Revue de presse

"L’antisémitisme de gauche : une vieille histoire" (Le Figaro, 22 & 23 nov. 23)

24 novembre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"GRAND RÉCIT - Les propos de Mélenchon et ses proches sur Israël et le Hamas n’ont rien d’un « dérapage » isolé. L’antisémitisme existe, à gauche, depuis deux siècles, mais a été occulté, refoulé. Il y a des épisodes sur lesquels on préfère garder le silence. Or ce passé peu connu est éclairant.

Par Guillaume Perrault

Lire "L’antisémitisme de gauche : une vieille histoire depuis 200 ans".

Jean-Luc Mélenchon est accusé de complaisance envers l’antisémitisme islamiste, voire d’être devenu lui-même antisémite, après ses déclarations sur l’Etat hébreu et le Hamas. Pour mesurer la portée de ce que nous vivons, le recul de l’histoire est nécessaire. Car il existe bien, depuis 200 ans, un antisémitisme de gauche, qui ne cadre guère avec l’image flatteuse que cette famille de pensée aime donner d’elle-même.

Cette histoire commence sous la Révolution française. L’Assemblée constituante, poursuivant un processus engagé dès le règne de Louis XVI, reconnaît les Juifs comme des citoyens à part entière, sous réserve qu’ils renoncent à leur organisation communautaire. La décision est adoptée le 27 septembre 1791 à la quasi-unanimité. L’émancipation des Juifs, parachevée par Napoléon qui œuvre de façon autoritaire en vue de leur assimilation, fait de la France, au début du XIXe siècle, un cas unique en Europe, un pays d’avant-garde à cet égard.

Mais l’émancipation des Juifs -dont le nombre est estimé à 40.000 pour 28 millions d’habitants en France en 1789, soit pas même 0,2% de la population- coïncide avec les prémices de la révolution industrielle. Un antijudaïsme séculaire d’origine chrétienne, vif au Moyen-Age, percevait les Juifs comme un peuple déïcide et hostile au message des Evangiles. La vieille image du Juif de cour, riche et influent, s’est ensuite développée. À ces représentations, qui n’ont pas disparu au début du XIXe siècle, s’ajoute désormais la figure du Juif comme symbole de la bourgeoisie conquérante, singulièrement dans le domaine de la finance.

L’Eglise, au Moyen-Age, interdisait aux chrétiens de prêter à un taux dit usuraire, de sorte que le commerce de l’argent a été longtemps l’une des rares professions accessibles aux Juifs. Sous le Second Empire, en 1865, 45 à 50 des 300 principaux banquiers français seraient des Juifs, et, aux débuts de la IIIe République, leur nombre est évalué à 90-100 sur 440 dirigeants d’établissement financiers, selon les chiffres indiqués par l’historien Michel Dreyfus dans L’antisémitisme à gauche - histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours (2011), ouvrage fruit de recherches minutieuses.

Le renom des Rothschild accrédite la représentation, dans l’imaginaire collectif, de « la banque juive » cosmopolite
La réussite exceptionnelle des Rothschild dans cinq pays européens, au début du XIXe siècle, les fait décrire comme « les banquiers de la Sainte-Alliance », c’est-à-dire l’union des puissances européennes qui ont vaincu Napoléon en 1815. Le renom de cette famille accrédite la représentation, dans l’imaginaire collectif, de « la banque juive » cosmopolite, vivant du travail des autres. Le thème du parasite sera appelé à un grand succès.

En réalité, si le dynamisme des minorités est un phénomène bien connu (il se vérifie aussi, par exemple, pour les Arméniens), les conditions sociales des Français juifs au XIXe siècle sont beaucoup plus variées que la focalisation sur quelques brillantes réussites individuelles ne le laisse supposer. Mais, en raison de l’assimilation des Juifs au grand capitalisme, et de la bienveillance du régime de Louis-Philippe envers eux, l’antipathie à leur égard est fréquente parmi les Français d’alors.

À gauche, une partie importante des socialistes pré-marxistes (également appelés socialistes utopiques) portent ainsi un regard de réprobation morale envers les Juifs, symboles pour eux du monde nouveau en train de s’imposer et qui déstabilise une société encore rurale et traditionnelle. En 1838-1839, la romancière George Sand, dont le cœur vibrera pour les ouvriers insurgés en juin 1848 et conspuera la majorité conservatrice de l’Assemblée, séjourne à Majorque avec Chopin. Or elle juge que les Juifs sont, dans l’île, en train d’accaparer la richesse. Dans vingt ans, ils « pourront s’y constituer à l’état de puissance comme ils l’ont fait chez nous », ajoute-t-elle. En 1857, elle écrit encore, comme une conséquence du triomphe du capitalisme industriel et financier : « dans cinquante ans, la France sera juive » (cité par l’historien Michel Dreyfus dans son livre).

L’inventeur du mot « socialisme », le Français Pierre Leroux (1797-1871), décrit les « plus grands capitalistes de France [comme] des juifs qui ne sont pas des citoyens français mais des agioteurs de tous les pays » (De la Ploutocratie, 1843). Trois ans plus tard, Leroux publie, dans la Revue sociale, financée par George Sand, un article où il assure ne pas incriminer les Juifs en tant que tels, qu’il qualifie de « race humiliée » mais affirme s’attaquer à l’« esprit juif, c’est-à-dire à l’esprit de gain, de lucre, de bénéfice, à l’esprit de négoce et d’agio ».

