Remise des Prix le 9 novembre 2022 à la Mairie de Paris

VIDEO Prix de la Laïcité 2022. Pauline Marois : "Les gens de gauche qui ont abandonné la défense de la laïcité ont perdu une partie de leur âme en chemin" (Prix de la Laïcité, 9 nov. 22)

Pauline Marois, ancienne Première ministre du Québec, Prix international de la Laïcité 2022. 16 novembre 2022

Merci à M. Abergel, au président du jury, M. Pelloux, et aux membres du Comité Laïcité République de la grande distinction qui m’est offerte aujourd’hui.

Merci aussi à ma compatriote, Djemila Benhabib, de son combat pour la laïcité, de sa lutte pour l’égalité des femmes et de son soutien à la souveraineté du peuple québécois.

Aujourd’hui, c’est avec émotion que je reçois le Prix international pour la laïcité. Je suis fière de rejoindre ce groupe de lauréats qui, chacun à sa façon, s’est battu pour que chaque personne puisse exprimer librement ses pensées et vivre selon ses valeurs.

J’en suis personnellement très touchée, mais je tiens à être équitable envers celles et ceux qui ont combattu pour la laïcité au Québec. L’histoire ne s’écrit pas au singulier et il y a un adage que je répète chaque fois que j’en ai l’occasion : « Si nous voyons plus loin que ceux qui nous ont précédés, c’est parce que nous sommes assis sur leurs épaules ».

Pour comprendre le chemin que les Québécois ont parcouru, il faut remonter à son origine.

Dans la foulée de la conquête de la Nouvelle-France par le Royaume de Grande-Bretagne en 1759-1760, selon son appréciation de la conjoncture, la Couronne britannique a successivement tenté d’assimiler les Canadiens français ou de les fidéliser.

Avec la connivence des élites locales, le clergé catholique, soucieux de garder sous son aile ses croyants, a graduellement construit une alliance avec le conquérant. En échange de leur soumission, les colons français ont finalement pu conserver leur religion, leur langue et le droit civil de leur mère patrie.

Dominée par son clergé, la société québécoise a commencé une longue période de survivance [1] où les religieux ont construit et contrôlé les écoles, les hôpitaux et l’assistance publique.

Les religieuses, les prêtres et les évêques ont des réalisations positives à leur actif, évidemment. Cependant, durant toute l’époque de la survivance, la chape de plomb qui a recouvert le Québec a profondément marqué notre histoire.

La présence de nombreux missionnaires à l’étranger, la participation aux conflits internationaux, les migrations vers les États-Unis et les relations étroites de nombreux artistes et intellectuels avec Paris ont fait en sorte que la société québécoise n’a jamais été complètement isolée, mais la volonté de participer pleinement dans la modernité tardait.

En fait, il faut attendre 1960 pour que se lève un vent de changement qui va permettre au Québec d’entreprendre la séparation entre l’Église et l’État et de s’ouvrir avec enthousiasme au monde.

À cet égard, les premières et les plus profondes lignes de rupture ont été dans le monde de l’éducation. Nous avons successivement assisté à la création du ministère de l’Éducation en 1964, des collèges d’enseignement général et professionnel en 1967 et à l’ouverture de l’Université du Québec, première université publique, en 1968.

Ces grandes réalisations sont issues des travaux d’une Commission d’enquête. Celle-ci s’est appuyée sur les recherches d’intellectuels talentueux. Je pense particulièrement à Guy Rocher, un géant des études sociologiques québécoises qui a été au cœur des combats pour la démocratisation de l’enseignement et la laïcité de l’État.

Les grands changements se font dans la durée et des obstacles ont été nombreux sur le chemin qu’il nous restait à parcourir.

La Constitution canadienne édictait clairement que nos écoles étaient gérées sur une base territoriale par des commissions scolaires catholiques et protestantes. Lors de la création du ministère de l’Éducation, l’État avait été tenu d’accepter la présence d’un sous-ministre de foi catholique et un autre de foi protestante. Aucun programme, aucun manuel scolaire ne pouvait être autorisé sans leur consentement.

