Revue de presse

Témoignages de profs d’histoire : « On risque de mourir, comme des résistants » (Charlie Hebdo, 18 oct. 23)

(Charlie Hebdo, 18 oct. 23) 24 octobre 2023

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"L’impensable s’est de nouveau produit. Après Samuel Paty, il y a trois ans, un autre enseignant, Dominique Bernard, a été assassiné par un terroriste islamiste. Le meurtrier semblait rechercher, en particulier, un prof d’histoire-géo. Plus que jamais, les profs de cette matière sont en première ligne, eux dont la mission est d’enseigner la laïcité et la liberté d’expression. Ils nous ont confié leur peur, mais aussi leur volonté de continuer ce qui devient un combat, même s’ils doivent le payer de leur vie. Témoignages de plusieurs hussards de la République.

Laure Daussy

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Ils sont tous sous le choc, mais aucun n’est surpris. « Je vous avais dit que ça recommencerait », lance Stéphane, prof d’histoire-géographie qui avait été menacé par une mère d’élève. Certains s’attendent même à pire : « Je suis persuadée qu’il va y avoir d’autres profs qui vont être tués dans les prochains jours », nous dit Laëtitia*, enseignante en lettres et en histoire dans un lycée professionnel, qui souhaite rester anonyme. Alors que ce lundi on commémorait les trois ans de l’assassinat de Samuel Paty, tué par un terroriste islamiste, comme l’a été Dominique Bernard, à Arras, les enseignants sont plus que jamais une cible des djihadistes, qui visent l’école en tant que lieu d’émancipation et fondement de la République.

Et plus encore, ce sont les enseignants en histoire-­géo qui sont visés : « Nous enseignons les conflits actuels, l’éducation civique, la laïcité, la liberté expression. Nous sommes des transmetteurs des valeurs de la République, c’est pour ça qu’on est des cibles parfaites », résume Stéphane. Lui-même avait donc été menacé, il y a deux ans, après une mauvaise note donnée à une élève. La mère lui avait dit : « Souvenez-vous de ce qui est arrivé à Samuel Paty. » Comme s’il s’agissait désormais d’un exemple de vengeance possible envers un enseignant. « Les leçons n’ont pas été tirées, ajoute l’enseignant. Paty, c’était une forme d’avertissement. Il existe un islam politique conquérant qui touche les plus jeunes via les réseaux sociaux  ; et aujourd’hui, on voit que n’importe quel établissement peut être touché. »

La hiérarchie s’en fout

Laëtitia n’est pas non plus étonnée par ce nouvel assassinat : « On enseigne avec ce risque permanent, c’est toujours dans un coin de notre tête. » Elle a peur d’une radicalisation encore plus forte, elle va jusqu’à avoir peur d’un « soulèvement d’islamistes » dans plusieurs établissements, sur le modèle de l’attaque coordonnée du Hamas. « Ils s’en sont déjà pris à des salles de concert, à des bars, pourquoi pas les écoles… Mais peut-être suis-je sous le coup de l’émotion », tempère-t-elle immédiatement. Elle nous raconte cette semaine de cours dans son lycée, fortement impacté par l’onde de choc de l’attaque du Hamas et du conflit israélo-palestinien. Et comme souvent, avec un manque de soutien de la hiérarchie.

« On est exposés depuis le début de la semaine, on en a informé la direction, qui n’a pas réagi », déplore-t-elle. Ainsi, au cours de la semaine, un de ses élèves lui a dit, en classe, vouloir « mourir en martyr » en Palestine. L’assas­sinat de Dominique Bernard a d’ailleurs été commis alors que le Hamas, par la voix de l’un de ses membres fondateurs, avait appelé les musulmans du monde entier à manifester leur colère le vendredi 13 octobre. « Je n’ai pas de solution, on va tous aller bosser lundi avec la peur au ventre. On sera tous exposés, et on sera seuls », ajoute Laëtitia.

L’enseignante se souvient d’un épisode pour lequel, déjà, elle estime ne pas avoir été soutenue. Un samedi, à 23 heures, elle reçoit un appel masqué : la personne se présente comme un ancien élève et ne donne pas son nom. Il lui dit en substance : « Dans vos cours, vous avez dit que l’islam ne permettait pas aux femmes de se libérer. Le Coran, au contraire, est en faveur des femmes. » Pourquoi l’appeler ainsi un samedi, à 23 heures, de manière anonyme  ? Elle explique à l’élève qu’il a mal compris ses propos, et prend peur : « J’ai interprété son appel comme une menace larvée. » Après le précédent Paty, elle est terrifiée le lendemain en se rendant dans son établissement, mais plus encore d’exposer par la même occasion l’ensemble de ses collègues à un danger, du fait de sa seule présence. Finalement, l’unique aide qui lui est proposée par le rectorat sera de lui envoyer, comme ça avait été le cas pour Samuel Paty, un référent laïcité, ce qu’elle considère être en décalage avec cette situation.

Encore plus d’autocensure

Autre conséquence de ce nouvel assassinat, d’après nos interlocuteurs, encore davantage d’autocensure. « Ça va s’accentuer, c’est évident », assurent plusieurs des enseignants à qui nous parlons. Un sondage Ifop de 2022 montrait déjà qu’un enseignant sur deux évitait d’aborder certains sujets devant les élèves. Corine*, prof d’histoire en collège, qui souhaite également rester anonyme, se souvient, elle aussi, d’une scène qu’elle avait vécue, quelque temps après le meurtre de Samuel Paty, comme si l’assassinat de Dominique Bernard faisait resurgir tous les traumatismes.

Lorsqu’elle s’apprêtait à aborder les caricatures, courant 2021, une élève était venue la voir pour lui demander si elle allait en montrer le lendemain. Cette élève lui a dit : « Je n’ai pas le droit d’en voir. » « Elle était tiraillée entre le respect envers sa prof et le respect de sa propre culture », raconte Corine. L’enseignante en parle à sa direction, envoie un mail à son inspecteur. Et que se passe-t-il  ? Elle reçoit un appel de cet inspecteur, qui lui assène : « C’est sans doute maladroit de montrer les caricatures de Mahomet en classe. » Elle avait prévu de présenter la « une » de Cabu « C’est dur d’être aimé par des cons… » et y renoncera donc, sur les conseils de son propre inspecteur.

Mme S., enseignante en lettres et en histoire dans un lycée pro de Bretagne, refuse toute compromission. Nous l’avions suivie en reportage, lorsqu’elle avait décidé, après la mort de Samuel Paty, de consacrer plus d’un mois de cours sur la laïcité à ses élèves de CAP et de bac pro. Cette mort d’un ­deuxième prof lui donne encore plus de détermination, quelle qu’en soit l’issue tragique. « La mort de Paty m’avait déjà fait prendre conscience de la valeur énorme de mon métier, puisque maintenant on risque d’en mourir, comme des résistants. On est attaqués car on transmet le savoir qui permet l’émancipation, soit l’inverse de la barbarie. On est attaqués pour ça, alors on va continuer  ! » Et d’ajouter : « Je suis prête à mourir aussi. Je suis encore plus motivée qu’avant. » Mais elle qui enseigne dans un établissement rural reconnaît aussi : « J’enseigne dans un endroit calme, je ne sais pas si je serais aussi courageuse ailleurs. Si je n’avais pas le soutien de mes élèves, si je n’avais pas une classe pacifiée, je ne sais pas si je pourrais parler de sujets aussi difficiles que la laïcité ou le conflit israélo-palestinien. »

*Les prénoms ont été changés."



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