Livre

P. Kessel : "Juif et franc-maçon" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 5 février 2023

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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De l’attentat de la rue des Rosiers aux polémiques autour de la jeunesse de Mitterrand, je me trouvais contraint de revisiter mon lien à ma judéité.

Adolescent, j’imaginais que pour aimer l’humanité, il convenait de se dégager de toute appartenance communautaire. Je voulais faire alliance avec le monde entier, le genre humain, être frère en humanité de tous les êtres humains. J’imaginais me débarrasser de toute aliénation, de tout enfermement dans une doctrine, de tout déterminisme, de toute assignation à résidence, de toute appartenance essentialiste, une histoire, une tribu, un peuple, une foi, un parti, une nation. Je voulais croire qu’ainsi nous bâtirions une République universelle, une patrie peuplée d’individus libres et égaux, d’hommes nouveaux.

Je ne percevais pas que le risque était grand de fabriquer des êtres identiques, clones asservis dont rêvent toutes les dictatures politiques ou religieuses. Je ne savais pas encore que l" "homme nouveau" a toujours été le cheval de Troie des tyrannies.

Je confondais la communauté à laquelle adhèrent librement des individus aux affinités électives, une mémoire, une culture, une foi, une philosophie, une sexualité… avec le communautarisme qui assigne à résidence des individus en fonction de leurs origines supposées et revendique des droits différenciés qui peuvent se substituer aux lois du pays.

J’oubliais qu’on naît dans un ventre, dans un lieu, dans une langue, dans une mémoire consciente ou pas. Que la quête de la liberté se retourne contre elle-même si elle cède à "la mythologisation de l’idéal d’émancipation et conduit à des individus sans attache, sans identité", ainsi que l’écrit Pierre-André Taguieff [1].

Dans l’immédiat l’antisémitisme dont, jeune homme, j’imaginais qu’il régresserait pour enfin disparaître avec le temps, l’éducation, la culture, l’appel à la Raison, non seulement ne disparaissait pas mais s’installait à nouveau au cœur de la société et me mordait les mollets.

La critique de la politique d’Israël, légitime notamment en matière de territoires occupés, se diluait dans un antisionisme souvent faux-nez d’une nouvelle forme d’antisémitisme. Des intellectuels, tel l’écrivain chilien Luis Sepulveda dont j’appréciais par ailleurs la littérature, écrivait ainsi que "nazisme et sionisme se donnent la main" [2].

Le Palestinien devenait le juif du juif comme si Israël se comportait en Reich exterminateur. La détestation du juif, le plus souvent associée à celle du franc-maçon, portée en France par l’extrême droite, revenait en force, soutenue cette fois par des individus se réclamant d’une certaine gauche révolutionnaire.

Longtemps j’avais ignoré que l’antisémitisme dit "économique" s’était développé au XIXe siècle dans une partie de la gauche, à côté de l’antisémitisme religieux du catholicisme et de l’antisémitisme racial de l’extrême droite, et qu’il avait fallu du temps, même à Jaurès, pour s’engager en faveur de Dreyfus puis à certains de ses héritiers pour dénoncer le révisionnisme et le négationnisme de certains à l’ultragauche.

"Une partie de la gauche est en passe de voler à la droite la plus extrême son lexique, ses codes et ses réflexes", écrira un peu plus tard le journaliste Alexis Lacroix [3]. Une quinzaine d’années après l’assassinat d’Ilan Halimi, torturé et tué par le "gang des barbares", le meurtre de Sarah Halimi suppliciée et défénestrée en 2017, tous deux parce qu’ils étaient juifs, les flots de haine déversés sur les réseaux sociaux, les statistiques du ministère de l’Intérieur comptabilisant près de 700 faits à caractère antisémite par an, montraient que la haine du juif était de retour mais traitée dans la presse comme un fait divers et leurs auteurs comme des malades mentaux.

J’avais beau être à mille lieues du mouvement de retour à la tradition religieuse initié notamment avec le rapatriement des Sépharades d’Afrique du Nord, du ressourcement à la tradition talmudique prôné par une partie des Ashkénazes de ma génération en réaction à l’assimilationnisme de leurs parents, ce retour de l’antisémitisme me concernait de plus en plus. Comme une vieille blessure cicatrisée qui se met à saigner. L’attentat de la rue des Rosiers auquel mon frère et moi avions échappé [4] en constituait un signe précurseur dont je n’avais pas pleinement pris la mesure. Des pièces d’un puzzle géant s’assemblaient.

