Revue de presse / tribune

D. Maillard, G. Clavreul : « La loi protège la foi tant que la foi ne dicte pas sa loi ». Réponse à Olivier Abel (la-croix.com , 12 sept. 22)

Denis Maillard, consultant, auteur de "Quand la religion s’invite dans l’entreprise" (Fayard) ; Gilles Clavreul, Délégué général du think tank Aurore, ancien DILCRAH. 13 septembre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Un texte d’Olivier Abel publié par "La Croix" a suscité un vif débat, le philosophe protestant disant sa crainte de vivre « de nouvelles Saint-Barthélemy » de la part de militants d’une laïcité intransigeante. Les défenseurs de la laïcité Gilles Clavreul et Denis Maillard lui répondent.

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Lire "Réponse à Olivier Abel : « La loi protège la foi tant que la foi ne dicte pas sa loi »".

Dans un texte dont La Croix (lundi 5 septembre) a publié de larges extraits à l’occasion de l’Assemblée du Désert, le philosophe Olivier Abel, disciple de Paul Ricœur, dit craindre « de nouvelles Saint-Barthélemy » à l’instigation d’une « France “toute laïque” ». Au-delà de la stupéfaction que provoque cette formule, comment comprendre ce nouveau procès fait à la laïcité et, partant, cette cécité envers la vérité historique ? Car tout commence par une singulière réécriture de l’Histoire.

Pour Olivier Abel, les massacres perpétrés les 24 et 25 août 1572 à Paris, et répliqués en province les jours suivants, seraient le péché originel de la France, comme l’esclavage des Noirs a été celui de l’Amérique. Il inaugure, dit Abel, la répression d’un « État-Église » contre une minorité rejetée hors la communauté nationale, mouvement dont le point d’orgue serait la révocation de l’édit de Nantes un gros siècle plus tard.

Garant des libertés religieuses

En dehors de la question – toujours débattue – des responsabilités des différents protagonistes, la Saint-Barthélemy voit la réussite du coup de force de la Ligue catholique, conduite par les Guise, contre le parti protestant mais aussi contre un pouvoir royal faible accusé de pencher en faveur des protestants. En effet, ces premières guerres de Religion révèlent aussi des luttes de pouvoir entre « Grands », catholiques et protestants, qu’une Couronne fragile essaie de contenir. Mais en aucun cas l’œuvre d’un « parti-État » catholique pourchassant une minorité. Le « massacre des voisins », consécutif à l’assassinat de l’amiral Coligny, témoigne de ce déclenchement de fureur que l’État, faute de pouvoir l’empêcher, assumera a posteriori, ne pouvant ni accuser frontalement les Guise, ni faire l’aveu de son impuissance.

Reste que ce même pouvoir cherchera ensuite à se consolider en s’élevant au-dessus de ces factions. Bien après que Charles IX eut donné la main de sa sœur, Marguerite, au protestant Henri de Navarre, c’est son successeur Henri III qui tendra un piège fatal au duc de Guise en 1588, avant d’être lui-même assassiné, l’année suivante, par un dominicain fanatique. L’accession au trône d’Henri IV signe la défaite de la Ligue, qui lui interdit cependant l’accès de Paris jusqu’à sa conversion. Cette entrée dans Paris vaudra une messe au « bon roi Henri » mais lui permettra surtout d’organiser la paix publique avec l’édit de Nantes, dit « de pacification ». C’est donc un État restauré qui, malgré les partis, se pose en garant des libertés religieuses. Un siècle plus tard, le paysage est tout différent lors de la révocation de l’édit par Louis XIV. Certes, c’est l’État fort qui est seul instigateur de la répression, mais il n’a plus à arbitrer entre des « factions » : il les écrase toutes méthodiquement, protestantes aussi bien que jésuites et jansénistes, dès lors qu’elles offrent une résistance à son pouvoir.

