Revue de presse

"Il est fondamental de réaffirmer le principe de laïcité à l’université" (J.-L. Auduc et A. Seksig, lepoint.fr , 28 oct. 13)

28 octobre 2013

"INTERVIEW. Jean-Louis Auduc et Alain Seksig ont préconisé dans un rapport d’élargir aux universités l’interdiction des signes religieux ostensibles et ostentatoires.

Dès le mois d’août 2013, la presse se faisait l’écho d’un rapport de la mission laïcité (qui a fonctionné de décembre 2010 à juin 2013) du Haut Comité à l’intégration (HCI), non encore finalisé à l’époque et aujourd’hui remis au gouvernement, qui suggérait, entre autres, d’élargir aux universités l’interdiction des signes religieux ostensibles et ostentatoires promulguée par la loi de 2004.

Le président de la commission, Alain Seksig (inspecteur de l’Éducation nationale), et l’un de ses membres éminents, Jean-Louis Auduc (professeur agrégé d’histoire, chargé de cours à l’université Paris-Ouest-Nanterre), se sont confiés au Point.fr pour nous éclairer sur les propositions qui, naturellement, ont fait bondir les bonnes âmes et hurler à l’islamophobie. Tout défenseur de la laïcité devient un "laïcard", tout partisan de l’école de la République devient un conservateur - un pelé, un galeux. L’Observatoire de la laïcité, un "machin" rattaché au Premier ministre et qui par ailleurs, dans sa grande mansuétude, s’oppose à une loi qui permettrait à des établissements semi-publics comme la crèche Baby-Loup de fonctionner normalement, a estimé qu’il s’agissait là d’un rapport mort-né.

Le Point.fr : Vous écrivez que, "depuis quelques années, on assiste par endroits à la montée en fréquence dans les institutions universitaires de revendications communautaristes, le plus souvent à caractère religieux, qui mettent à mal la pratique de la laïcité et laissent parfois les autorités désemparées quant aux réponses à donner". Qu’entendez-vous par là ?

Jean-Louis Auduc et Alain Seksig : Les contentieux intervenus sont nombreux et concernent tous les secteurs de la vie universitaire, qu’il s’agisse de demandes de dérogation pour justifier une absence, du port de signes d’appartenance religieuse, d’actes de prosélytisme, de la récusation de la mixité au niveau tant des étudiants que des enseignants, de la contestation du contenu des enseignements, de l’exigence de respect des interdits alimentaires, de l’octroi de lieux de culte ou de locaux de réunion à usage communautaire... La liste s’enrichit régulièrement de revendications nouvelles, comme ont pu en témoigner les auditions menées par la mission de réflexion et de propositions sur la laïcité du Haut Conseil à l’intégration (HCI).

Comment expliquez-vous que la ministre de l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, affirme qu’il n’y a pas de problèmes liés aux pratiques religieuses dans l’université ?

Face à la montée des intégrismes dans de nombreux secteurs, un certain nombre de décideurs prennent souvent le parti de ne pas aborder une question avant qu’elle n’éclate au grand jour et ne débouche sur un fort débat médiatique. La mission laïcité du HCI, elle, a préféré se placer dans une optique d’anticipation et de prévention afin d’éviter de voir davantage encore monter tensions et crispations, déjà perceptibles par endroits, ainsi que le notait dès 2004 la Conférence des présidents d’universités. La poussée de "tendances communautaristes, le plus souvent à caractère religieux", était déjà relevée, voici 10 ans, par Michel Laurent, alors premier vice-président de la Conférence des présidents d’université (CPU) et président de l’université d’Aix-Marseille II. Dans le cadre d’un colloque, organisé en septembre 2003 par la CPU, intitulé "La laïcité à l’université", il affirmait que ce phénomène "constitue à la fois une réalité que certains d’entre nous vivent au quotidien et, plus largement, un sujet de crispation politique et de revendication dans notre société".

Comment analysez-vous que, dix ans durant, les gouvernements successifs ne se soient pas émus de cet état de fait ?

[...] La CPU [a publié], en 2004, un guide de la laïcité dans l’enseignement supérieur qui comprenait de fortes préconisations. La CPU a eu raison de le faire. Nous nous sommes largement inspirés de ce document et avons travaillé, au cours de ces deux dernières années, en parfaite intelligence avec son principal rédacteur. Un certain nombre d’établissements d’enseignement supérieur - et nous n’avons jamais dit que c’était le cas de tous - connaissent des tensions liées à la poussée des intégrismes religieux et communautaristes. Là encore, les réactions des responsables ne sont pas unanimes. Les uns préfèrent faire le dos rond et ne pas réagir ; on voit alors la situation se dégrader. D’autres, notamment par des rédactions précises et fermes dans le cadre de leur règlement intérieur, allant jusqu’à l’interdiction de tous signes ostensibles d’appartenance religieuse, ont permis de limiter, voire de stopper, les dérives. Ce fut notamment le cas dans les universités de Lille et de Montpellier. Le Conseil d’État, dès novembre 1989, limitait déjà la liberté d’expression prônée par l’article 10 de la loi Jospin de juillet 1989 "lorsqu’elle contrevient aux exigences du service public, et ce, quel que soit le niveau d’enseignement". Les outils législatifs existaient donc.