C’est quoi être juif ? La question était unique, les réponses multiples. Plus je mettais du champ avec la culture religieuse et celle du sionisme nationaliste, moins je pouvais prétendre à l’image d’un juif authentique selon le mot de Sartre, et plus je ressentais ma judéité [5]. Qu’était-ce ? Il était temps de prendre le sujet à bras le corps.

Mes grands-parents du côté paternel, immigrés de Russie qu’ils avaient quittée après les terribles pogroms de la fin du XIXe siècle et de Roumanie du côté maternel, où sévissait à la même époque un fort antisémitisme qui se déploiera sous la dictature fasciste d’Antonescu, dont Malaparte rendra compte dans Kaput, son plus célèbre ouvrage, n’étaient pas religieux. Tout juste une fois l’an retrouvions-nous à la synagogue Alter, mon grand-père maternel, un bel homme grand et mince, élégant à la Maurice Chevalier, polyglotte, pour la fin de l’office du Kippour. Suivie d’un bon repas, cette petite fête qui s’interrompit à sa mort constituait le Noël des Juifs "assimilés".

Même si, autour du 24 décembre, mes parents dressaient à la maison un petit sapin avec boules et guirlandes, en attendant la visite du père Noël et ses cadeaux pour les gosses. Chez les Kessel, nous n’étions vraiment pas religieux. Mais juifs oui et fiers de l’être. Mon père n’imposait pas ses convictions. Le bon Dieu ? Libre à chacun d’y croire s’il le souhaitait. Lui ne pouvait pas. On ne célébrait pas d’autres fêtes traditionnelles, rien que les anniversaires, les nôtres et celui de la libération d’Auschwitz.

Que pouvait dès lors signifier pour le petit garçon que j’étais le fait d’être juif ? Il arrivait que, nous promenant avec mon père près de notre domicile, il s’arrêtait pour deviser avec un vieux monsieur très digne, chapeau noir, pardessus noir, cheveux et longue barbe bien taillée, noire et blanche, qui habitait également le quartier, à deux pas du lycée Chaptal. C’était le grand rabbin Kaplan, un homme doux que j’imaginais comme l’évêque des juifs, qui connaissait l’histoire de mon père et lui témoignait une grande affection.

Mon père ne croyait pas en dieu et on ne le voyait jamais à la synagogue mais le grand rabbin qui le savait ne lui en faisait pas grief. Et de mon père, il me disait : "Tu peux être fier de ton Papa, c’est un grand exemple pour les juifs français." Je ne comprenais pas bien de quoi il s’agissait, mais je suivais son conseil, j’étais fier de mon père et de quelque chose de plus sans savoir quoi exactement.

De la même façon, en nous promenant rue des Rosiers, qui alors ressemblait encore à une petite artère d’un pauvre village de Pologne, pour acheter quelques nourritures du "yiddishland", Papa prenait-il toujours le temps de deviser et de glisser discrètement un billet au vieux Salomon, fatigué par les ans et les vicissitudes d’une vie de pauvreté et d’exil, au manteau élimé et au large chapeau noir, issu du même shtetl que ce grand-père russe que je n’avais pas connu.

Alors mon père, né en France, me racontait quelques anecdotes dont il avait lui-même hérité de son père et que je retrouverai plus tard sous la plume d’Isaac Singer ou de Sholem Asch. Là s’arrêtait ma culture du judaïsme. Mes grands-parents avaient quitté la Russie pour fuir les pogroms et la misère sans demander leur reste, sans documents d’état-civil au point qu’au moment où j’écris ces lignes, je ne connais pas avec certitude leur lieu de naissance. Les deux guerres mondiales ont probablement effacé beaucoup de leurs traces mais j’aurais aimé, à la façon de Daniel Mendelsohn, remonter le fleuve de l’exil, extirper de l’oubli quelques témoignages miraculeusement échappés aux dévastations et au génocide5.

