Revue de presse

"L’enseignement musulman privé dans la tourmente" (La Croix, 12 déc. 23)

(La Croix, 12 déc. 23) 12 décembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Enquête La rupture du contrat d’association qui liait le lycée Averroès de Lille avec l’État illustre la difficile émergence d’un enseignement privé islamique. La méfiance des pouvoirs publics vis-à-vis du séparatisme musulman et l’absence de structuration des acteurs expliquent le peu de conventionnement avec l’État, alors que la demande des familles tend à augmenter.

Héloïse de Neuville, avec Emmanuelle Lucas et Bernard Gorce

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Lire "Lycée Averroès : l’impossible émergence d’un enseignement musulman privé ?".

« Avec ce qui nous arrive, quel établissement musulman va encore se lancer dans un partenariat avec l’État ? » Cette interpellation est lancée par Makhlouf Mamèche, directeur de l’association Averroès, après la décision du préfet des Hauts-de-France de rompre le contrat d’association qui liait l’établissement privé musulman avec l’État. « Alors que nous sommes allés très loin dans la coopération, qu’une dizaine d’inspections ont eu lieu dans le lycée depuis son ouverture, on nous retire notre contrat. Il était pourtant le meilleur gage de notre bonne volonté, car cela supposait d’accepter un contrôle étroit », plaide-t-il.

De fait, la rupture de confiance décidée par les pouvoirs publics à l’égard du lycée lillois, accusé d’irrégularités financières et d’enseignements « contraires aux valeurs de la République », est un coup dur porté au petit monde de l’enseignement musulman privé.

1 300 élèves dans l’enseignement musulman privé sous contrat

Celui-ci peine à émerger, sous un double effet de méfiance des pouvoirs publics et de manque d’organisation interne. Jusqu’à aujourd’hui, les enfants de confession musulmane fréquentent d’abord massivement l’école publique, puis les écoles privées catholiques sous contrat. Depuis 2004, seule une dizaine d’établissements musulmans – essentiellement des écoles primaires – a obtenu un contrat d’association avec l’État, totalisant à ce jour un peu plus de 1 300 élèves scolarisés dans ce cadre. Parallèlement à ce petit écosystème sous contrat avec l’État, une centaine d’établissements hors contrat confessionnels existent. En tout, établissements sous contrat et hors contrat musulmans scolarisent plus de 10 000 élèves.

Sans exploser, la demande pour un enseignement musulman est tirée, depuis le début des années 2000, par la loi interdisant les signes religieux à l’école (2004) et l’émergence d’une classe moyenne musulmane souhaitant avoir le choix entre enseignement public et confessionnel. Précisément, le lycée Averroès a été ouvert il y a vingt ans par la Ligue islamique du Nord pour prendre en charge la scolarité d’élèves exclues de leur lycée car elles refusaient de retirer leur voile. « Les familles sont attirées par les spécificités religieuses de ces établissements, mais pas seulement, explique la chercheuse en sociologie Diane-Sophie Girin, autrice d’une thèse sur l’enseignement privé musulman. On voit que ces établissements ouvrent dans les quartiers prioritaires pour des familles musulmanes de classe moyenne qui cherchent aussi à contourner la carte scolaire. »

Pas de visage uni ou rassurant pour l’État

À la différence de l’enseignement catholique qui a réussi, avec le temps, à se doter d’une véritable organisation nationale, l’absence de structuration a été, pendant longtemps, la principale raison invoquée par le ministère de l’éducation nationale pour refuser aux établissements la signature d’un contrat d’association, gage de financements publics. En 2014, une Fédération nationale de l’enseignement privé musulman voit le jour, portée par des mosquées influencées par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) – à l’Islam conservateur, proche des Frères musulmans.

La structure compte une dizaine de membres fondateurs, dont les plus gros groupes scolaires islamiques, comme le lycée Averroès et Al-Kindi à Décines (Rhône). Petit à petit, les acteurs se diversifient, sans toutefois réussir à présenter un visage uni et rassurant pour les pouvoirs publics. L’absence de clergé institué, « de discours religieux unitaire, et donc pas d’enseignement théologique qui correspondrait à la société française », reste un point d’inquiétude pour l’État, explique un professeur d’histoire, spécialiste du fait religieux musulman.

