Revue de presse

"Dérives sectaires. L’histoire d’un projet de loi qui hystérise les gourous" (Charlie Hebdo, 21 fév. 24)

(Charlie Hebdo, 21 fév. 24) 24 février 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Conçu pour marquer la volonté du gouvernement de lutter contre les dérives sectaires et thérapeutiques, le projet de loi élaboré par le secrétariat d’État à la Citoyenneté et la Miviludes a connu une adoption on ne peut plus laborieuse. La faute à une ministre incompétente et à des députés sous influence.

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Mardi 13 février, la séance s’éternise dans l’hémicycle. Au micro, la tout juste renouvelée secrétaire d’État à la Citoyenneté, Sabrina Agresti-Roubache, défend un texte compliqué : le projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et thérapeutiques. La scène est pénible – Sabrina Agresti-Roubache, visiblement peu préparée, peine à répondre aux questions. À plusieurs reprises, hésitante, elle cherche des yeux ses conseillers, les interroge, demande de l’aide. « Elle est arrivée, elle n’y connaissait rien. Elle avait une attitude très étrange, comme si elle voulait plaire à tout le monde », témoigne un parlementaire présent ce jour-là. Une stratégie hasardeuse, qui conduit « SAR » à donner deux « avis de sagesse » (­comprendre : ni favorable ni défavorable) à des amendements proposés par le Rassemblement national. Gratuitement. La gauche proteste : « C’était totalement délirant. En termes de sens politique… elle n’avait aucun argument », nous confie un député. La majorité s’indigne. La bataille est rude : le texte, préparé de haute lutte par le cabinet du secrétariat d’État et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), cristallise les critiques de la gauche comme de la droite. En cause, tout particulièrement l’article 4, qui acte la création d’un nouveau délit de « provocation à l’abandon ou à l’abstention de soins ».

« C’était triste à mourir », confie à Charlie un observateur qui a suivi le processus d’élaboration du projet de loi. « Mme Agresti-Roubache a découvert ce sujet en arrivant au ministère. Elle s’y est mise, mais ce n’est pas un dossier facile. Ajoutons que le remaniement et la nomination très tardive des secrétaires d’État [lundi 12, soit la veille de la séance à l’Assemblée, ndlr] n’ont pas dû aider à la bonne gestion de ce dossier », tempère Catherine Katz, présidente de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi), principale assoce d’aide aux victimes de dérives sectaires.

Des frustrations et des inquiétudes

En réalité, les associations peinent à masquer leur frustration. Après la pandémie de Covid-19 et pour la première fois depuis la fin des années 1990, l’exécutif semblait déterminé à se pencher sérieusement sur la question de l’emprise sectaire. Alignement des astres : la secrétaire d’État précédente, Sonia Backès, pourtant pas plus informée sur le sujet à sa prise de fonctions que sa successeure, montrait un intérêt particulier pour le phénomène sectaire. Et avait compris l’avantage d’en faire un marqueur politique.

Ce texte, c’était son grand projet. De ceux qui auraient pu laisser une trace au ministère chargé de la Citoyenneté. Le narratif politique était parfait : Sonia Backès a passé une partie de son enfance auprès de sa mère scientologue. La presse frissonne, l’histoire est belle. En mars 2023, pour inaugurer la séquence, la secrétaire d’État d’alors convoque de grandes assises. Ramdam : universitaires, victimes, experts, lanceurs d’alerte et associations débattent ensemble des mesures à prendre. Une première en France. Pour tous, le constat est le même : le nombre de signalements inquiétants concernant le domaine de la santé est en forte augmentation (+ 33 % sur un an pour la Miviludes, + 50 % l’an dernier selon l’Unadfi). L’exécutif découvre là la mutation du phénomène sectaire et les discours particulièrement dangereux de certains influenceurs du « bien-être », dont les théories pseudo-scientifiques sont directement diffusées à leurs milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. L’ex-ministre parvient à fédérer autour d’elle les associations et à mobiliser son administration. La voie est grande ouverte. Le tricotage du texte commence, il durera un peu plus de six mois. Et devra comporter des mesures spécifiques pour lutter contre la progression des discours dangereux concernant la santé. Ce sera son article 4 : persuader quelqu’un de cesser son traitement (généralement pour lui préférer une alternative trompeuse dite « naturelle ») sera condamnable, à condition que cet abandon de soins ait causé un dommage physique ou moral au plaignant.