Peut-être était-ce cela être juif ? Ne pas avoir de papiers ? Ne pas avoir de passé immédiat même si on disait des juifs que c’est un des plus vieux peuples, certes composite, mais ayant survécu quand tant d’autres ont disparu. D’où son rôle de bouc émissaire. J’aurais presque oublié cette origine si le numéro gravé sur l’avant-bras gauche de mon père, si visible lorsqu’il remontait ses poignets de chemise, ne scintillait à mes yeux comme une étoile de David.

Être juif qu’était-ce ? On en parlait peu à la maison, mon père évoquant rarement la déportation. En revanche, il abordait régulièrement l’ardente obligation de "bien travailler à l’école, d’apprendre un vrai métier qui permette de gagner sa vie n’importe où, d’être libre". Parfois, il ajoutait la nécessité de toujours disposer d’une valise et d’un peu d’or pour pouvoir partir à nouveau si nécessaire. Je retrouvai plus tard dans une boîte à gâteaux métallique, conservée pieusement par ma mère, une collection de "Bons points" et de "Tableaux d’Honneur", tels des ausweis pour la liberté.

Ainsi m’obligea-t-il à passer le certificat d’études alors qu’à l’époque la voie lycéenne conduisait au brevet, puis au bac. "Ce sera un premier diplôme, on ne sait jamais de quoi est fait demain !" Au moins cela me permit-il d’apprendre les noms des affluents des fleuves, des sous-préfectures et de calculer l’heure à laquelle devaient se croiser deux trains partis l’un de la ville A, le second de la ville B, le premier roulant à X km/h et le second à … etc. Sans oublier les baignoires dont il convenait de calculer à quelle heure elles seraient remplies alors que l’évaporation contrariait l’opération ! Cette culture m’éclairait sur celle du "juif errant" que mes ancêtres avaient dû être mais ne me disait toujours pas ce que signifiait être juif pour nous sans pratique ni foi religieuses.

Je l’appris à l’école communale lorsqu’un gros balourd me traita de "sale juif" et m’envoya un vilain coup de poing qui me cassa le nez parce que je m’étais lié d’amitié avec deux jeunes Sénégalais, particulièrement brillants et beaux gosses, arrivés en cours d’année et qu’il jalousait. Il n’aimait pas les Noirs. Je découvris qu’il n’aimait pas les juifs non plus. J’étais juif donc par le regard des autres même si la nature ne m’avait pas conçu avec un nez charnu et des lèvres lippues comme les caricatures d’extrême droite présentent le juif.

À treize ans, mon père me proposa de suivre les cours pour préparer, si je le souhaitais, ma "bar-mitzva", la communion juive, la cérémonie par laquelle l’adolescent est censé devenir un homme. Je voulais faire comme les copains et l’appât des cadeaux ne fut pas pour rien dans mon choix.

Trois mois plus tard, mes questions impertinentes demandant au rabbin d’expliquer les miracles, en particulier comment les flots de la mer Rouge avaient pu s’ouvrir pour laisser passer Moïse et son peuple avant de se refermer sur Pharaon et son armée, me jetèrent hors du cours. Il n’y avait pas de place pour les allégories, rien qu’une lecture littérale. Pas de place pour le doute. J’arrêtai comme j’avais commencé avec le même soutien de mon père pour qui j’étais en âge de choisir. Je ne savais pas encore que, par cette confiance et ce respect de ma liberté de conscience, mon père me transmettait d’authentiques principes maçonniques.

Au fil des ans, en rupture définitive avec la religion, sans attirance pour l’exode en "Terre promise", je me retrouvai un peu juif du "gefilte fish", un peu juif sartrien façonné par l’antisémitisme, un peu "juif imaginaire" à la façon du jeune Alain Finkielkraut. Un peu juif "par les mots" selon l’expression d’Amos Oz, heureux dans l’étude, dans l’art de l’exégèse, dans la rébellion que porte chaque nouvelle lecture des textes et du monde.

D’abord j’étais un juif, fils de survivant d’Auschwitz semblable à nombre d’enfants de déportés qui portaient la culpabilité d’être vivants quand nos géniteurs avaient vu leur jeunesse sacrifiée pour que nous soyons libres. Il fallait vivre pour nous et pour eux.

