Revue de presse

‌Prix de l’"Observatoire de la laïcité" : aveuglement, ignorance et dérapage (G. Chevrier, atlantico.fr , 18 déc. 17)

Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, auteur de "Laïcité, émancipation et travail social" (L’Harmattan). 28 décembre 2017

"Pour la date anniversaire de la promulgation de la loi du 9 décembre 1905 de Séparation des Églises et de l’État, l’Observatoire national de la laïcité a récompensé des initiatives, parmi lesquelles un clip réalisé par le centre social "Citels", implanté dans le quartier des Portes Ferrées à Limoges, avec le soutien de la CAF de la Haute-Vienne. Celui-ci met en scène quatre jeunes filles qui prétendent expliquer tour à tour les principes de la laïcité, la séparation des Églises et de l’État, la neutralité de l’État et l’Égalité. Une vidéo qui fait depuis polémique, à plus d’un titre.

Tout commence par la mise en scène de l’agression verbale d’une jeune fille par un passant parce qu’elle porte le voile dans la rue. Pour introduire ce propos, apparait une des jeunes filles en question envoilée comme il faut. Tout le clip est axé sur la liberté de porter les signes religieux partout en dehors de certaines exceptions... Il se termine sur l’affirmation selon laquelle "La laïcité n’est pas une opinion mais le cadre qui les permet toutes". Certes, mais pas seulement, loin s’en faut. "Oublions nos différences et chérissons nos différences" est-il scandé en toute conclusion. Il est donc centré sur le droit à la différence. Le clip est fait de façon très habile, et sans juger des intentions qui l’ont permis, on ne peut que constater la façon dont il donne une lecture gravement biaisée de la laïcité, en en oubliant l’une des dimensions fondamentales qui lui fait perdre tout son sens, et qui nous fait passer à côté de ses enjeux vitaux actuels.

La laïcité, c’est protéger la liberté de chacun contre des groupes de pression identitaires

On oublie tout d’abord que ce droit à la différence, conçu comme un droit absolu où tout serait possible, peut conduire à l’enfermement communautaire et à la différence des droits. Ce qui n’est nullement évoqué, pourtant de pleine actualité. Les individus assignés à des communautés selon une origine ou une religion, peuvent se trouver privés de leur libre choix par une logique d’enfermement et de clan. Un danger qui ne tient en rien d’une vision de laïques paranoïaques, mais peut être constatée facilement par tout un chacun, à travers des affirmations identitaires à caractère communautaire de plus en prégnantes, voire agressives : au travail, à l’école, à l’hôpital, à la piscine, dans les quartiers...

La multiplication du voile précisément, n’a rien de banal au regard de cette évolution, comme manifestation du refus du mélange au-delà de la communauté de croyance, préalable au communautarisme. Un communautarisme qui est décrit par le dernier rapport du Sénat sur la radicalisation comme le terreau principal de cette dernière. Tout ceci, dans un contexte de mise en procès permanent de l’Etat laïque par certains groupes de pression religieux, tels le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), l’ex Union des organisations islamiques de France (UOIF) rebaptisée Musulmans de France, et le Parti des indigènes de la République (PIR), qui n’hésitent pas à aller jusqu’à l’accusation de racisme d’Etat. Ceci, parce que précisément, l’Etat laïque résiste à ne pas les laisser prendre le pouvoir sur les individus selon leurs différences.

Peut-on sérieusement aujourd’hui omettre, dans une telle présentation de la laïcité ainsi labellisée, ce à quoi elle s’affronte ? Les défenses dont elle doit faire preuve par exemple face au fait, comme le révélait le dernier rapport sur l’islam et la République de l’Institut Montaigne, que près de 30% des musulmans vivant en France portent au dessus de la loi civile la charia, et font de leur religion un instrument de révolte contre notre société et ses moeurs, ses valeurs ?

Le clip, en prenant l’exemple de la neutralité des fonctionnaires, illustre un Etat devant rester neutre envers les religions, autant dire désarmé face à ces attaques. Ce qui est contraire à son rôle de protection des citoyens, vis-à-vis des groupes de pression religieux qui sont à l’offensive contre la laïcité, voire pour certains, contre la liberté et la démocratie, leurs cibles finales.

Sans aller chercher bien loin, on connait des exemples dans des pays autour de nous, où domine cette logique des différences avant tout. De la Belgique, avec sa fausse séparation qui se traduit par l’entretien des cultes avec ses quartiers séparés du type Molenbeek, à l’Allemagne, aux communautés laissées libres d’user d’une police religieuse pour imposer par exemple le voile, au Royaume-Uni, qui admet jusqu’à l’existence de tribunaux islamiques qui rendent leur propre justice communautaire... Autrement dit, une logique totalement discriminatoire et contraire à toute idée d’égalité entre les individus, qui perdent leur qualité de citoyen à travers cette soumission au retour d’un ordre identitaire moyenâgeux.

On oublie que la laïcité n’est pas du ressort d’un droit à la différence avant tout, mais est un principe de protection des individus contre ce risque de perte de la liberté. La laïcité est donc comme principe d’organisation de l’Etat, l’aspect décisif de son établissement comme Etat de droit : a- Comme Etat dégagé de toute tutelle religieuse pour être un Etat impartial qui ne voit que des citoyens ; b- Mais aussi, qui a pour responsabilité de maintenir les conditions du libre choix des citoyens, hors de leur assignation par des groupes de pression religieux ou culturels en fonction d’une origine, d’une couleur ou d’une religion.