Il aura fallu attendre la fin des années 1990, au moment où j’étais ministre de l’Éducation, pour conclure de délicates négociations avec les autorités religieuses, la communauté anglophone et l’État fédéral afin de lever l’obstacle constitutionnel qui empêchait la création de commissions scolaires linguistiques francophones et anglophones.

Évidemment la marche vers la laïcité ne touche pas que le monde de l’éducation.

Parmi les nombreux repères qu’il faut retenir je pense au Code civil et à la Loi sur la laïcité de l’État.

En 1980, au moment où Marc-André Bédard était ministre de la Justice et la grande Lise Payette ministre de la Condition féminine, le Québec a adopté un nouveau Code civil qui éliminait toute distinction légale basée sur le sexe.

En 2013, au moment où j’exerçais la fonction de Première ministre, mon gouvernement a présenté un projet de loi pour affirmer les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État, ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes. Le temps nous a manqué pour faire adopter ce texte législatif.

Ce n’est qu’en 2019, il y a à peine trois ans, qu’une loi a été adoptée par notre Assemblée nationale afin d’interdire aux enseignantes et aux enseignants ainsi qu’aux personnes qui représentent l’autorité de l’État de porter des signes ostentatoires d’appartenance religieuse.

C’est à cette occasion que le crucifix qui logeait juste au-dessus du siège du président de notre Assemblée nationale a été retiré.

Le chemin de la laïcité de l’État a été long à parcourir, mais la route n’est pas terminée et les progrès demeurent fragiles en terre d’Amérique.

J’ai évoqué il y a quelques instants la position juridique particulière du Québec. À notre Code civil québécois dont les origines remontent à la Nouvelle-France, aux lois criminelles canadiennes qui sont régis selon les règles de la Common Law, il faut ajouter une Constitution qui restreint sévèrement notre capacité de légiférer.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que le Québec doit surmonter de grands obstacles juridiques et politiques chaque fois qu’il veut protéger le français, chaque fois qu’il veut encadrer les règles qui doivent régir l’art de vivre ensemble dans une société pluraliste. Chaque fois aussi que nous désirons promouvoir la laïcité de l’État.

Au nom de la défense de droits et libertés enchâssés dans la constitution canadienne, l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par les enseignants et les officiers qui représentent l’autorité de l’État est attaquée avec animosité devant les tribunaux.

L’État fédéral dominé par le Canada anglais se dit postcolonial, postnational et multiculturel.

Paradoxalement, il considère que les seuls référents acceptables en matière de droits et libertés sont les siens. Ainsi, pour le gouvernement canadien et les médias anglophones, les décisions de la Cour européenne de justice à l’égard du port des signes religieux sont totalement discriminatoires.

Pour bien comprendre la résistance de l’État fédéral à la vision québécoise de la laïcité, il faut savoir que le Canada accorde aux religions un statut tout à fait particulier.

Préoccupé par l’augmentation des crimes haineux, le gouvernement canadien a voulu élargir la définition de l’incitation à la haine dans son code criminel. Grâce à la vigilance de Marie-Claude Girard, une ancienne directrice à la Commission canadienne des droits de la personne, nous avons appris qu’Ottawa a choisi de continuer à protéger le discours religieux pouvant inciter à la haine s’il est prononcé de « bonne foi et fondé sur un texte religieux ».

Je vous laisse deviner l’usage que des prédicateurs à la foi sincère peuvent faire de textes religieux plus que millénaires.

Dans cet État fédéral, à la Chambre des communes, depuis 1877, à chaque début de séance, le président lit la prière qui commence par : "Dieu tout-puissant, nous te remercions des nombreuses grâces que tu as accordées au Canada et à ses citoyens"…

Dans cet État fédéral, où on accuse le Québec d’être intolérant parce qu’il prône la laïcité de l’État, il y a moins de crime haineux au Québec qu’en Ontario ou en Colombie-Britannique. Il y a des chiffres qui parlent ! En 2021, le taux de crimes haineux par 100 000 habitants était de 23,2 à Ottawa, 15,5 à Vancouver, 13,3 à Toronto, 6,0 à Montréal.

