Revue de presse

"Esclavage : retour à l’histoire" (E. Conan, Marianne, 2 mai 14)

12 mai 2014

"Dix ans après la publication d’un premier livre sur les traites négrières qui avait suscité de vives polémiques, Olivier Grenouilleau revient avec une question fondamentale : qu’est-ce que l’esclavage ?"

Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Gallimard, 410 p., 22,50 €.

"Il ne s’est pas découragé et il faut s’en réjouir : avec son deuxième livre sur le sujet (il en annonce deux autres), Olivier Grenouilleau s’impose comme l’un des grands historiens de l’esclavage, domaine où peu de Français contestaient jusqu’ici le monopole des auteurs anglo-saxons. C’est pourtant un rescapé, victime, il y a dix ans, d’une cabale, qui a mobilisé pour sa défense la communauté des historiens, découvrant leur liberté menacée par l’alliance de militants et du législateur se mêlant d’incursion dans leur champ sous forme de « loi mémorielle ».

La menace avait été sérieuse. Après la publication de sa première somme, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard), Olivier Grenouilleau fit en effet l’objet d’une plainte pour « négation de crime contre l’humanité » parce qu’il avait estimé que « les traites négrières ne sont pas des génocides ». L’association le Collectif des Antillais (dont l’avocat était Gilbert Collard) qui le poursuivait invoquait la récente loi Taubira de 2001 qualifiant de crime contre l’humanité la traite négrière transatlantique et réclamait qu’il « soit suspendu de ses fonctions universitaires pour révisionnisme ». De son côté, Christiane Taubira paniquait les historiens en déclarant que constituait pour elle un « vrai problème » qu’Olivier Grenouilleau, professeur d’université, « payé par l’Education nationale sur fonds publics », enseigne ses « thèses » aux étudiants...

Pris en tenaille entre militants et lois mémorielles, les historiens réalisaient brutalement le risque de voir une histoire officielle, partielle et donc partiale, menacer leur liberté. La loi Taubira n’évoque en effet que « la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien, d’une part, et l’esclavage, d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe ».

Le « tort » de Grenouilleau était de rappeler que d’une tragédie - l’esclavage et son commerce - qui appartient à la longue histoire commune de l’humanité la loi Taubira ne retient que les faits imputables aux seuls Européens, laissant de côté la grosse majorité des victimes. Son travail montrait que la quasi-totalité des esclaves africains avaient été razziés non par des Européens mais par des négriers africains, et que le commerce des esclaves était une routine sur le continent noir bien avant l’arrivée des négriers européens. Car la terrible traite transatlantique, du XVe au XIXe siècle, ne constitue malheureusement qu’une partie de l’histoire de l’esclavage, qui comprend la traite arabo-musulmane, laquelle a duré du VIIe au XXe siècle, et la traite intra-africaine, toutes deux plus meurtrières. Cette approche sélective de la loi Taubira illustrait de manière éclatante la pression des enjeux politiques du présent sur la relecture du passé, son auteur expliquant alors sans ambages qu’il fallait qu’on puisse « se sentir arabe » sans porter sur son « dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ».

Myopie et relativisme

Mobilisés à l’instigation de Pierre Nora et de Mona Ozouf pour défendre leur travail menacé par la « vulgate mémorielle », les historiens l’ont emporté. La plainte a été retirée. Olivier Grenouilleau enseigne toujours. Et son œuvre prend consistance. Après son premier livre sur les traites négrières, il prépare une Histoire mondiale des esclavages, qui sera suivie d’une Histoire de la révolution abolitionniste, et publie donc aujourd’hui Qu’est-ce que l’esclavage ? consacré au problème de la définition de cette création humaine longtemps universelle. Il a en effet constaté, dans l’immense bibliographie qu’il a visitée, la faiblesse des efforts de définition. Elle s’explique notamment par des lectures a priori, influencées par les contextes historiques et géographiques des auteurs. Son projet consiste donc à prendre du recul et à s’affranchir d’un « relativisme culturel tendant à accréditer l’idée selon laquelle, condamnable ici ou à telle époque, l’esclavage ne le serait pas forcément ou pas autant ailleurs et à un autre moment ». Cette myopie aboutit au paradoxe de la perception actuelle de l’esclavage au travers de la courte période au cours de laquelle il a commencé à être contesté : s’est installée l’idée que l’esclavagisme est une particularité de l’histoire de l’Occident, alors que ce dernier s’est distingué en inaugurant son abolition.

Olivier Grenouilleau cherche à la fois à embrasser « la diversité de ses formes à travers le temps et l’espace », tout en réfutant les « clichés univoques » faisant de l’esclavage une affaire économique (il y a les esclavages militaires et sexuels) ; une déchéance sociale (certains esclaves, de grande culture, furent confidents ou précepteurs) ; une affaire raciale (Blancs et Noirs furent en situation d’esclavage et de commerce d’esclaves) ; une affaire coloniale (alors que la lutte contre l’esclavage fut aussi un motif - ou un alibi - de certaines conquêtes coloniales) ; un signe d’obscurantisme (d’où l’étrange minoration de l’omniprésence de l’esclavage dans les subtiles Grèce et Rome antiques). Il resserre aussi son travail de définition en évacuant tous les usages contemporains laxistes du terme d’« esclave » dans les médias, des victimes des délocalisations industrielles aux mariées de force en passant par les addicts aux drogues.

Une humanité en sursis

Au terme de cette « déconstruction » minutieuse, Olivier Grenouilleau propose une définition de l’esclavage autour de quatre caractères se combinant, selon les cas, de manières différentes. Premier caractère : l’esclave est un humain qui, même semblable (de race, d’origine ou de religion), est transformé en un « autre radical » à la « suite d’un processus de désocialisation, de déculturation et de dépersonnalisation faisant de lui une personne exclue des liens de parenté et ne pouvant les exercer sur ses enfants ». Deuxième caractère : « il est possédé par son maître ». L’historien préfère, à celui de « propriété », le terme de « possession » pour marquer la « dimension totalitaire de cette dépendance », le maître disposant de la personne de l’esclave et pas seulement de son travail : « L’Etat ou la puissance publique ne peut l’atteindre que par la médiation de son maître. » Troisième caractère : « l’utilité quasi universelle de l’esclave », « des tâches les plus humbles et les plus déshonorantes jusqu’à de très hautes fonctions administratives et militaires ». Quatrième caractère découlant des précédents, l’esclave « voit son humanité mise en sursis » : « Pouvant tour à tour être considéré comme une chose, un animal ou encore une machine, l’esclave demeure un homme, mais un homme frontière dont l’appartenance à la société des hommes dépend largement de la médiation de son maître. »

En nous libérant d’un ethnocentrisme du présent qui favorise l’inculture, le travail impressionnant d’Olivier Grenouilleau renoue avec l’histoire et la profondeur du passé."

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