Simple, non ? Trop simple. En septembre, Sonia Backès se présente aux sénatoriales, une élection jugée gagnable. Battue, elle se plie à la règle macronienne et présente sa démission. Le cabinet fait ses cartons. Le texte et tout le plan élaboré par la secrétaire d’État et ses équipes se figent. Il n’y aura pas de « loi Backès ».

Alliance contre-nature

Le dossier est donc échu à Sabrina Agresti-Roubache. Mais l’élue marseillaise, réputée proche du couple Macron, ne présente pas le même profil. Question complotisme, c’est même tout l’inverse : selon Le Monde, la secrétaire d’État serait celle qui a facilité la rencontre entre le président de la République et Didier Raoult pendant la crise du Covid-19. « Il suffit d’écouter ses prises de parole publiques : elle ne répond jamais aux questions sur les dérives sectaires elle-même, mais préfère envoyer ses conseillers ou son administration, nous glisse un membre du ministère. Sur ce dossier, l’administration est en roue libre. Le nombre de conseillers travaillant au ministère sur les dérives sectaires est quasiment inexistant. » Pas le profil, pas les compétences, pas de narratif, soit aucune incarnation politique.

« Dès la lecture au Sénat, on a eu un peu peur », reconnaît Brigitte Liso, députée Renaissance et rapporteuse du texte à l’Assemblée. Et pour cause : alors que la majorité arrive mal préparée sur les bancs du Parlement, les adversaires du texte se sont organisés. « Il y a eu une mobilisation massive de complotistes et d’antivax auprès des députés et des sénateurs. Ils avaient préparé une batterie d’arguments retors : le texte serait attentatoire aux libertés, ferait le jeu des lobbys pharmaceutiques, certains parlent de « loi anti-Raoult ». » On prétend même qu’avec une telle loi la lanceuse d’alerte Irène Frachon n’aurait pas pu exposer les dangers du Mediator. Les deux Chambres sont inondées de courrier, « près de 300 par jour », nous glisse-t-on. Au Sénat, l’article 4 est retiré : premier revers.

À l’Assemblée, certains députés – à la Nupes comme à ­l’extrême droite – reprennent parfois sans nuances les arguments reçus par la poste. « C’est complètement fou, témoigne le député PS Arthur Delaporte. Il n’y a pas de lobby propharmaceutique ni antisecte derrière ce projet de loi. En revanche, on a vu un vrai lobbying organisé en face. » Un lobbying qui porte ses fruits : l’article 4 est à nouveau retiré du projet à l’Assemblée nationale. Un camouflet retentissant pour la majorité. Et Sacha Houlié, député Renaissance et président de la commission des Lois, de demander un second vote.

« Auparavant, se souvient Catherine Katz, à la tête de la Miviludes de 2005 à 2008, sur ce type de texte, il y avait une union entre les républicains de droite et les républicains de gauche. Et tous se retrouvaient sur ce point : les groupes à caractère sectaire sont attentatoires à la laïcité et contraires à l’esprit républicain. » Mais la crise du Covid et la crispation autour des campagnes de vaccination ont laissé des traces profondes, coagulant certaines communautés autour d’un discours complotiste particulièrement radical. Désormais, ceux-là bénéficient de relais jusqu’au sein de l’Assemblée nationale. Myriam Palomba, un temps chroniqueuse à TPMP, a d’ailleurs fait le déplacement ce mardi 12, reçue par Nicolas Dupont-Aignan en personne. En compagnie de Beatrice Rosen, actrice, on peut l’apercevoir accoudée au balcon qui surplombe les fauteuils rouges de l’Assemblée nationale. Le nom de Myriam Palomba ne vous dit rien ? Tant mieux. Son fait d’armes : avoir diffusé en direct la théorie délirante de l’« adrénochrome », ou le mythe selon lequel certaines personnes de pouvoir se nourriraient… de sang de bébé. Ses mots exacts : « Plein de stars utiliseraient les sacrifices d’enfants pour boire leur sang afin d’avoir la jeunesse éternelle. »