À la maison, à défaut d’évoquer la tradition juive, mon père nous rappelait à l’ordre dès lors que nous ramenions une mauvaise note, que nous avions eu un mot avec ma mère ou que nous n’achevions pas notre assiette trop généreusement remplie comme si nous devions compenser le manque que les parents avaient connu. "Vous ne savez pas ce que c’est que la faim. On risquait notre vie pour sauver un croûton moisi que d’autres voulaient nous arracher."

À défaut de connaissance de la Tradition, mon père faisait en sorte que nous ayons une connaissance de la morale. Être juif, pour lui, c’était d’abord être vivant, "penser avec sa tête", être bon à l’école car dans la vie "il faudra être meilleur pour être l’égal des autres, toujours se cultiver, être respectueux des autres mais ne pas se laisser faire, être discret dans la rue, travailleur et persévérant, respectueux de ce pays qui nous a accueilli et de ses lois" pour lequel son frère aîné était mort à Zuydcoote sous les balles des Messerschmitt pilonnant sur la plage les soldats britanniques et français qui cherchaient désespérément à embarquer pour l’Angleterre. Son second frère avait été prisonnier de guerre durant près de cinq ans et lui s’était engagé dans la Résistance avant d’être arrêté, torturé, déporté.

À la maison, il n’y avait pas besoin du bon dieu pour se sentir juif. Sans que ce soit tabou, nous n’en parlions jamais. Une fois tout au plus s’est-il laissé aller à dire "Comment pourrais-je croire en un dieu qui aurait laissé faire ce que j’ai vu à Auschwitz ?" Plus tard, un rabbin m’expliqua "est juif celui qui renonce à l’idolâtrie" [6] Une définition qui serait allée sur mesure à mon père et qui me convenait parfaitement dès lors qu’elle signifiait renversement des dogmes et liberté absolue de conscience.

Pas religieux, nous n’avons jamais davantage envisagé d’émigrer en Israël même si Papa manifestait sa solidarité par un soutien financier modeste mais régulier et recevait à la maison des amis dont certains, anciens résistants, s’étaient engagés dans une brigade juive internationale. La guerre des Six Jours fit sortir de l’innocence l’écolier que j’étais. Je me découvrais une tendresse, une empathie pour le jeune État hébreu. Je n’avais nulle intention de rejoindre un jour cette nation car je me sentais Français avant tout, mais, j’étais touché au tout début de la guerre des Six Jours, inquiet lorsque les radios en quasi-direct évoquaient la bataille de chars dans le désert puis soulagé quand la victoire inattendue se dessina. Une forme de revanche sur le destin ? Secrètement, je ressentais une certaine fierté quand je pensais que ces soldats étaient un peu les enfants des rescapés des camps de la mort.

Des années plus tard, en reportage en Allemagne, je visitai l’ancien camp de concentration de Dachau, le premier mis en place dès 1933 par le régime nazi. Un lieu dont les transformations récentes ne parvenaient pas à adoucir la terrible mémoire. Un lieu condamné à demeurer sans morale, sans éthique, sans humanité. Où les mots se révélaient impuissants à dire l’émotion. Je comprenais la douleur des survivants qui ne voulaient pas revenir sur le lieu de ces massacres. Tristesse et colère. J’étais bouleversé même si, pour avoir souvent évoqué les camps avec mon père, je me croyais immunisé. Dans la rue, je scrutais les visages des quarantenaires et plus essayant de déceler s’ils étaient survivants ou avaient été complices des bourreaux, peut-être bourreaux eux-mêmes ? Même si Thomas Mann, Prix Nobel de littérature en 1929, disait avoir définitivement perdu tout respect pour les Allemands à cause d’Hitler, j’entendais la voix de mon père m’inviter à ne pas être injuste. "Je n’en veux pas au peuple allemand. Beaucoup d’entre eux ont payé de leur vie leur opposition au nazisme." Mais, sur le moment, je pensais avoir ressenti l’indicible blessure des déportés et leur indépassable pudeur. Comment survivre, comment témoigner ? Comment être cru ? "Avec mes quelques amis rescapés, nous avons décidé de nous taire car soit on ne nous croyait pas, soit on nous lançait « vous avez eu de la chance de revenir, désormais il faut passer à autre chose »", disait mon père avant de relever le défi et prendre la plume pour rédiger son témoignage. Si tous les survivants n’étaient pas juifs, tous les juifs étaient des survivants.

