriers du textile se révoltent et contestent la victoire des candidats conservateurs. La répression ne se fait pas attendre : 39 morts et plus de 500 arrestations ! Elle a été ordonnée par le gouvernement provisoire. C’est peu de dire que le climat a changé. A partir de cet instant, une mécanique politique s’engage à la chambre des députés. Elle vise à faire tomber la fièvre socialiste. Le maréchal Bugeaud, qui conduisit la colonisation de l’Algérie, désormais député à la chambre, déclare : « Il est prouvé que ce sont les vices qui appauvrissent les ouvriers bien plutôt que l’exiguïté des salaires ; ceux qui ont la moralité et de l’économie se tirent toujours d’affaire. »

C’est une mesure dirigée contre les ouvriers qui va déclencher le dernier acte sanglant de la révolution : le grand massacre de juin qui dura quatre jours, une des plus féroces répressions de classe du XIXe siècle, orchestré par Louis-Eugène Cavaignac, frère cadet de Godefroi Cavaignac, idole des républicains radicaux : une autre ironie de l’Histoire. Les députés décident d’en finir avec les ateliers nationaux, idée funeste et repaire de « la canaille ». Le décret propose d’en faire des soldats ou des terrassiers loin de Paris. Les ouvriers des quartiers populaires de l’Est réagissent et s’organisent. Les premières barricades sont érigées près de la porte Saint-Denis, dans le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau et le quartier Saint-Jacques. Ils refont les gestes de février. L’issue sera contraire. Dans son Histoire populaire de la France, Michelle Zancarini-Fournel rappelle les enjeux de cette guerre des rues qui commence : « Dans les deux camps, on se bat pour la République. Mais elle n’est pas identique pour tous : pour les uns, c’est la République institutionnelle, légale qui doit être défendue ; pour les autres, la République doit être sociale. »

Ce conflit de valeurs autour de la définition de la République, cette tension violente entre les deux groupes qui la défendent, n’est-elle pas le cœur et l’échec programmé de toutes les révolutions françaises depuis 1830 ? Avec, à chaque fois, une issue fatale pour les revendications des « classes laborieuses » jugées trop « dangereuses » par le pouvoir. La répression des communards durant la Semaine sanglante de mai 1871 reproduira sur une plus vaste échelle les journées de juin 1848 et, à nouveau, une république - la IIIe - naîtra sur un cadavre chaud et encombrant que l’histoire de France aura bien du mal à intégrer dans le récit national sans accrocs des manuels scolaires républicains.

Frédéric Bas"

Lire "Les illusions perdues de la révolution de février 1848".


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