Le député Arthur Delaporte enrage : « Ces groupes font mine de déplacer le débat sur une rhétorique de type « nous défendons la vraie science contre Big Pharma », mais on sait très bien qui se trouve à la manoeuvre : soit des complotistes forcenés, soit des réseaux d’extrême droite, soit des lobbys défendant la naturo­pathie », explique-t-il à Charlie.

Moyennement satisfaisant

Moyennant quelques modifications – pas de panique : les lanceurs d’alerte seront bien protégés -, l’article 4 a finalement été sauvé au second vote. « On n’est pas passés loin du désastre. Sans l’inves­tissement de Brigitte Liso, deux années de travail seraient tombées à l’eau, pour le plus grand bonheur des gourous », confie à Charlie l’un des architectes du texte. La loi est désormais appelée à passer en commis­sion mixte paritaire. Après ça, le texte passera sûrement au Conseil constitutionnel, nous prédit-on. Sabrina Agresti-Roubache aura-t-elle révisé ses dossiers d’ici là ? C’est à espérer : le quasi-fiasco autour de ce projet de loi démontre qu’en face les réseaux complotistes jouent la partie sérieusement. Et combien certains députés, par méconnaissance et cynisme politique, sont désormais prêts à relayer leur argumentaire.

« Le texte adopté est clairement en deçà des attentes, sa version initiale était beaucoup plus ambitieuse. Le droit ne condamnera pas le fait de mettre quelqu’un sous emprise. Le plus important est donc manqué », poursuit notre source. Quant au reste du projet élaboré par Sonia Backès et ses équipes, qui peut dire ce qu’il en adviendra ? Et selon quel calendrier ? Rassurez-vous, les associations, les victimes de dérives sectaires et leurs familles vous le diront elles-mêmes : patienter, elles savent faire.

Jean-Loup Adénor

Témoignages. « C’était un drôle de bonhomme. il voulait que je parle de moi, que je lui montre mes dents »

Plutôt que de se faire les porte-parole des complotistes de la pire espèce, nos parlementaires auraient été bien plus inspirés de discuter avec ceux qui les ont élus, premières victimes de ces charlatans mortifères.

Rebecca* avait 69 ans. Elle a connu l’occupation allemande. De confession juive, elle a vécu cachée, recluse, et, très jeune, a attrapé une hépatite B. Avec l’aide des médecins, elle s’en accommode, jouit d’une vie sans les Boches, rencontre un homme, lui aussi autrefois contraint de vivre planqué. Ils se marient, ont un fils. « C’était un couple très vivant. Ils avaient une bibliothèque gigantesque chez eux ! Rebecca était une femme joyeuse, avec un cœur énorme », raconte à Charlie Léa*, une amie proche de la famille. Mais, en 2004, tout bascule. Léa reçoit un coup de téléphone du fils du couple : « Il me dit que sa mère est très malade, qu’elle a été admise à l’hôpital, qu’il ne comprend pas ce qu’il se passe. » Les médecins eux-mêmes sont perplexes face à son état de santé qui se dégrade à la vitesse de l’éclair. « Son foie était tellement atteint que des toxines remontaient dans son cerveau. Elle délirait, elle n’était pas présente. L’un des médecins nous a dit : « Je ne comprends pas, c’est comme si elle n’avait jamais pris de médicaments pour soigner son hépatite. » » Une dizaine de jours plus tard, Rebecca décède « d’une mort atroce, misérable, sans aucun moment de clarté sur ses derniers instants », déplore Léa.