Pour une autre figure du socialisme utopique de l’époque, Charles Fourier (1772-1837), la Révolution a eu tort d’émanciper les Juifs, car ce sont des marchands que l’Etat doit contraindre à prendre part au « travail productif », c’est-à-dire embrasser les professions d’agriculteur ou d’ouvrier.

Un de ses disciples, Alphonse Toussenel (1803-1885), qui se revendique comme socialiste et réclame la nationalisation des banques et des chemins de fer, publie Les Juifs, rois de l’époque (1845). Il se distingue par la violence de son ton, accuse les intéressés de régner aussi sur la presse, et englobe les protestants dans sa vindicte anticapitaliste. L’auteur somme chacun de choisir son camp : « Il n’y a plus que deux partis en France : celui des rouges, celui des blancs ; celui des républicains, celui des cosaques ; celui des travailleurs, celui des fainéants ; le parti français, le parti juif ». Toussenel aura des lecteurs fervents.

Lors de la même décennie, un penseur d’une tout autre stature, Proudhon (1809-1865), théoricien d’une contre-société de petits propriétaires indépendants, député en 1848, et qui aura une influence considérable sur le syndicalisme et le mouvement ouvrier, confie à ses Carnets l’aversion qu’il éprouve pour les Juifs. Puis, en date du 26 décembre 1847, sa notation ne marque plus l’hostilité, mais la haine : « Juifs. Faire un article contre cette race qui envenime tout, en se fourrant partout, sans jamais se fondre avec aucun peuple. Demander son expulsion de France, à l’exception des individus mariés avec des Françaises ; abolir les synagogues, ne les admettre à aucun emploi, poursuivre enfin l’abolition de ce culte. » Proudhon poursuit : « Le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer… Par le fer ou par le feu, ou par l’expulsion, il faut que le Juif disparaisse ». Et il conclut : « La haine du Juif et de l’Anglais [berceau de la révolution industrielle et du capitalisme libéral, NDLR] doit être notre premier article de foi politique ».

Si l’on en croit Mgr Pierre Haubtmann, spécialiste de Proudhon, ces lignes, qui n’ont pas vocation à être rendues publiques, sont exceptionnelles dans son œuvre, et reflèteraient son amertume alors qu’il perd du terrain dans la polémique qui l’oppose à Marx, par livres interposés, depuis 1846. Si l’antijudaïsme de Proudhon est avéré, ce trait de sa pensée n’occuperait chez lui qu’une place accessoire, estime Haubtmann. Il reste que Proudhon, dans ses Carnets, qualifie aussi les Juifs de « race insociable, obstinée et infernale ». Par ailleurs, ce penseur prolifique, nostalgique d’un âge d’or, cherchant un homme providentiel à qui confier un pouvoir dictatorial pour instaurer un ordre social nouveau, peut être qualifié d’ultra-nationaliste avant l’heure. Proudhon est hostile à tout ce qui vient de l’étranger.

À la même époque, néanmoins, d’autres courants du socialisme utopique ne manifestent aucune hostilité envers les Juifs. Le plus illustre a pour fondateur le comte de Saint-Simon (1760-1825), qui considère la révolution industrielle comme un bienfait et a foi dans le progrès technique. Nombre de ses disciples, les saint-simoniens, fréquenteront les allées du pouvoir sous le Second Empire. Louis Blanc (1811-1882), de même, qui représente l’extrême gauche de l’époque dans le gouvernement provisoire de Février 1848, est indifférent envers les Juifs.

De façon paradoxale, Marx, dans un texte de jeunesse, À propos de la question juive (1843), traduit en français sept ans plus tard, paraît apporter la caution de son autorité ultérieure à des arguments qui nourriront l’antisémitisme de gauche. Il accuse les Etats allemands d’avoir, par des législations iniques leur interdisant de nombreuses professions, emprisonné les Juifs dans les métiers d’argent. Le jeune Marx en déduit que la représentation du Juif est indéfectiblement liée à l’« empire de la propriété privée et de l’argent ». Et il conclut que l’émancipation des intéressés réclame leur sortie du judaïsme. Dans sa correspondance, par ailleurs, Marx agrémentera son hostilité envers un socialiste allemand de premier plan, Ferdinand Lassalle, de remarques qui peuvent relever de l’antisémitisme.

Dans l’histoire de la gauche en France, la période du socialisme prémarxiste ou utopique s’achève, schématiquement, au début des années 1850. La décennie suivante est marquée par la fondation de l’Association internationale des travailleurs (1864), tour à tour dominée par les partisans de Proudhon et de Marx. Or une figure de l’extrême-gauche assure un lien entre ces deux périodes : Auguste Blanqui (1805-1881). L’homme conspue les élections et le régime représentatif. Des Bourbons restaurés à la IIIe République naissante, il participe à toutes les insurrections et multiplie les tentatives de coups d’Etat, qui échouent à chaque fois. Ses séjours consécutifs en prison sont si fréquents qu’ils lui vaudront d’être surnommé « l’enfermé ».

Blanqui se réclame des sans-culottes jacobins et des Hébertistes de la Terreur. Il rêve d’instaurer une dictature censée être exercée au nom du peuple par une organisation révolutionnaire centralisée. Son antisémitisme, sans être central, est nourri de la lecture de Voltaire et de certains Encyclopédistes de second rang, pas moins hostiles au judaïsme qu’à l’Eglise catholique et même au christianisme qui en est issu. L’aversion envers les Juifs paraît à Blanqui le corollaire du caractère révolutionnaire de sa révolte contre la « démocratie bourgeoise ». L’homme a des disciples. Ces tenants d’une extrême-gauche antiparlementaire participent à la Commune en 1871 et, à la fin des années 1880, soutiendront souvent le général Boulanger.

