Perte de repères

21 mars 2018

Le 10 juin 1873, cent députés de la IIIème République qui n’osait pas encore dire son nom, accomplirent un pèlerinage à Paray-le-Monial, pour consacrer la France au Sacré-cœur de Jésus, afin qu’elle expie le « péché » communard. Cet assemblage hétéroclite de réactionnaires, principalement des légitimistes attendant le retour d’Henri V, majoritaires à la Chambre des Députés, fit voter une loi déclarant d’utilité publique la construction d’une certaine église. Ils lancèrent une souscription nationale pour ériger ce monument votif et commémoratif sur le lieu-même du « méfait populaire ». Ce lieu, c’était le Champ des Polonais où les Parisiens, refusant de capituler face aux Prussiens, avaient défendu les canons de la Garde nationale face aux troupes versaillaises qui voulaient les confisquer. C’est ainsi qu’avait commencé, le 18 mars 1871, la Commune de Paris.

Cet épisode nous vaut donc aujourd’hui de contempler la meringue à bulbes qui trône désormais sur le Champ des Polonais, connue sous le nom de Basilique du Sacré-Cœur…

Quarante-cinq ans plus tard, en 1918, la République avait réussi à faire triompher la liberté absolue de conscience et à expulser les religions de la décision politique et de la morale publique. Entre temps, les congrégations avaient été chassées depuis 1901 et la loi de séparation avait été votée en 1905. Entre temps, la République triomphante avait construit en quelques mois la Tour Eiffel, gagnant son pari de l’achever, en 1889, avant que la basilique susnommée le fût. Elle opposait ainsi à la flagellation culpabilisante, le dynamisme de l’idéal des Lumières et du progrès humain. Entre temps, la République frondeuse et ironique avait érigé, en face du Sacré-Cœur, la statue de Chevalier de La Barre.

En 1918, donc, l’archevêque de Paris avait invité le Président de la République Raymond Poincaré, le Président du Conseil, Georges Clemenceau et le Président de la Chambre, Paul Deschanel, à assister au Te Deum de la Victoire. Clemenceau refusa et s’opposa à la venue du chef de l’État : « Vous êtes le président de tous les Français et non des seuls catholiques. » Il répondit à l’archevêque que « suite à la loi sur la séparation de l’église et de l’État, le gouvernement n’assistera[it] pas au Te Deum donné à Notre Dame. Mmes Poincaré (femme du président de la République) et Deschanel (femme du président de la Chambre des députés) n’étant pas membres du gouvernement pourr[aien]t par contre y assister ».

Depuis 1918, l’idéal laïque de nos élus s’est bien affadi, alors qu’il est LE cœur de notre contrat politique et social… Combien de présidents qui fréquentent publiquement et es-qualité églises, synagogues, temples, mosquées, se pliant aux coutumes des uns et des autres plutôt que d’exiger que ceux-ci respectent la laïcité ? Combien de chanoines de Latran ? Combien de visites au pape ? Combien de membres du gouvernement, d’élus, de préfets participant à des bénédictions et autres manifestations du culte ?

N’est-il pas temps de rappeler tout cela à nos dirigeants, lorsque ce sont les laïques que l’on suspecte de radicalisation devant les représentants des cultes, baptisés pour l’occasion « autorités religieuses » ? Ne devrait-on pas rendre la mémoire de la dignité laïque à M. Gaudin et aux 300 élus provençaux qui sont allés en ce mois de mars 2018, un siècle après la lumineuse réponse de Clemenceau, rencontrer le pape au Vatican ? À ce sujet, il serait bon de savoir à quel titre ils l’ont fait. Si c’est à titre personnel, peu nous chaut qu’ils aillent se faire bénir, débout ou à genoux. Mais si c’était en qualité d’élus, alors c’est une autre affaire… Qu’on ne nous serve pas la mauvaise excuse d’une visite diplomatique à l’État du Vatican ; c’est le Quai d’Orsay qui est chargé de cela. Il serait intéressant de savoir, aussi, si ce sont les Français, qui à travers leurs impôts ont payé ce voyage… Enfin et si c’est en leur qualité d’élus qu’ils s’y sont rendus, bafouant la Loi de séparation, nous aimerions savoir, au moins, pourquoi ils ont accompli cette visite…

La République n’est pas antireligieuse. Elle est anticléricale, « sachant qu’il y a présomption de cléricalisme chaque fois que le fait religieux transgresse les frontières du terrain dit temporel » * [1]. Personne ne l’a mieux dit, bien sûr, que Victor Hugo, le 14 janvier 1850 lors de la discussion à la Chambre des députés de la loi Falloux, législation qui était « la main du parti clérical » : « L’Église chez elle et l’État chez lui ».

Jean-Pierre Sakoun
Président du CLR

[1Françoise Marcard, La France de 1870 à 1918 : L’ancrage de la République, Paris, Armand Colin, 1996,


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