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Philippe Muray : Lacrymocratie, "Sorrow Parade"

("Après l’Histoire I", Les Belles lettres, 1999). 7 mai 2019

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"Les manifestations de la douleur, bien au-delà de celle des parents ou des proches de la victime, se développent désormais comme une "pride", dégénèrent et se démesurent en Sorrow Parade, et que tout finit en fête, même s’il s’agit en l’occurrence de fêtes de deuil, noires et vengeresses."

"[...] Ce qui arrive maintenant, quand d’autres petites Roque sont violées et assassinées, ce sont ces rituels bien connus, ces cérémonies de deuil ostentatoire et ces accès de lynchage virtuel, tous ces comportements surprenants, tous ces phénomènes que décrivent les médias (après les avoir en partie fait naître) et que l’on peut regrouper sous les noms de festif de repentance, nécrofestif, festif de lamentation ou festif funèbre.

Toutes ces appellations peuvent d’ailleurs être elles-mêmes rassemblées sous le label lacrymocratie. En régime lacrymocratique, le problème de savoir où poser son chagrin, et aussi celui de savoir comment l’exprimer, se présentent à chaque instant. Il est évident que de telles questions sont parfaitement étrangères aux personnages de Maupassant : le chagrin, à l’époque, il y a les églises pour ça. Que Maupassant lui-même ait été athée ne change rien à cette affaire : ses personnages, eux, ne le sont pas ; ils n’ont aucune raison de penser à l’être ; ni d’expliquer pourquoi ils ne peuvent pas l’être. Une religion est là pour prendre en charge leur malheur. Ce qui fait que l’auteur peut porter son attention sur ses personnages (en l’occurrence, principalement, le maire criminel et son drame de conscience puis ses démêlés comico-tragiques avec l’incorruptible facteur entraînant sa décision finale de se suicider).

Ce qui n’est plus du tout le cas, bien entendu, en régime lacrymocratique. Un romancier, aujourd’hui, serait amené à se concentrer sur bien d’autres choses : par exemple, pour commencer, sur les grandes manifestations de révolte et de solidarité que le viol puis l’assassinat d’une nouvelle petite Roque susciteraient, sur les défilés qu’un tel évènements déclencherait dans les rues, et sur les débats qui s’ensuivraient dans les médias ; sur les propositions de lois, aussi, qui ne manqueraient pas de faire surface à cette occasion, et sur tous les décrets qu’on s’empresserait de mijoter afin que de telles horreurs ne se produisent plus ; sur bien d’autres choses encore, par exemple l’évocation de réseaux éventuels et mystérieux de pervers, de « monstres », de trafiquants d’enfants, de pédophiles assoiffés de l’innocence des anges. Un romancier d’aujourd’hui, à partir du récit de la mort de la petite Roque, serait par conséquent très vite obligé d’oublier celle-ci, et même de se désintéresser quelque peu du destin de son bourreau, pour étudier en détail la surprenante amplification de l’affaire, et la grande campagne épuratrice qu’elle déclencherait chez les autres, le grand rêve collectif de nettoyage et de purification qui se lèverait en tornade dans son sillage.

Là comme ailleurs, il serait conduit à observer que les manifestations de la douleur, bien au-delà de celle des parents ou des proches de la victime, se développent désormais comme une pride, dégénèrent et se démesurent en Sorrow Parade, et que tout finit en fête, même s’il s’agit en l’occurrence de fêtes de deuil, noires et vengeresses. Il pourrait donc nous faire assister à un nouveau processus de dépossession de la mort, du deuil et du chagrin ; et aux longs défilés publicitaires que cette dépossession suscite et accompagne. La gigantesque confusion mentale que le festif contemporain est chargé de recouvrir de son manteau d’effervescence ne s’est jamais mieux manifestée que dans ces « marées blanches » de Belgique qui ont suivi l’affaire Dutroux, où tout un peuple s’est chargé de faire la publicité de son propre deuil, ainsi que de son désir de vengeance et d’épuration. Le chagrin lui-même, et la soif de justice, se sont dissous, au long de ces défilés, dans la fierté unanime de n’être pas pédophile. C’est tout ce qu’une société occupée de sa revirginisation a été capable de penser ou de ressentir. […]"


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