Le terme d’antisémitisme lui-même apparaît en Allemagne en 1879. Il est forgé et revendiqué par un journaliste, l’ancien socialiste Wilhelm Marr (1819-1904). Certains auteurs considèrent donc qu’il n’est pas rigoureux de parler d’antisémitisme pour des faits antérieurs à cette date et qu’ils relèvent plutôt du vieil antijudaïsme. Quoi qu’il en soit, une poussée d’antisémitisme affecte la France dans les années 1880. La France juive (1886), d’Edouard Drumont, qui sera longtemps le maître de Bernanos, est un best-seller à l’époque, salué par plusieurs socialistes. Zola, dans L’Argent (1891), inspiré du krach de l’Union générale neuf ans plus tôt, et qui met en scène la lutte entre un banquier catholique et un banquier juif inspiré du baron de Rothschild, a des mots très durs pour les Juifs qui travaillent dans la finance.

Lorsque les pogroms deviennent, en Russie, un dérivatif encouragé par les Tsars face aux difficultés intérieures, une personnalité socialiste, l’ouvrier Benoît Malon (1841-1893), ancien communard proche de Jules Guesde, juge en 1886, dans la Revue socialiste qu’il dirige, que les Juifs russes, « caste » de « rapaces et d’usuriers sans scrupules », portent une large responsabilité dans les pogroms dont ils sont victimes. Le scandale de Panama, à partir de 1892, qui révèle la connivence entre la compagnie du Canal et certains parlementaires, nourrit l’antiparlementarisme d’extrême-gauche et d’extrême-droite et, indirectement, l’antisémitisme, en incriminant des personnalités comme le lobbyiste Cornélius Herz mais aussi le député Joseph Reinach, ancien secrétaire de Gambetta.

Par ailleurs, dès les années 1860, l’antisémitisme, trouvant un appui dans un livre de Renan et dans les thèses de Gobineau, avait pris une tournure raciale. Or ce virage s’accentue à la fin du XIXe siècle. Le scientisme contribue à la fondation de l’anthropologie et favorise la conviction qu’il est possible et légitime d’élaborer de grands systèmes de classification des « races », conviction qui peut s’accompagner d’une volonté de les hiérarchiser. Certains auteurs antisémites à prétention scientifique s’engouffrent dans la brèche et se réclament désormais de l’autorité de la science.

Les organisations syndicales socialistes, pour leur part, sont partagées. Elles affichent leur caractère révolutionnaire et leur priorité est de mettre à bas la société bourgeoise. En 1891, lors du deuxième congrès de l’Internationale socialiste, le délégué américain Abraham Cahan propose une motion condamnant l’antisémitisme. Pour lui, en effet, l’antisémitisme est une ruse des capitalistes pour détourner de la lutte des classes. Les congressistes, divisés, hésitent. Puis, à l’initiative de deux délégués français opposés à la demande de leur camarade américain, un compromis est élaboré : les congressistes votent une motion qui condamne, en les mettant sur le même plan, les « excitations antisémitiques et philosémitiques ».

Dans le journal Le cri du peuple, fondé par l’ancien communard Jules Vallès, Jules Guesde vitupère Rothschild, le « mauvais Juif de Francfort installé depuis près d’un siècle comme une pieuvre au cœur de la France dont il aspire le sang par tous les suçons ». Lors d’un meeting à Paris, en 1886, Guesde exprime son souhait que le banquier soit emprisonné, voire fusillé. Rothschild l’attaque en justice pour injures publiques, ainsi que Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, mais perd son procès. À un lecteur qui s’étonne de voir Le cri du peuple réserver ses attaques, parmi tous les banquiers parisiens, à un Juif, Lafargue répond, non sans embarras, que les socialistes « n’ont ni haine de race ni haine de nationalité », et qu’ils incriminent Rothschild uniquement parce qu’il « personnifie la finance moderne ».

Le même journal, en octobre 1888, publie une critique aimable du nouveau livre de Drumont, La fin d’un monde. Le critique le blanquiste Henri Place, se félicite que, « Lassé de s’en prendre aux seuls Juifs, […] il attaque aujourd’hui les bases mêmes de la société ». Certes, pour le collaborateur du journal, Drumont a tort de penser que le catholicisme a encore « un rôle à jouer », mais il se félicite de l’« aide » apportée par l’auteur aux thèses socialistes et semble lui reconnaître le prestige de la radicalité. Pour beaucoup de socialistes d’alors, l’antisémitisme est une sorte d’étape qui peut mener, ensuite, à des vues plus larges, à savoir la lutte du prolétariat contre toute la bourgeoisie, sans qu’il y ait lieu de faire des distinctions entre différents clans d’exploiteurs.

Le 9 novembre 1888, Le cri du peuple fait ainsi l’hommage à Drumont d’une grande interview pour son livre. Dans ces colonnes, l’auteur se réclame d’un socialisme qui serait ancré dans l’histoire de France. Et Drumont estime observer des convergences de vues entre le journal de Vallès et la droite révolutionnaire et populaire qu’il entend incarner.

Les disciples de Blanqui, Edouard Vaillant en tête, font aussi fête à un déconcertant personnage de la scène parisienne de l’époque :le journaliste Henri Rochefort. Talentueux, opposant célèbre à Napoléon III sous le Second Empire, auteur de formules cinglantes dans son journal La Lanterne et duelliste émérite, il a été sympathisant de la Commune de Paris en 1871. Condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, il s’en évade, s’exile et revient en France après l’amnistie de 1880. Jouissant d’un grand prestige dans les milieux socialistes, l’homme est à la fois antiparlementaire, anticlérical, anticapitaliste (une amitié le lie à Louise Michel), antisémite et nationaliste. Rochefort est un acteur central de l’équipée du général Boulanger.