Peut-on imaginer que les gouvernements successifs ont cédé à des pressions ou qu’ils n’ont pas pris la mesure du problème ? Quels arguments ont été avancés pour limiter la loi de 2004 aux établissements d’enseignement du secondaire ?

L’enseignement supérieur français s’est énormément "massifié" depuis une dizaine d’années, puisqu’aujourd’hui deux élèves sur trois d’une même génération suivent des études post-bac. Les débats en 2004 ont réfléchi par rapport à l’enseignement supérieur que les membres des diverses commissions avaient connu étudiant plutôt que par rapport à l’enseignement supérieur tel qu’il se développait alors. Les arguments ont été assez similaires à ceux employés dans les débats menés au Parlement en 1904-1905 pour ne pas appliquer une laïcité stricte dans les collèges ou lycées ne possédant pas d’internat, en ne laïcisant pas leurs personnels (jamais aucune loi n’interviendra, il n’y a eu qu’un arrêt du Conseil d’État en 1912), ni les espaces scolaires (il faudra attendre Jean Zay en 1937) en maintenant les aumôneries et les lieux de culte : les élèves sont plus mûrs, plus âgés ; ce n’est pas la même posture d’être élève en primaire et en collège ou lycée... Et en 2004, les élèves dans l’enseignement supérieur sont majeurs, ce n’est pas la même chose d’être élève que d’être étudiant...

La massification de l’enseignement supérieur, le fait qu’un nombre significatif d’étudiants (en BTS, en classes préparatoires, dans des licences professionnelles...) sont concernés par loi de 2004, a conduit à un souci de cohérence des pratiques de laïcité pendant toute la durée des études des jeunes quel que soit le lieu où ils étudient. Des personnalités auditionnées parlent même "d’actions souterraines" (associations cultuelles masquées, conférences à contenu politico-religieux...). Des professeurs nous signalent, par exemple, la difficulté qu’ils éprouvent parfois à organiser des binômes d’étudiants des deux sexes pour des travaux de groupe. Des étudiants développent des revendications identitaires, souvent à caractère religieux, et prétendent exercer une orthopraxie dans le cadre de leur établissement d’enseignement supérieur. On constate également un développement préoccupant de l’ostentation religieuse, en particulier vestimentaire de la part tant d’étudiantes que d’étudiants.

Ces dérives, et leur banalisation effective, ne favorisent-elles pas à la fois la radicalisation religieuse et une montée de l’intolérance ? Une loi ne serait-elle pas le plus sûr moyen de bloquer, à terme, l’extrémisme religieux et les discours à caractère raciste ?

Il est fondamental aujourd’hui de réaffirmer dans la France républicaine le principe de laïcité qui doit être le bien commun de tous les établissements publics d’enseignement quel que soit leur niveau. Une loi dans ce sens pourrait être une bonne réaffirmation. Elle pourrait d’ailleurs réaffirmer l’obligation du principe de mixité garçons-filles dans tous les établissements publics ou privés sous contrat, ce qui n’est pas le cas actuellement puisqu’il n’y a aucun texte de loi sur cette question, ce qui permet le développement sous différents prétextes d’établissements privés sous contrat ainsi que l’existence de dispositifs scolaires publics non mixtes.

Vous énumérez dans votre rapport un certain nombre d’atteintes au principe de laïcité. Quel fut le plus choquant des témoignages que vous avez recueillis ?

Nous avons auditionné de nombreux universitaires. Une enseignante de sociologie à l’université Paris-Ouest-Nanterre a témoigné de la résistance agressive à laquelle elle s’est trouvée confrontée lors d’un cours sur les castes : une trentaine d’étudiantes voilées ou portant de longues robes, nommées abayas, occupaient les premiers rangs et paraissaient guetter le moindre propos de l’enseignante pour y déceler d’inévitables relents colonialistes ! Lorsqu’elle nous a raconté l’épisode qu’elle avait vécu, cette enseignante était encore manifestement sous le choc.