« Quand j’étais au ministère de l’éducation nationale, les demandes d’association d’établissements scolaires musulmans étaient regardées avec beaucoup de soupçons et de réticences. Les demandes de conventionnement pour les établissements juifs étaient plus simples », retrace Bernard Toulemonde, ancien directeur de l’enseignement scolaire jusqu’en 2000.

« Sous l’ère de Jean-Michel Blanquer, on coupe le robinet »

Sous la présidence de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, il existe pourtant une volonté politique forte de contractualiser des établissements musulmans dans une logique de partenariat, notamment avec l’UOIF, devenue Musulmans de France. Entre 2014 et 2017, trois groupes scolaires obtiennent le sésame du conventionnement avec l’État. « À partir de l’arrivée de Jean-Michel Blanquer, on coupe le robinet », note un observateur de ces questions, pour qui ce coup d’arrêt marque la disgrâce des organisations issues des Frères musulmans auprès du personnel politique et un traitement plus sécuritaire de l’islam, à la suite d’une série d’attentats islamistes.

Les déboires d’Averroès, notamment mis en cause pour ses cours d’éthique musulmane, illustrent combien ces écoles suscitent désormais des réserves du côté des pouvoirs publics. Surtout, les rares qui ont vu le jour ont contribué à réorienter la laïcité à la française, « qui est passée d’une logique d’accommodement à une logique de contrôle », affirme Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université Paris Nanterre. Loi Gatel en 2018 – qui a simplifié les procédures de fermeture d’établissements privés –, loi Blanquer en 2019, loi séparatisme… De nombreux textes ont été votés afin de mieux contrôler ces établissements. Ils vont tous dans le même sens : « Durcir les conditions d’ouverture, et renforcer les contrôles a posteriori. Cela marque une vraie rupture avec l’esprit d’application du contrat qui prévalait jusqu’alors. La loi Debré de 1959, pensée pour l’école catholique, a été fortement encadrée depuis que des établissements musulmans ont ouvert. Plus que jamais, la laïcité est perçue comme le fait de ne jamais transiger avec la religion. »

« Un risque de deux poids deux mesures »

Faut-il le regretter, alors que le contrat d’association est un facteur de structuration de la proposition religieuse, qui permet de ramener dans le giron de l’État des établissements autrement destinés au hors contrat ? Anne Brugnera, députée (Renaissance) chargée du volet éducation lors des débats sur la loi séparatisme, assume des contrôles différents pour les écoles musulmanes. « Les catholiques ont une ancienneté, des institutions qui sont des interlocuteurs de l’État. » À l’inverse, « il est justifié qu’Averroès, même si c’est le plus vieux lycée musulman de France, soit aussi le plus regardé, estime-t-elle, car nous ne pouvons pas faire comme si les écoles coraniques n’existaient pas, ni comme si le séparatisme ne faisait pas le lit du terrorisme ».

L’ancien inspecteur Jean-Louis Auduc estime que les contrôles dont a fait l’objet Averroès « sont pleinement justifiés », mais que « la même rigueur doit être exercée partout ». L’ancien inspecteur pointe un risque de « deux poids deux mesures », car « tous les établissements privés sous contrat catholiques ou juifs ne font pas l’objet d’un contrôle aussi rigoureux ». Dans un rapport de juin 2023, la Cour des comptes critiquait « une carence des contrôles de l’État » sur le privé sous contrat.

Les conditions du contrat d’association avec l’État

Après cinq années d’exercice, un établissement hors contrat peut demander à être lié à l’État par un contrat.

Ce contrat oblige le groupe scolaire à accueillir les enfants sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyance.

En contrepartie, l’État rémunère les enseignants, et les collectivités publiques doivent financer le fonctionnement de l’établissement dans les mêmes proportions qu’elles financent les établissements d’enseignement public.

Pour les établissements sous contrat, le contrôle de l’État est à la fois financier – notamment pour vérifier la conformité de l’utilisation de la contribution de l’État –, administratif et pédagogique – comme vérifier la mise en œuvre des programmes d’enseignement.

L’établissement peut conserver son « caractère propre », à savoir la spécificité de son projet pédagogique, qui peut recouvrir une éducation religieuse comme pour l’enseignement catholique, juif et musulman."


Voir aussi dans la Revue de presse le dossier Lycée Averroès (Lille) dans Ecole privée dans Ecole (note de la rédaction CLR).


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