Arrive l’affaire Dreyfus, très complexe et qui défie le manichéisme. On ne l’envisage ici que sous le rapport des relations entre l’antisémitisme et la gauche. Le drame commence en 1894 par la première condamnation du capitaine et s’achève en 1906 avec sa réhabilitation.

Bourgeois, juif et officier, Dreyfus a trois titres à l’antipathie des socialistes, alors l’extrême gauche révolutionnaire. Un proche de Jules Guesde, Maurice Charnay, est bien seul lorsque, dans Le Parti ouvrier, il évoque dès le procès de 1894 la possibilité d’une « épouvantable machination » contre Dreyfus. Jean Jaurès est beaucoup plus représentatif des siens. À l’énoncé du premier verdict, il écrit en première page de La Dépêche de Toulouse : « On a surpris un prodigieux déploiement de la puissance juive pour sauver l’un des siens » de la peine capitale (26 décembre 1894). « La vérité, c’est que si on ne l’a pas condamné à mort, c’est que l’immense effort juif n’a pas été tout à fait stérile » ajoute le socialiste. Jaurès en tire argument pour réclamer une plus grande clémence de la justice militaire envers les soldats du rang, passibles de la peine de mort, selon lui, pour une simple insubordination passagère.

Autre indice de sa vision du monde à l’époque : six mois plus tard, de retour d’Algérie, où se déroulent alors des manifestations où l’on crie « à bas les Juifs ! », le député de Carmaux les commente sans les blâmer dans La dépêche de Toulouse (8 mai 1895). Ce « mouvement antijuif », juge-t-il, illustre « la condamnation nouvelle et saisissante d’un régime social qui permet l’accaparement de presque toute la fortune, mobilière et immobilière, par une classe qui ne produit pas ». Or tel est le cas des Juifs en Algérie, soutient Jaurès. « Depuis le décret Crémieux », qui, en 1870, a accordé la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, « l’usure juive » est à l’œuvre et est « aujourd’hui le vrai conquérant de l’Algérie », insiste le député socialiste. Puis Jaurès élargit son propos : « On entend des hommes, qui passent pour modérés, regretter le temps où les deys d’Alger faisaient rendre gorge, périodiquement, aux usuriers. Ils ne se doutent pas tous que cette opération hardie contre la finance, si elle se renouvelait, ne porterait pas seulement sur les juifs, et c’est ainsi que sous la forme un peu étroite de l’antisémitisme se propage en Algérie un véritable esprit révolutionnaire ».

Un an plus tard, Jaurès polémique avec Drumont en première page de La petite République comme on le fait avec un contradicteur honorable. Or les propos du député de Carmaux laissent pantois. « Et que dirait M. Drumont, qui accuse le socialisme d’être un truquage juif, si nous lui répondions que l’antisémitisme est un truquage destiné à sauvegarder l’ensemble de la classe banquière, industrielle et propriétaire, par une petite opération sagement limitée ? Le capital se laisserait circoncire de son prépuce juif (sic) pour opérer ensuite avec plus de garanties », écrit Jaurès (7 juin 1896).

Nul ne parle plus de Dreyfus en 1895 et 1896, hormis l’anarchiste Bernard Lazare, cas unique dans sa famille de pensée, et Le Figaro, qui ouvre ses colonnes à Émile Zola. Le journal publie en Une son texte intitulé « Pour les Juifs » (16 mai 1896), où l’écrivain s’inquiète du regain d’antisémitisme. Une partie du lectorat conservateur et libéral du quotidien -mais une partie seulement- considère en effet l’antisémitisme, comme une passion populacière et vulgaire, analogue à la haine des sans-culottes de 93 contre les aristocrates. Le Figaro engage ainsi, en 1897, une véritable campagne pour prouver l’iniquité du jugement du capitaine et réclamer un nouveau procès. Il est le seul grand journal à s’y risquer à l’époque.

On pourrait croire que Jaurès applaudit alors le dreyfusisme résolu du Figaro. Tout au contraire, il le porte à son débit et l’accuse d’être vendu à un « Syndicat Dreyfus », poncif antisémite alors en vogue : « Ce n’est pas que l’existence et l’action de ce syndicat soient contestables. Je défie qu’on explique autrement l’attitude du Figaro, et la campagne systématique que, sous couleur d’impartialité, il mène pour Dreyfus », écrit Jaurès dans La Petite République (27 novembre 1897). Jaurès poursuit : « Que Dreyfus soit ou non coupable, je n’en sais rien et nul ne peut le savoir, puisque le jugement a été secret ; que Dreyfus soit juif ou chrétien, il m’importe peu : et si l’odeur du ghetto est souvent nauséabonde (sic), le parfum de rastaquouère catholique (sic) des Esterhazy et autres écœure aussi les passants ».