L’Etat laïque garantit que la seule source du pouvoir politique soit les citoyens

Cette présentation de la laïcité sur le mode de l’unique reconnaissance d’un droit à la différence, conduit à faire voler en éclats toute référence à l’intérêt général. La liberté pour le peuple, c’est de s’ériger en corps politique souverain, que les communautés d’intérêts culturels et religieux réduisent à néant en le segmentant en une multitude d’intérêts divergents. Laisser faire en fermant les yeux au nom de ne pas "stigmatiser", de ne pas faire dans "l’islamophobie" [1], c’est créer les conditions d’un retour en arrière qui ramène le risque de guerre de religions , l’encouragement au nationalisme qui s’en sert de prétexte, et à toutes les causes identitaires plus nocives les unes que les autres.

Les religions se font la guerre si on les laisse entre elles, car elles prétendent toutes être plus proche de "dieu" comme vérité. Et comme cela ne tient qu’à une croyance et donc de l’irrationnel, inutile de chercher à faire raisonner des croyants lorsqu’ils déclenchent entre eux la guerre. Il n’y a que l’Etat laïque qui porte la citoyenneté au dessus des croyances, pour gouverner au nom de la raison, c’est-à-dire de l’expérience au service de tous, qui peut garantir la paix.

La démocratie, c’est gouverner au nom de la faculté des hommes a écrire leur histoire, tout le contraire que de gouverner au nom d’une puissance extérieure à leur volonté nommée "dieu", qui les en dépossède. D’autant que cela abouti en général, à remettre le pouvoir politique entre les mains de religieux censés représenter l’ordre divin sur la terre, qui usent ainsi d’un pouvoir discrétionnaire totalement arbitraire sur les membres de la société. C’est le sens même de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 que de garantir la démocratie contre cet arbitraire, d’en protéger l’action publique, en écartant le croire du pouvoir politique pour le ramener au domaine privé.

On ne coexiste pas, on est libre ensemble grâce à la laïcité.

On ne "coexiste" pas, les différences les unes à côté des autres, car nous sommes avant tout un corps politique de citoyens aux droits incessibles, un peuple émancipé des divisions religieuses et culturelles. La Nation comme Etat-nation, où le peuple et la nation se confondent, c’est lorsque le peuple a effacé les différences d’Ordres (noblesse, clergé, tiers état) et de domination religieuse (hier l’Eglise catholique), pour être un peuple libre de choisir son destin. Selon la formule constitutionnelle "gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple". Dans ce sens, la laïcité, c’est l’achèvement des institutions démocratiques.

Et pour que les anciennes divisions ne viennent pas mettre en danger la démocratie, et la liberté que procure l’égalité qui en est indissociable, notre Constitution met en garde : "La souveraineté nationale appartient au peuple (...) Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice." Et encore, selon le grand constitutionnaliste Guy Carcassonne [2], que "l’égalité de tous les citoyens [sans distinction d’origine, de race ou de religion] impose qu’eux seuls soient titulaires de droits, car reconnaître des droits à des groupes pourrait rompre l’égalité entre citoyens, selon qu’ils appartiennent où non à tel groupe". Voilà ce que l’on voudrait nous faire perdre de vue pour justifier le multiculturalisme, qui est dans les bagages de la laïcité adjectivée dite "ouverte" ! Celle que défend l’historien Jean Baubérot qui plaide pour l’accommodement aux revendications identitaires, régulièrement cité par des médias largement acquis au modèle anglo-saxon du multiculturalisme, et référencé par cet Observatoire qui ne voit rien.

Pas de protection de la liberté de conscience sans un respect absolu de la citoyenneté : la laïcité de l’Etat, en portant au-dessus des identités particulières la citoyenneté, les protège toutes. Car à les écarter du pouvoir politique, aucune d’entre-elles ne peut prétendre prendre le pouvoir sur les autres.

​C’est avant tout l’égalité des droits et devoirs qui fait de nous des citoyens, et donc, des êtres libres de nous mélanger, sans renier nos différences, et non de coexister, les uns à côté des autres.

Une laïcité sans concession

Cette promotion des différences à laquelle donne lieu cette interprétation de la la laïcité est donc contraire à son sens politique, à la nature même des institutions républicaines, au rôle de protection des libertés dont l’Etat de droit est le garant, entre autres, contre les excès du religieux. Elle la dévoie.

Un constat fait dans le prolongement d’un Jean-Louis Bianco, qui préside cette institution, dont la première déclaration était de dire qu’il n’y avait pas de problème avec la laïcité en France.

La France avec sa laïcité est au carrefour des enjeux contemporains, un modèle au destin regardé de partout, comme une boussole sur le cadrant de l’histoire. Etre à la hauteur du défi qu’elle représente justifie amplement de la défendre, sans la moindre concession."

Lire "Quand l’Observatoire de la laïcité récompense une vidéo pas tout à fait raccord avec l’esprit de la loi de 1905".

[2Guy Carcassonne, La Constitution, Points Essais, 2011.



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