Une lecture providentialiste

Ainsi, loin de la lecture providentialiste proposée par Abel, il n’y a pas de continuité entre la Saint-Barthélemy et la révocation. Mais y en a-t-il avec la période actuelle ? C’est la seconde partie de son propos, encore plus contestable que la première. En effet, qu’est-ce que cette « France “toute laïque” » qui serait l’héritière de la Ligue et des dragonnades ? Comme chez d’autres auteurs de même sensibilité, Olivier Abel semble éprouver une certaine timidité à nommer le coupable. Il est question de la droite politique convertie à une laïcité revisitée… S’il s’agit de dénoncer cette conversion de la droite, et surtout de l’extrême droite, autant se référer à La Nouvelle Question laïque [1], où notre ami Laurent Bouvet analyse minutieusement ce tournant identitaire, désormais bien documenté.

En réalité, il s’agit d’autre chose. Car ce « tout laïque » est bien présenté comme la continuité du supposé bloc catholique de jadis. Selon Abel, une majorité de la population – « un corps social presque royal (le peuple souverain) » – aspirerait à l’hégémonie culturelle, quitte à l’imposer dans le sang, appuyée par la puissance d’État… Mais qui raisonne comme cela, sinon la droite la plus radicale ? C’est-à-dire une droite combattue par ceux qui, majoritairement à gauche, se définissent comme laïques. Si on redoute l’accession d’une telle droite radicale au pouvoir, autant la nommer car les laïques la redoutent aussi. En revanche, si le propos est d’appeler « laïque » un athéisme rampant et un arbitraire d’État écrasant les minorités religieuses, c’est là une confusion répandue mais fautive.

La loi protège la foi

La laïcité, faut-il le rappeler, protège la liberté de conscience et de culte aussi longtemps que les religions ne prétendent pas à déterminer les règles de la vie collective : la loi protège la foi tant que la foi ne dicte pas sa loi. La laïcité ne peut donc être rapprochée de régimes autoritaires persécutant des minorités tout en revendiquant un « sécularisme » de circonstance. Mais la laïcité ne se confond pas non plus avec un régime de tolérance où les communautés prennent en charge des pans entiers de la vie collective. On peut le regretter mais notre Histoire n’est pas celle-là. Elle se distingue par la suréminence de l’État que l’on doit, certes, critiquer mais qui est aussi protectrice des libertés religieuses.

Au fond, c’est peut-être ce qu’il faut comprendre de la charge d’Olivier Abel qui ne vise pas tant les « laïques » qu’elle ne trahit une désillusion : celle d’avoir vu un compagnon de route, jeune disciple de Ricœur, s’éloigner de la pensée du maître pour épouser cette raison d’État. L’historien François Dosse dans Macron ou les illusions perdues [2], sous-titré justement « les larmes de Paul Ricœur », ne disait pas autre chose, citant un certain Olivier Abel qui établissait un parallèle entre la position du président et « la Turquie laïco-nationaliste des décennies qui ont préparé les dérives actuelles »… En effet, Emmanuel Macron, qui avait manifesté une conception libérale, personnaliste et couvert d’égards les cultes constitués, a opéré un virage à l’épreuve du pouvoir, osant clairement nommer la menace : le séparatisme islamiste, tout en refusant l’amalgame entre islam et islamistes, musulmans et terroristes.

Ainsi, Olivier Abel s’adresse à une famille de pensée, la famille chrétienne progressiste, passée de l’espoir confiant à l’inquiétude puis au sentiment de trahison. Ce dépit le porte malheureusement à des excès : fantasmer que des dagues laïques viendront bientôt transpercer les cœurs musulmans… Il nous semble pourtant que d’autres menaces plus tangibles sont à conjurer : celles de l’islamisme qui tue et asservit comme celles des droites radicales et populistes désormais aux portes du pouvoir. Présenter les laïques comme les ennemis du premier et donc les supplétifs des secondes est non seulement absurde mais, plus encore, dangereux."

[1La Nouvelle Question laïque. Choisir la République, Flammarion, 2019, 336 p.

[2Aux Éd. Le Passeur, mars 2022, 412 p.


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