Daniel Halévy résume alors la situation dans son journal : « L’état du pays est celui-ci : 3000 personnes, l’élite de Paris, soulevées, Le Figaro, leur organe, Zola, dès à présent, leur voix ; la presse et tout le reste de la France, indifférents, malveillants ou déchaînés ». Le quotidien accueille un troisième texte de Zola, « Le Syndicat » (1er décembre), qui ridiculise la théorie du complot évoquée par Jaurès et beaucoup d’autres, et un quatrième (5 décembre). Puis, le 18 décembre 1897, Le Figaro suspend son offensive dreyfusarde. Dans un texte en Une, le patron du journal reconnaît l’irritation d’une partie de ses lecteurs qui se désabonnent, son isolement au sein de la presse et s’engage désormais à une neutralité scrupuleuse. L’acquittement d’Esterhazy (janvier 1898), qui se révèlera être le vrai traître comme l’affirmait Le Figaro, dépite la direction de ce journal mais conforte sa nouvelle ligne. Déçu, Zola se tourne alors vers Clemenceau et publie aussitôt dans L’Aurore « J’accuse… ! » (13 janvier 1898), rejetant dans l’oubli tout ce qui l’a précédé.

Encore Jaurès n’est-il pas d’emblée convaincu, malgré « J’accuse… ! ». Le 20 janvier 1898, il signe, avec Guesde, Vaillant et les autres leaders de sa famille de pensée, un Manifeste des députés socialistes qui appelle le prolétariat à ne pas prendre parti dans une guerre civile bourgeoise. Le texte renvoie dos à dos « les cléricaux bourgeois » et « les capitalistes juifs » qui rêvent de prouver l’erreur judiciaire pour obtenir « la réhabilitation indirecte de tout le groupe judaïsant et panamisant. Ils iraient laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël. » (sic). Le manifeste conclut : « Certes, le prolétariat qui doit défendre à la fois ses hauts intérêts de classe et le patrimoine de la civilisation humaine qu’il gérera demain, ne doit pas être insensible à l’injustice, même si elle frappe un membre de la classe ennemie. Non, il n’y est pas insensible. Mais il n’est pas dupe ».

C’est ensuite seulement, au cours du premier semestre de 1898 que Jaurès s’extrait de ses préjugés et se convainc de l’erreur judiciaire. Et il devient un défenseur ardent du capitaine. Certes, dans le discours du 7 juin 1898 prononcé dans un des hauts lieux des réunions politiques parisiennes du XIXe siècle, la salle Tivoli-Vauxhall, discours qui marque son plein engagement pour Dreyfus, Jaurès fustige encore, peut-être comme une concession pour ménager « le peuple socialiste de Paris » venu l’écouter, « la « race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la fièvre du prophétisme [, qui] manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion ». Mais il précise : « Ce n’est pas la race qu’il faut briser, c’est le mécanisme dont elle se sert et dont se servent comme elle les exploiteurs chrétiens ».

L’affaire bascule avec le suicide du lieutenant-colonel Henry (31 août 1898), l’auteur du faux bordereau. Le scandale est énorme. Fin septembre 1898, Jaurès publie Les Preuves et écrit, au sujet de Dreyfus : « Il n’est plus ni un officier ni un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe. » Mais l’argument même illustre les préventions que Jaurès a à surmonter, d’abord chez lui, puis dans sa propre famille de pensée. La majorité socialiste -ainsi que des anarchistes et des syndicalistes- ne se rallient à la défense de Dreyfus qu’après le suicide de Henry, et après de vifs débats internes. Une minorité s’y refusera toujours et des manifestations d’antisémitisme perdureront dans ses rangs. Par ailleurs, le regard rétrospectif tend à surestimer le poids de Jaurès par rapport à un Guesde ou à un Vaillant, au sein des socialistes, pendant les années cruciales de l’Affaire, car ce n’est qu’à son terme qu’il acquiert une aura nouvelle et s’impose, ensuite, comme un des plus grands orateurs de la Chambre.

A la défense de la justice a pu, chez les socialistes devenus dreyfusards, s’ajouter des mobiles moins désintéressés. Après les législatives du printemps 1898, au plus fort de l’Affaire, les radicaux, élus en nombre à la Chambre, accordent le label « républicain » à une partie de l’extrême gauche socialiste et révolutionnaire, disposée à se rapprocher d’eux au Palais-Bourbon dans un combat commun contre conservateurs et nationalistes. Des majorités de gauche plus homogènes se constituent, cimentées par la volonté de relancer la politique anticléricale. Le président du conseil Waldeck-Rousseau (au pouvoir de 1899 à 1902) puis surtout Emile Combes (1902-1905) accusent congrégations et écoles catholiques d’être l’âme d’un complot antidreyfusard qui menace la République elle-même.

En réalité, au sein du monde catholique, seuls les assomptionnistes s’étaient distingués par leur antidreyfusisme à caractère antisémite, comme l’a souligné l’historien Bertrand Joly dans sa remarquable Histoire politique de l’affaire Dreyfus (2014). Mais désigner un ennemi permet de mobiliser contre lui, la vérité des faits dût-elle en souffrir. L’atmosphère est au manichéisme. La Ligue des droits de l’homme, fondée pour obtenir la révision du capitaine Dreyfus et sa réhabilitation, approuve l’expulsion des congrégations. Un de ses fondateurs, le catholique Paul Viollet, démissionne de la Ligue en signe de protestation contre ce qu’il tient pour une dérive sectaire. Un dreyfusard illustre, Péguy, exprime son écoeurement. Il juge qu’une noble cause est devenue un prétexte utilisé par le « Bloc des gauches » pour écraser conservateurs et catholiques et, par-dessus-tout, occuper des places. Bref, le dreyfusisme serait devenu une rente de situation.

