Revue de presse

"Espace Schengen : la maîtresse a triché" (E. Conan, Marianne, 25 sep. 15)

3 octobre 2015

"C"est le secret de l’Union européenne. Le culot. Sa grande force consiste à nier ses échecs. On connaît le slogan de ses dirigeants et de leurs perroquets médiatiques : « L’Europe avance par crise ». Même quand elle recule. La destruction par Angela Merkel du château de cartes des accords de Schengen illustre cette dialectique de l’escamotage. Quand c’est la maîtresse qui triche, les élèves font semblant de ne pas voir ce qu’ils voient. Par gêne. Et par inquiétude : qu’allons-nous devenir s’il ne faut plus croire personne ? La cheftaine de l’Europe a triché et tout le monde s’est tu, les bruxellologues s’empressant d’expliquer que le rétablissement des contrôles aux frontières allemandes face à l’afflux de réfugiés et migrants économiques qu’elle avait amplifié était conforme aux accords de Schengen. Faux, ont clairement expliqué quelques profs de droit, peu écoutés. Parce qu’ils ont raison. Selon le règlement européen dit « code des frontières Schengen », le principe de libre circulation ne peut être remis en question que dans deux cas de figure. De manière unilatérale lors de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure liée à des faits de violence (terrorisme, émeute, hooliganisme, etc.). Mais, dans le cas de pression migratoire, une autorisation préalable de rétablir les frontières doit être demandée à la Commission qui s’en remet à l’autorité du Conseil des ministres. La chancelière a réagi comme si l’Allemagne était menacée par des hordes de terroristes, d’émeutiers ou de hooligans...

La reine est nue. Mais veut rester la reine. Au lieu de reconnaître à ses partenaires ce qu’elle s’est permis (un retour à la souveraineté nationale en violation des procédures communautaires), elle entend toujours imposer son imperium en les obligeant à se répartir les mouvements de populations qu’elle a inconsidérément encouragés avant de découvrir qu’ils ne sont pas tous constitués de Syriens (40 % viennent des Balkans) et que tous les Syriens ne sont pas ingénieurs ou médecins. La chancelière continue de vouloir mettre les règles européennes qu’elle bafoue au service de la politique intérieure de l’Allemagne. Comme avant. Mais ce n’est plus comme avant.

Du « seul homme d’Etat européen » qu’il fallait admirer ne reste que « son pragmatisme sans perspective » cruellement diagnostiqué par le philosophe Jürgen Habermas. Et l’espace Schengen n’est plus. Elle l’a fait exploser. Ce n’était qu’une bulle spéculative de bonnes intentions qui n’a pas résisté à la réalité. Parce qu’une fois de plus, avec les règles de Schengen, la déconstruction l’a emporté sur la construction. Suppression des frontières intérieures et des contrôles douaniers. Mais pas de politique migratoire commune. Ni de vraie frontière commune. Une fois la liberté de circulation intérieure proclamée nouvelle « valeur structurante » de l’Union, tout le monde s’est déchargé sur les pays du Sud. L’accord de Dublin leur a imposé l’accueil des vrais et faux demandeurs d’asile. Sans leur en donner les moyens. Les gardes-frontières de Frontex n’ont jamais été créés. Bruxelles a préféré ne pas voir que l’Italie, la Grèce et Malte n’étaient ni capables ni désireux de contrôler un flux d’immigration légale et illégale confusément baptisé « migrants ».

Angela Merkel découvre soudain « l’échec complet des contrôles aux frontières » et Bernard Cazeneuve la relaie en appelant à « transformer Schengen : faire en sorte que des contrôles soient possibles ». Vite, créons des « hot spots » (pour ne pas dire centres de tri). Voilà le programme vingt ans après l’ouverture de l’espace Schengen... Il y a dix ans, le directeur de Frontex, pleurant des moyens, dénonçait « le choix délibéré de l’Union européenne de se concentrer plus sur la liberté de mouvement des personnes que sur les questions de sécurité ». Aujourd’hui, son successeur, guère plus écouté, prédit une augmentation de l’immigration économique via la Libye et s’inquiète de la multiplication de trafiquants passeurs pires que les précédents. Des naufrages annoncés. Hubert Védrine suggère de prévenir les drames en demandant à la VIe flotte américaine d’organiser le blocus militaire des ports de départ. Mais ses successeurs, qui ne voient pas plus loin que le présent, préfèrent s’écharper sur les « quotas d’accueil contraignants » pour se répartir un chiffre de réfugiés déjà aussi dépassé qu’eux.

A défaut de maîtriser une situation hors de contrôle, c’est l’heure des lucidités rétrospectives. Pierre Joxe se lâche. « Les accords de Schengen, j’étais contre. Je l’ai dit à François Mitterrand, qui m’a envoyé sur les roses. Je lui ai dit : "Avec Schengen, on met la frontière de la France au Pirée." Historiquement, cela a été une folie et un aveuglement collectifs. Une erreur terrible a été commise. » Et avec son talent habituel, Jean-Louis Bourlanges réussit à blâmer « du souverainisme » dans Dublin 2003 : « Chacun gère ses réfugiés sur son sol. On a roulé dans la farine les Maltais et autres pays européens. »

L’espace Schengen - un espace commun sans politique commune ni protection commune - a servi de modèle à l’euro - une monnaie commune sans politique économique commune ni protection commune - pour constituer le seul espace de la planète ouvert à tous les vents de la concurrence mondiale. Sur la monnaie unique, les eurobéats font encore illusion en expliquant que ce serait pire sans elle. Sur Schengen, ils se sont privés de ce sophisme en mettant eux-mêmes fin à la libre circulation. Et ils s’étonnent que les opinions aient le sentiment qu’ils ne contrôlent plus rien."

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