Des professeurs de Lille 1 et Lille 3, pour certains syndiqués au Snesup (Syndicat national de l’enseignement supérieur), nous ont notamment fait part des difficultés qu’ils avaient rencontrées en cours de paléontologie, par exemple, où la théorie de l’évolution était violemment contestée, diffusion d’ouvrages d’un islamiste turc à la clé. En travaux pratiques de biochimie, c’est le port de voiles dits islamiques par des étudiantes qui refusent de l’enlever qui pose des problèmes de sécurité. Au cours de ces mêmes travaux pratiques, il s’est avéré certains jours impossible de former des binômes de travail, au nom de la récusation radicale de la mixité entre étudiants et étudiantes. Lors d’un premier cours en sciences économiques, le professeur invite les étudiants à inscrire leur nom sur un chevalet. L’une d’eux, voilée, dessine une foule rassemblée et inscrit "Allah est grand". Devant son refus de changer d’attitude, le professeur finit par retourner lui-même le chevalet et finira par apprendre que cette étudiante, inscrite en alternance et donc salariée par ailleurs, ne portait pas le voile sur son lieu de travail mais entendait bien provoquer des conflits à l’université. À l’IUT B de Lille 3, il a été possible d’introduire dans le règlement intérieur de l’établissement un article mentionnant l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les bâtiments et espaces extérieurs situés dans l’enceinte de l’IUT. C’est en sortant dans la rue que les étudiants retrouvent leur liberté de se vêtir comme ils l’entendent dans le respect du cadre légal actuel. Depuis l’entrée en vigueur, en 2005, de ce règlement intérieur - signé par les étudiants -, la sérénité est revenue dans cet établissement. À noter que ces universitaires lillois ont publié à la mi-octobre un communiqué, reproduit ci-après.

Vous recommandez que les examens et concours soient soumis à un strict principe d’identification des candidats. Est-il arrivé, à votre connaissance, que le port du voile puisse entraver cette identification ?

C’est notamment ce que nous a écrit un professeur de mathématiques de l’université Toulouse 3, confronté en octobre 2012 à l’impossibilité de contrôler l’identité d’étudiantes voilées lors d’un devoir surveillé. Le port de tous signes religieux cachant une partie du visage et des cheveux doit être interdit pour les photos d’identité ainsi que pour les cartes d’étudiant. Seule cette règle peut clairement permettre une identification qui soit incontestable. De même, il faut que les tenues ne facilitent pas la fraude. Demander à tous d’avoir la tête découverte sans voile ni turban, c’est éviter que puissent être ainsi dissimulés des écouteurs ou autres appareils électroniques. Auditions, enquêtes et déplacements ont fait apparaître le malaise grandissant de nombreux enseignants devant l’affichage délibéré, dans leurs cours, de signes et tenues manifestant ostensiblement l’appartenance religieuse des étudiantes et étudiants qui les portent.

Pensez-vous que l’exhibition de tenues religieuses fort peu discrètes est une manoeuvre concertée de la part d’organisations religieuses visant à quadriller le terrain universitaire ?

Il est indéniable que, dans bien des cas, nous avons à faire à des militants et militantes. On ne peut reprocher à des militants d’agir ainsi. Mais on doit en vouloir à celles et ceux qui ont à confondre leurs menées souvent agressives et leurs agissements provocateurs, qui ont pour devoir de les contenir et les combattre en incarnant notamment le principe de laïcité de ne pas le faire. C’est le rôle des fonctionnaires d’État que sont aussi les professeurs et, pour commencer, celui de leurs ministères de tutelle. Il est clair que, pour un certain nombre d’organisations intégristes ultra-minoritaires, il s’agit avec de telles pratiques d’essayer de recruter de nouveaux adhérents et de tester également la capacité de résistance des institutions pour défendre les valeurs de la République française.

Pour aller un peu plus loin, pensez-vous que le port ostensible de tenues religieusement provocantes est du libre choix des jeunes femmes qui les portent, comme elles le prétendent souvent, ou qu’elles sont victimes d’une pression idéologique ?

Dans une société où règnent les discriminations de toutes sortes, ballottée entre repli individualiste et repli communautariste, il est clair qu’une forte pression idéologique visant à être "comme ceux à qui je ressemble" s’exerce dans certains quartiers et encore plus chez les converties, dont il ne faut pas sous-estimer le nombre et qui sont souvent les plus tentées par les démarches les plus extrémistes. [...]

Plus généralement, vos recommandations sur l’enseignement du principe de laïcité dans les universités ne témoignent-elles pas, comme la "charte de la laïcité" publiée par Vincent Peillon, d’un sentiment de danger imminent ?

Nous vivons depuis les premières affaires de voile, en 1989, avec le sentiment d’un grignotage incessant des principes républicains qui faisaient que la société se tenait debout, parce qu’ils étaient compris d’eux, permettaient aux citoyens rassemblés par-delà leurs différences de faire société. Se tenir debout est d’ailleurs le sens premier du verbe "instituer" (en latin instituere). Étymologiquement, l’instituteur est celui qui aide l’enfant à se tenir debout, à s’élever. Tout comme les institutions permettent précisément la cohésion d’une société. [...]

Propos recueillis par Jean-Paul Brighelli."

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