L’antisémitisme, sans disparaître chez les socialistes, régresse beaucoup, devient mal vu, cesse d’être de bon ton
Quoi qu’il en soit, c’est dans ce contexte que Jaurès réussit à rassembler la majorité des socialistes dans le Parti socialiste-SFIO (1905). Le socialisme est intégré dans la famille républicaine et devient son extrême-gauche. L’antisémitisme, sans disparaître dans cette famille, régresse beaucoup, devient mal vu, cesse d’être de bon ton. Car les socialistes le perçoivent désormais, le plus souvent, comme l’attribut spécifique de l’extrême-droite révolutionnaire ou nationaliste, bref de la « réaction » à combattre.

L’antisémitisme demeure en revanche présent chez certains anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires, courant alors puissant à la CGT, et s’insère dans leur vision du monde opposant gros et petits. Ceux-ci tirent argument de ce qu’ils appellent « l’affaire Dreyfus du monde ouvrier » : la condamnation à mort du syndicaliste Jules Durand au Havre en 1910 pour un homicide qu’il n’a pas commis, affaire qui n’a pas entraîné une mobilisation comparable (Durand sera gracié après avoir perdu la raison).

Au terme de la grande Guerre, les socialistes se divisent au congrès de Tours (1920). Les bolcheviks français, majoritaires parmi les militants, adhèrent à l’Internationale communiste et prennent le contrôle du journal L’Humanité tandis que le socialiste Léon Blum entend garder « la vieille maison », c’est-à-dire la SFIO. Dans les années Vingt, l’antisémitisme paraît faible à gauche, comme dans la société française en général. Le PCF se distingue même, à l’époque, par sa défense des travailleurs étrangers. Mais il se livre parfois aussi à des attaques ad hominem contre des adversaires politiques sous l’angle de leur judéité. Georges Mandel, député de droite, est qualifié en 1921 par L’Humanité de « démonstration vivante que, selon Darwin, l’homme descend du singe » (17 mars 1921).

Léon Blum est une cible de choix. En 1907, le maître des requêtes au Conseil d’Etat avait commis un essai, Du mariage, où il racontait le plaisir qu’il éprouvait, dans sa jeunesse, à suivre des jeunes femmes dans la rue et les aborder. Surtout, il préconisait la liberté, pour les femmes, d’avoir des relations sexuelles avant de se « fixer » par le mariage. Aussi la culture ouvriériste du PCF voit-elle en Léon Blum, dans les années Vingt, un chantre de l’immoralité bourgeoise. L’Humanité fustige « Shylock Blum […] pris de tortillements freudiens » (1er février 1928) et l’accuse d’entretenir « des liens de tendresse » avec une banque de l’époque (7 février 1928). Allusion à son physique frêle, Léon Blum est, écrit L’Humanité, « l’image de l’opposition fondamentale qu’il y a entre notre parti robuste, hardi, combatif, criblé des coups de l’ennemi et la vieille social-démocratie dégénérée, élégante et sceptique, en coquetterie constante avec le régime qui le comble de sinécures » (14 avril 1928. Toutes les citations relatives à Léon Blum sont extraites du livre de Pierre Birnbaum, Un mythe politique, la « République juive » : de Léon Blum à Pierre Mendès France, 1988).

À partir de 1934, la direction du PCF change de cap, espère rompre son isolement et recherche un rapprochement avec la SFIO. Les attaques contre Léon Blum, antisémites ou non, diminuent puis disparaissent dans le contexte de la formation puis de la victoire électorale du Front populaire (avril-mai 1936).

Paradoxalement, à gauche, un antisémitisme se développe en revanche au sein de la SFIO, dans le contexte de la peur d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne à partir de l’avènement d’Hitler en 1933. Le souvenir de l’hécatombe de 14-18, si proche, est omniprésent à l’époque dans toute la société française et nourrit un pacifisme puissant. De 1933 à 1939, les Juifs allemands étant persécutés par le nazisme, les Juifs français engagés en politique sont souvent soupçonnés, voire accusés, de pousser à la guerre avec Berlin par solidarité avec les premiers. Léon Blum se trouve en butte, dans son propre parti, à cette suspicion (comme Georges Mandel l’est à droite). Lors du congrès de juillet 1933, marquée par la scission des « néo-socialistes » (Marcel Déat, Adrien Marquet), Déat critique publiquement « le subtil byzantinisme […] et la passivité tout orientale » de Léon Blum (Le Populaire, 16-17 juillet 1933). Sous le Front populaire, ces attaques se raréfient, mais s’aggravent après sa chute (avril 1938), alors que la menace d’une guerre contre Hitler domine désormais la vie publique.

En privé, Paul Faure, numéro 2 de la SFIO, juge qu’il y a trop de Juifs autour de Léon Blum et qu’ils impriment au parti une orientation belliciste par intérêt personnel. Un nombre important de députés socialistes partage l’opinion de Faure. Au Congrès de Nantes (mai 1939), alors que tout annonce la guerre, la motion pacifiste du numéro 2 de la SFIO obtient environ 40% des mandats. Pour éviter une scission, Léon Blum consent à ses adversaires près de la moitié des sièges à la commission administrative permanente, l’Exécutif du parti. Ce fait ne signifie nullement que chaque socialiste pacifiste d’alors ait été d’emblée antisémite ou le soit devenu à l’approche de la guerre. Mais tel fut bien l’évolution d’une partie importante d’entre-eux. Après le choc de mai-juin 1940 et la chute de la IIIe République, ceux-là rejoindront la collaboration, comme l’a analysé l’historien Simon Epstein dans un livre remarquable, Un paradoxe français : antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008).