Rebecca aurait-elle arrêté le traitement qu’elle suit scrupuleusement depuis des dizaines d’années ? Son mari raconte : deux ans auparavant, leur médecin traitant est parti à la retraite. Celui qui a pris sa place semble moins axé sur la science que son prédécesseur. Le fils tente de prendre rendez-vous avec lui pour le questionner, mais ce dernier se cache derrière le secret médical. Alors Léa décide de le voir en consultation incognito : « C’était un drôle de bonhomme. Il voulait que je parle de moi, que je lui montre mes dents. Il m’a expliqué qu’il faisait de la biologie totale et m’a demandé 100 euros pour la consultation. » Elle apprendra finalement que le médecin avait déclaré à Rebecca qu’elle était tombée malade « à cause de traumatismes vécus quand elle était enfant ». Il lui avait ordonné d’arrêter son traitement. Le fils écrira à l’ordre des médecins et, sans savoir si c’est sa lettre qui a fait bouger les choses, apprendra par la suite que le médecin a été interdit d’exercer. « Personne ne ramènera nos morts, mais on peut éviter qu’il y ait d’autres victimes. Quand je vois ce débat autour de l’article 4, je ne comprends pas », se désole Léa.

On ne soigne pas un cancer avec de la vitamine C

L’histoire de Michelle*, 60 ans, c’est Charlotte*, secrétaire médicale, qui la raconte à Charlie. « Les médecins avaient diagnostiqué à Michelle un cancer de l’estomac et l’avaient mise sous chimiothérapie », explique-t-elle. Pendant quelques semaines, la sexagénaire suit sagement son traitement. Son cancer est « agressif », mais les chances de rémission ne sont pas nulles. Mais un jour, Michelle arrête tout. « Elle est allée voir en parallèle un naturopathe qui lui a dit qu’il pouvait la guérir autrement et que la chimio était du poison. Ce qui est vrai dans un sens, mais ce traitement sert à détruire un cancer, on ne peut pas faire ça avec de la vitamine C et du millepertuis ! » tempête Charlotte, exaspérée. Les mois passent, Michelle a totalement arrêté de venir. Six mois plus tard, la voilà qui franchit de nouveau la porte du cabinet, paniquée. « Son cancer avait trop progressé. On a dû la passer en chimio palliative, et elle est décédée peu de temps après. » Des histoires comme celle-ci, Charlotte pourrait en raconter un certain nombre : « Ça arrive souvent que des patients fassent appel à un naturopathe, ou bien un lithothérapeute [la lithothérapie est une pratique basée sur la croyance que les pierres et les cristaux auraient des pouvoirs, ndlr], ce genre de choses. Ils disent aux patients d’arrêter leur traitement et de changer d’alimentation pour guérir. À une époque, j’ai travaillé pour une plateforme de secrétariat médical et la moitié des patients faisaient appel à des pratiques de soins non conventionnelles. »

Jules*, 41 ans, est, lui, décédé d’un cancer des testicules, après avoir suivi les prescriptions de Miguel Barthéléry, naturopathe se présentant comme docteur en biologie moléculaire, qui lui recommandait des jeûnes et des huiles essentielles pour guérir.

Il y a aussi cet homme de 60 ans, atteint d’un cancer en phase terminale, retrouvé mort à la suite d’un stage de jeûne organisé par Éric Gandon, naturopathe et autoproclamé « spécialiste des thérapies alternatives ». Disparu des radars après le scandale, Gandon a publié une vidéo, le 14 février dernier. Il laisse entendre que ses clients ne sont pas morts à cause de lui, mais à cause du… vaccin contre le Covid-19. On aurait pu s’y attendre.

Lorraine Redaud

* Les prénoms ont été modifiés.


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