La laïcité défendue depuis le siècle des Lumières a apporté quelque chose d’important à toute l’humanité.
Une vision qui incarne à la fois la liberté d’expression et l’esprit de tolérance. Elle est aussi un des ingrédients fondamentaux d’une valeur qui me tient particulièrement à cœur, l’égalité des hommes et des femmes.

Il y a une féministe, philosophe et femme de lettres française pour qui j’ai une admiration particulière. Il s’agit, vous l’avez peut-être deviné, d’Élisabeth Badinter, qui a affirmé avec une grande lucidité que « sans une bonne part de laïcité, la libération des femmes est impossible ».

Je me permets de la citer une autre fois : « Que ce soit chez les juifs ou chez les musulmans - j’ajoute chez les chrétiens - la religion commande encore aujourd’hui que la femme soit conforme au statut de seconde, un statut inférieur à celui de l’homme, elle doit lui obéir comme il obéit à Dieu. Il ne peut donc pas y avoir de libération des femmes et d’égalité des sexes quand le modèle dont on s’inspire est la Bible et le Coran ».

Je ne vous imposerai pas l’écoute des édits religieux plus misogynes les uns que les autres, mais il me semble indéniable que les gens de gauche qui ont abandonné la défense de la laïcité ont perdu une partie de leur âme en chemin.

Entendons-nous, la laïcité ne garantit pas à elle seule la libération et l’égalité des femmes, mais elle en est un ingrédient essentiel.

Il y en a un autre qui a été au cœur de mon engagement politique. La possibilité pour les femmes de concilier le travail et la famille. Cela se traduit très concrètement par le partage des tâches familiales entre les conjoints.

Mais aussi, par l’existence d’un lieu où, dès le jeune âge, les enfants peuvent être gardés en toute sécurité dans un milieu stimulant intellectuellement et émotivement.

Au Québec, j’ai eu le bonheur de mettre en œuvre une politique qui nous a permis de créer des centres de la petite enfance, qui sont construits et gérés selon un modèle d’économie sociale. C’est une première au Canada et, sans doute, en Amérique du Nord.

Pour les femmes, les résultats cumulatifs des transformations de notre système d’éducation, de notre marche vers la laïcité et de notre politique familiale illustrent ce qu’est devenu le Québec d’aujourd’hui.

Le Québec est l’endroit où les couples vivant en union libre sont majoritaires, où le "mariage pour tous" est légalisé depuis très longtemps, le lieu où la participation des femmes au marché du travail est la plus importante en Amérique, la juridiction où l’écart des revenus entre les hommes et les femmes est le moins important.

Le travail n’est pas terminé et, comme le disait Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant ».

Quoi qu’aient pu affirmer certains penseurs, la marche de l’histoire ne s’arrête jamais. Sur tous les fronts, les conquêtes des femmes et des hommes qui ont lutté pour que nous vivions dans des sociétés plus démocratiques, plus justes et plus humaines ne résisteront pas au temps si nous ne les défendons pas.

En séparant clairement le savoir et les croyances, la laïcité favorise l’esprit de tolérance.

Dans un État laïc et démocratique, chacun est libre de sa foi, mais les règles qui définissent l’art de vivre ensemble ne doivent pas être déterminées par des préceptes religieux.

Dans des sociétés démocratiques qui seront inévitablement davantage pluralistes, la meilleure façon de respecter les droits et libertés de tous est de définir des valeurs communes qui nous permettent de vivre harmonieusement ensemble. C’est ce que j’appelle le ciment qui doit nous unir.

Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la défense de la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes, l’égalité des chances et la laïcité de l’État sont les fondements des sociétés de l’avenir.

[1Survie d’un peuple dans un contexte défavorable. On applique le terme aux Canadiens français dans la deuxième partie du XIXe siècle et le début du XXe (note du CLR).



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