Le parti radical-socialiste, la Ligue des droits de l’homme, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, la CGT (alors socialiste), sommés par les événements de choisir leur priorité (antifascisme ou pacifisme), connaissent, à partir de 1935, des déchirements analogues. Or, l’antisémitisme, sans être central dans leurs choix, n’en est pas non plus toujours absent : l’assimilation du Juif au grand capital fauteur de guerre est un thème qui retrouve droit de cité, au sein de composantes centrales de la gauche, dans le contexte de l’angoisse d’un nouveau conflit. Ainsi, parmi les membres du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, Léon Émery et Félicien Challaye, disciples d’Alain (à qui il est arrivé de tenir des propos antisémites, dont l’importance dans son œuvre fait l’objet de débats), imposent, à ses côtés, la ligne d’un pacifisme intégral. Ils rejoindront plus tard, sous l’Occupation, la collaboration parisienne. Un livre pionnier, dû au journaliste Christian Jelen, Hitler ou Staline – le prix de la paix (1988) a mis en lumière ce pan, longtemps occulté, de l’histoire de la gauche dans les années Trente.

Après le pacte germano-soviétique et la déclaration de guerre (3 septembre 1939), la direction du PCF, interdit en octobre, renoue avec la dénonciation du bellicisme des « sociaux-traîtres » et les attaques ad hominem contre « le chacal Blum ». « Blum doit être hanté par le spectre de ses innombrables victimes comme Lady Macbeth, il doit voir avec terreur le sang innocent qui tache à jamais ses mains aux doigts longs et crochus », déclare Maurice Thorez (condamné par défaut à une peine de prison ferme pour désertion par le tribunal militaire d’Amiens en novembre 1939, Thorez est déchu de la nationalité française par le gouvernement Daladier en février 1940).

Arrive l’invasion de mai-juin 1940. Lorsque la défaite est consommée, alors que l’armistice n’est pas même signé, Jacques Duclos rédige le 20 juin 1940, au nom du PCF clandestin, une « déclaration d’intention » destinée aux autorités allemandes et sollicite le droit de faire reparaître L’Humanité légalement. Or, à trois reprises, dans ce texte destiné à l’occupant, Duclos fustige le « Juif Mandel », ministre de l’intérieur du gouvernement Reynaud qui venait alors de démissionner. C’était désigner Georges Mandel à la vindicte des nazis et lui mettre une cible dans le dos. Duclos l’accuse, auprès des Allemands, d’avoir « fusillé des ouvriers qui sabotaient la défense nationale ». L’épisode est raconté dans le passionnant ouvrage des historiens Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, Liquider les traîtres – la face cachée du PCF, 1941-1943 (2007).

Après la deuxième guerre mondiale, et jusqu’aux années 60, la mémoire du génocide des Juifs n’est pas dissociée de la mémoire de la Résistance et de la déportation en général. Sa singularité n’est mise en lumière que peu à peu. Il n’en reste pas moins que, à partir de 1945 et la connaissance du génocide des Juifs, une honte nouvelle s’attache à l’expression d’idées antisémites en France. Sans disparaître, sa présence, dans la gauche non communiste, devient très faible, marginale, cantonnée, sauf exception, à des groupuscules. Il n’en va pas de même au PCF sous Staline. À partir de 1949, les grands procès organisés dans les « démocraties populaires » ont souvent un caractère antisémite. Il en va de même, a fortiori, du prétendu « complot des blouses blanches » au Kremlin. La direction du PCF, qui soutient avec zèle ces grands procès aussi bien que la traque des « blouses blanches » à Moscou, infléchit aussi discrètement sa ligne de conduite en France même. D’anciens résistants communistes juifs sont écartés des instances de direction du Parti.

En 1954, en privé, quelques dirigeants communistes tiennent des propos antisémites sur Pierre Mendès France, alors président du Conseil. Mais ces épisodes restent feutrés, internes à la vie du Parti. Duclos, en revanche, dans ses mémoires publiées en 1968, fustige Boris Souvarine, ancien bolchevik qui a rompu avec le PC, c’est-à-dire, dans le vocabulaire communiste d’alors, un renégat. Or il attaque Souvarine, devenu au fil des ans un admirable analyste du totalitarisme soviétique, en rappelant son vrai nom en ces termes : « Lifschitz, [comme] un petit-bourgeois, issu d’une famille de diamantaires qui espérait sans doute pouvoir faire carrière dans le Mouvement ouvrier comme d’autres se consacrent au commerce » (Jean-Louis Panné, Boris Souvarine, le premier désenchanté du communisme, 1993).

Par ailleurs, en 1948, tous les partis de gouvernement, ainsi que le PCF, avaient salué la création d’Israël. La SFIO et les radicaux-socialistes se distinguaient, sous la IVe République, par leur proximité avec l’Etat hébreu. Mais la guerre des Six Jours, en 1967, constitue un tournant. Si l’opinion française se félicite de la victoire d’Israël, ce soutien paraît plus catégorique à droite qu’à gauche. Pour certains, à gauche, l’image de l’Etat hébreu commence à se mitiger : les Israéliens, perçus jusqu’alors comme les survivants du génocide et leurs descendants, font figure désormais de conquérants.

