Note de lecture

R. Debray - Hibernatus ne s’est pas réveillé (E. Marquis)

par Eric Marquis. 17 octobre 2017

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017, 232 pages, 19 euros.

JPEG - 10.1 ko

« Nous sommes tous américains » proclamait Le Monde daté du 13 septembre 2001. Si c’était un diagnostic, il n’aurait pas daté de l’avant-veille. En cent ans, les Etats-Unis d’Amérique ont imposé à l’Europe leur civilisation, retrace Régis Debray. « Il y avait, en 1919, une civilisation européenne, avec pour variante une culture américaine. Il y a, en 2017, une civilisation américaine, dont les cultures européennes semblent, avec toute leur diversité, au mieux, des variables d’ajustement, au pire, des réserves indigènes. »

De ce siècle de batailles perdues, la chronologie proposée tient de la carpe et du lapin. On croyait que la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) était inspirée de notre Déclaration de 1789 ? Mais non, 1948 consacre l’individu en lieu et place du citoyen. En 2009, la France réintègre le comité militaire de l’OTAN ; cette année, Emmanuel Macron chante La Marseillaise main sur le cœur... Et quand, en 2003, la France refuse d’intervenir en Irak, c’est un acte isolé dans un océan de renoncement.
Soit. Mais faut-il vraiment déplorer comme indice de l’imperium US que la sélection du festival de Cannes échappe au ministère des Affaires étrangères (1972) ou que Coluche présente sa candidature à la présidence (1981) ? On songe à Eric Zemmour qui, dans Le Suicide français (Albin Michel, 2014), voyait un symbole des années 1980 (honnies) dans le succès de Daniel Balavoine, « androgyne » (sic) et antiraciste !

Plus convaincant, il n’a pas échappé, « même si le Conseil constitutionnel n’était pas encore la Cour suprême, qu’un Etat de droit qui mettait peu à peu le juge au-dessus du législateur ne tombait pas du ciel, que la possibilité offerte aux groupements d’intérêt collectif d’intenter des actions en justice, celle accordée au chef de l’Etat [...] de s’adresser en direct aux deux chambres réunies devant les caméras de télévision […] étaient autant de replays des class actions, du State of the Union adress », etc. [1]

Donc, contrairement à la promesse du titre, le « quoi » est bien plus étayé que le « comment ». Ainsi, le passage le plus intéressant détaille ce qui différencie l’« américanité » (de l’« européanité ») : « la primauté de l’espace sur le temps, de l’image sur l’écrit, du bonheur sur le drame de vivre ». Perspicace aussi, la tentative de distinguer « ce que l’américanisation, colonisation sans colons, a d’exceptionnel » : « l’enveloppement par le haut et par le bas. Par Harvard et Hollywood, Orson Welles et le blockbuster, Philipp Glass et Beyonce […]. Les Etats-Unis sont l’ordre et la dissidence. Mainstream et underground. »

Malheureusement, Régis Debray ne laisse pas à d’autres le soin de le caricaturer. Comme l’intellectuel rivé à Saint-Germain-des-Près qu’il n’est pas, il campe un Hibernatus découvrant son quartier Saint-Michel livré aux McDo et autres boutiques de fringues globishisées. Puis, passage obligé, le coup de patte à la presse : usurpatrice, elle dose « les visibilités respectives de chacun », écrit l’auteur... dont le présent livre a bénéficié de la Une du Monde la veille de sa parution [2] !

Bref, Civilisation aurait mérité d’être allégé d’une centaine de pages. Ainsi, alors que l’islamisme tue, persécute des millions de femmes et d’hommes, le coauteur de La Laïcité au quotidien (avec Didier Leschi, Gallimard, 2016) a jugé utile de comparer les périls, relativisant cette barbarie pour les besoins de la cause antiaméricaine. La différence de nature vient ici en argument de la négation du degré. Le même qui soulignait quelques pages plus haut que « les morts pèsent lourd sur la nuque des amnésiques », recommande de se défier de notre « dépendance à l’événementiel » : « Ce qui fait boum ou clash nous fait oublier le constant allongement des chroniques boursières à la radio comme du bulletin météo, l’apparition d’un supplément "Argent" dans le journal du soir. »

« Une civilisation a toujours besoin de Barbares, et quand elle en manque, elle en fabrique. » Attention au soupçon de complotisme, alors : « La nôtre n’a pas eu besoin d’inventer celui-là. Il était là, répulsif et donc galvanisant. » Elle ne l’a pas inventé mais « le terroriste est l’enfant de nos sociétés dites postmodernes, illégitime, mais naturel. »
Le djihad ? « Une menace sécuritaire ne constitue pas une offre civilisationnelle crédible, et l’islamisme n’en a aucune à proposer. » L’Etat islamique et son « califat » sont zappés ! « Tout impérium pour de bon relève d’un différentiel de puissance, non d’un programme officiel. » En somme, le tort de l’hégémonie US serait, à la différence du djihad, de n’avoir pas « programmé » notre destruction.

Dans son errance rive gauche, Hibernatus se réfugie sans doute dans le vague souvenir de la vulgate marxiste sur les « libertés réelles et libertés formelles » et du trait sartrien « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande ». Tragique de répétition.

Eric Marquis


Ce texte est paru dans Humanisme n°316, août 2017 (note du CLR).


Comité Laïcité République
Maison des associations, 54 rue Pigalle, 75009 Paris

Tous droits réservés © Comité Laïcité RépubliqueMentions légales