Revue de presse

P. Yonnet - « Bascule de la gauche dans le communautarisme ethnique : un livre avait tout prophétisé » (J.-P. Le Goff, lexpress.fr , 30 oct. 22 ; L’Express, 3 nov. 22)

Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue. 29 novembre 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national, Gallimard, 1993, rééd. L’Artilleur, sept. 2022, 368 p., 20 e.

"Jean-Pierre Le Goff [1] se penche sur la réédition du "Voyage au centre du malaise français". Décrié à sa parution, le livre du sociologue Paul Yonnet s’est avéré visionnaire.

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Lire "Bascule de la gauche dans le communautarisme ethnique : un livre avait tout prophétisé"

Ce livre a connu un curieux destin. Ostracisé par la gauche lors de sa parution en 1993 et devenu introuvable, il apparaît aujourd’hui comme un livre prophétique qui a su analyser la naissance d’un nouvel antiracisme dont nous mesurons aujourd’hui encore les effets délétères.

A l’époque de SOS-Racisme et du mitterrandisme triomphants, il fallait un courage certain pour démonter par le menu les mécanismes qui avaient promu SOS-Racisme et mettre en lumière le paradoxe présent au coeur même de cet antiracisme : en promouvant de fait les identités ethniques dont le slogan "Black, blanc, beur" était l’expression, SOS-Racisme introduisait le principe racial et le communautarisme ethnique qu’il prétendait combattre.

Comme Paul Yonnet le soulignait dès cette époque, cette "vision panraciale" allait s’étendre à l’ensemble des rapports sociaux, entraînant l’exacerbation d’une crise identitaire et d’une "xénophobie de défense" face à la crainte d’une immigration massive. Une nouvelle conception de la nation multiraciale et multiculturelle allait prendre son essor, remettant en cause le principe de l’assimilation républicaine au profit d’une intégration aux contours flous.

Poursuivant son analyse, Paul Yonnet resituait ces phénomènes dans un moment de basculement historique à plusieurs composantes. SOS-Racisme intervenait dans le "ressac" de Mai 68 dont il prolongeait certains traits et son lancement était parallèle à l’accès au pouvoir de la génération soixante-huitarde. La gauche opérait alors un glissement d’une "vision de classes de la société à une vision panraciale, des ouvriers aux immigrés comme nouveaux héros sociaux, de la conscience de classe à la conscience ethnique, de l’utopie communiste à l’utopie communautaire"... tandis que le "beauf" devenait la figure emblématique des couches populaires.

Ce basculement s’accompagnait d’une relecture de notre propre histoire qui renversait l’interprétation de l’après-guerre : au "roman national épique" gaulliste et communiste de la Résistance succédait une fixation sur les pages sombres de Vichy et de la collaboration. Se développaient alors une dépréciation de la nation et un sentiment de culpabilité promu par une gauche morale qui ira crescendo.

Paul Yonnet posait sans ambages ces questions en espérant qu’elles ouvriraient un débat salutaire sur l’avenir de la nation, le nouvel antiracisme et l’immigration. Il abordait des thèmes à fort potentiel antagoniste sur une ligne de crête sans se rendre compte de la polémique que son livre allait déclencher. Il subit alors des accusations à la fois dérisoires et infamantes de la part de nombre de journalistes et d’intellectuels de gauche, promus gardiens d’un nouvel ordre moral et médiatique. Soupçonné d’emblée d’être proche des thèses du Front national, ce livre fut disqualifié par Laurent Joffrin dans Le Nouvel Observateur près de trois semaines avant sa parution. Ce qui lui valut une réponse cinglante de l’éditeur Pierre Nora (dans Le Nouvel Obs également) : "Serions-nous revenus au beau temps de l’intolérance de principe et de la condamnation avant possibilité de jugement ? La calomnie pure et simple, sinon au sens juridique du terme, du moins au sens intellectuel du mot, est-elle le meilleur moyen de sortir la presse de son discrédit actuel ?"

Paul Yonnet vécut douloureusement les attaques dont il fut l’objet, mais il n’en continua pas moins de poursuivre sa propre réflexion sur les évolutions du monde contemporain. Dans le domaine de la sociologie, il fut un franc-tireur de la recherche qui a bâti une oeuvre éclairant de façon singulière la vie individuelle et collective dans les sociétés démocratiques modernes. Il mettait en question une sociologie engoncée dans les schémas de classe et de domination incapable de saisir de nouvelles pratiques sociales largement ignorées ou méprisées : tiercé, activités sportives, usage de l’automobile, rapport aux animaux domestiques, place de la musique, modes vestimentaires....

La dernière partie de la vie de Paul Yonnet fut marquée par un déplacement de plus en plus manifeste des sciences humaines vers des essais au caractère littéraire et biographique : "Je tiens à préciser, écrivait-il dans son testament, qu’il n’y a pas plus de vérité dans les ouvrages relevant des sciences sociales (dites "humaines" en France) que dans les autres catégories d’ouvrages." L’accès à la vérité est pluriel, "cela, ajoutait-il, tout le monde le sait - encore que très peu consentent à l’avouer chez les historiens et les sociologues, par peur de perdre une autorité qui n’existe guère qu’à l’intérieur des corporations et des institutions."

Paul Yonnet était un esprit libre, en dehors du milieu universitaire et parisien, qui maintenait l’exigence de liberté et de vérité quoi qu’il en coûte. Sa réflexion nous manque à l’heure d’un pays en crise qui ne sait plus d’où il vient et où il va. D’un côté le repli communautariste et l’histoire pénitentielle, de l’autre la fuite en avant moderniste ou le nationalisme xénophobe et chauvin. Comme si la France n’avait désormais d’autre choix que ces impasses..."

[1Jean-Pierre Le Goff est sociologue, historien. Il a été un compagnon d’études, de recherche, et un ami de Paul Yonnet.
"Voyage au centre du malaise français : L’antiracisme et le roman national". Originellement publié chez Gallimard. Réédité chez L’Artilleur avec une préface de Marcel Gauchet et une postface d’Eric Conan.



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