Dès le lendemain des combats, prenant la parole au congrès de la CGT de juin 1967, son emblématique secrétaire général, Benoît Frachon, évoque la conquête de la vieille ville de Jérusalem par l’armée israélienne. Et il blâme, en ces termes, la liesse des vainqueurs et une cérémonie qui aurait été, selon lui, organisée devant le Mur des lamentations : « La présence de certains personnages de la haute finance lui conférait un autre sens que celui de ferveur religieuse que pensaient y trouver les vrais croyants qui y participaient, déclare Frachon. Le spectacle faisait penser que, comme dans Faust, c’était Satan qui conduisait le bal. Il n’y manquait même pas le Veau d’Or, toujours debout qui, comme dans l’opéra de Gounod, contemplait ses pieds dans le sang et dans la fange les résultats de ses machinations diaboliques, poursuit le secrétaire général de la CGT. En effet, les informations nous indiquent qu’avaient assisté à ces saturnales deux représentants d’une tribu cosmopolite de banquiers bien connus dans tous les pays du monde : Alain et Edmond de Rothschild. À leurs pieds, des morts encore saignants. Parmi eux, des ouvriers israéliens morts pour eux, des ouvriers et des paysans jordaniens morts par eux ». Cette diatribe ne semble pas avoir suscité un tollé à gauche à l’époque.

Moins d’un an après la guerre des Six Jours, Mai 68 favorise une effervescence dans l’extrême-gauche étudiante, où percent des courants trotskiste et maoïste. Un nombre significatif de jeunes Français juifs sont membres ou sympathisants de ces organisations qui se réclament du tiers-mondisme, en vogue à l’époque. A l’été 1969, plusieurs maoïstes français, qui se veulent antisionistes, se rendent en Jordanie, visitent les camps palestiniens et rencontrent des dirigeants du Fatah d’Arafat. De retour en France, ils attaquent la demeure du baron de Rothschild. Les liens entre cette extrême-gauche et les organisations palestiniennes se renforcent les années suivantes.

L’activisme des Maoïstes de la Gauche prolétarienne les conduit même au bord du terrorisme. Puis la tuerie survenue aux JO de Munich (septembre 1972), où un commando palestinien, Septembre noir, prend en otage l’équipe sportive d’Israël et tue ses membres lorsque la police allemande donne l’assaut, divise l’extrême-gauche française. Parmi les trotskistes, un Edwy Plenel a alors des mots d’une grande empathie envers les terroristes. Au sein des maoïstes, une minorité approuve les actes de Septembre noir et une majorité s’en désolidarise. La gauche prolétarienne s’auto-dissout.

L’annexion de Jérusalem-est et le début de l’installation d’Israéliens en Cisjordanie conduiront, à partir des années 70, certains à gauche, par exemple le PSU, à dépeindre Israël comme un Etat colonial.

Le paysage politique et intellectuel français se modifie profondément à partir de l’élection de François Mitterrand
La décennie suivante, le paysage politique et intellectuel français se modifie profondément à partir de l’élection de François Mitterrand, premier président de gauche de la Ve République (1981), l’effondrement électoral du PCF et l’accession du Front national au rang de parti d’importance nationale (il obtient près de 11% des voix aux européennes de 1984). Une intense guerre des mémoires déchire la gauche lors de « l’affaire Manouchian ». SOS Racisme est créé avec le soutien de l’Elysée, sinon à son instigation. Le multiculturalisme succède, dans les faits, au modèle assimilationniste républicain en vigueur depuis la IIIe République. Par ailleurs, la loi Gayssot (1990) crée le délit de négation du génocide des Juifs, en dépit des réserves de certains historiens dès cette époque. Au début de ces mêmes années 1990, la mémoire du génocide des Juifs acquiert une place éminente. Le terme de Shoah s’impose pour le désigner. Jacques Chirac, élu président de la République en mai 1995, reconnaît la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs sous l’Occupation, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’hiv (16 juillet 1995). Rompant avec la position de ses prédécesseurs, il considère que le régime de Vichy a engagé la France. En 2001, la loi Taubira proclame que la traite et l’esclavage perpétrés par les Européens du XVIe au XIXe siècle est un crime contre l’humanité. Cette loi ne dit mot de la traite arabo-musulmane et de la traite interne à l’Afrique subsaharienne.

Or, dès l’année suivante, l’historien Georges Bensoussan publie un livre collectif qu’il a dirigé, Les territoires perdus de la République – antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire. L’ouvrage, paru alors que la deuxième Intifada a commencé deux ans plus tôt dans les territoires palestiniens et qu’une vague d’actes antisémites est constatée en France, suscite une vive polémique. Selon les auteurs, un nouvel antisémitisme, présent dans une fraction de la population arabo-musulmane vivant en France, est avéré mais refoulé pour des raisons idéologiques. Georges Bensoussan évoque une augmentation des actes antisémites liée à cette immigration. Or des nombreuses personnalités de gauche, pour l’historien, détournent les yeux de cette réalité.

Dans son ouvrage et ses travaux ultérieurs, Georges Bensoussan étaye sa thèse de l’aveuglement volontaire à gauche, qui peut se muer en complicité, en invoquant plusieurs explications : la sympathie, voire la complaisance, pour la cause palestinienne ; les liens entre l’antisionisme et l’antisémitisme ; la détestation du modèle de l’Etat-nation occidental ; la disqualification morale de toute idée d’une identité française à faire respecter ; un électoralisme trivial ; et parce que les immigrés constituent, pour eux, les nouveaux « damnés de la terre », qui ne sauraient commettre des actes blâmables, sauf en réaction à des torts qu’on leur fait, ce qui les disculpe. La controverse n’a jamais cessé depuis, sans que l’inquiétude de Georges Bensoussan paraisse démentie par les événements."


Voir aussi dans la Revue de presse tout le dossier Gauche et antisémitisme, les rubriques Antisémitisme, Judaïsme, Histoire, Gauche (note de la rédaction CLR).


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