Quelques heures plus tard, je participais à Munich à la conférence de presse d’un des plus gros constructeurs de machines agricoles de la planète, totalement impliqué dans l’économie nazie. Ma colère n’était pas tombée. Le dossier de presse sur papier glacé exposait l’histoire d’une des plus anciennes entreprises du pays. Manquaient curieusement les pages de la période 1939-1945. Provocateur, devant plusieurs dizaines de journalistes médusés, l’air faussement naïf, je prenais la parole et demandais un dossier complet, le mien ayant perdu les pages correspondant à la période de la guerre ! Un froid glacial tomba sur la salle de conférence. Le directeur, un homme de taille moyenne, sec, cheveux raides, blonds, courts, la nuque dégagée, les pattes coupées au-dessus des oreilles, cambré dans un costume sombre, serré, auquel des galons et le double S auraient été sur-mesure, avec ce regard glacial des carnassiers qui s’imaginent toujours seigneurs d’une race supérieure, m’invita à le rejoindre sur la tribune à la fin de la séance. Ce que je fis. Cinquante ans plus tôt j’aurais déjà reçu une balle dans la nuque ! Épelant mon nom inscrit sur un badge à la boutonnière, d’un ton doucereux, il me dit avec un large sourire qu’il voulait complice : "mais K-E-S-S-E-L, c’est un nom allemand" ! Les yeux dans les yeux, je lui lançais "non monsieur, c’est un nom juif" ! Son regard jeta deux torches de haine. Je m’étais fait du bien.

Dans les temps qui suivirent, je découvrais la complexité de la réponse. J’étais juif pour les antisémites et mécréant pour les ultra-orthodoxes qui osaient m’expliquer que si des juifs avaient été déportés, l’Éternel avait fait ce choix pour les punir de ne pas respecter les préceptes religieux ! En d’autres termes, ils l’avaient bien cherché ! Un remake de la déportation à Babylone ! Un obscurantisme qui n’avait rien à envier aux dévots de l’islamisme, aux intégristes de l’Inquisition. Nécessairement, cet aveuglement chez les juifs m’était plus insupportable que chez n’importe qui d’autre et son développement rapide en Israël m’inquiétait qui nourrissait une politique conservatrice si éloignée de l’idéal socialisant et laïque des fondateurs. Mon père nous avait quittés et heureusement, il n’avait pas eu à subir de telles obscènes élucubrations.

Mes liens avec "l’être juif" n’étaient ni religieux, ni nationalistes. Mais ils existaient ! Il ne suffisait pas de ne pas croire pour ne pas être juif. En revanche, plus je lisais sur le rôle social au XIXe et XXe siècle des juifs à Vienne, à Prague, à Budapest, dans les arts, les sciences, la médecine, la presse, dans les avancées pour l’émancipation et plus je me sentais des affinités électives et imaginaires avec Spinoza, Marx, Einstein, Freud, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Moses Mendelssohn, Stefan Zweig, Édouard Bernstein, Erich Fromm, Otto Bauer. De la même façon que je ressentais des proximités avec Lev Davidovitch Bronstein dit Trotski, Kamenev, Zinoviev, Rosa Luxembourg, Karl Radek, David Riazanov, Isaac Deutscher, juifs émancipés de la religion qui correspondaient à une image moderne, à l’instar de ce que seront les premiers sionistes en Israël.

Interrogé en 1903 au congrès du parti ouvrier social-démocrate de Russie pour savoir s’il se considérait comme russe ou comme juif, Trotski répondit "Vous vous trompez, je suis social-démocrate" [7]. Ce n’était pas de la haine de soi comme d’aucuns l’ont dit mais une volonté de tendre vers l’universel, de dépasser toutes les formes d’obscurantisme, de donner sens à mes identités multiples et mouvantes. Je me sentais français, socialiste, franc-maçon et de plus en plus juif dès lors que l’actualité jetait une lumière nouvelle sur un passé que certains avaient voulu enterrer. Mais juif comment ? J’avais le sentiment de partager, non un dieu, non des gènes, non des lois mais une mémoire, un sens de l’humour, une soif de connaissance, un lien aux livres, une force du doute, du questionnement, une dimension cosmopolite que j’appelais judéité sans lien avec la synagogue ni avec le retour à Sion qu’exacerbait le réveil de l’antisémitisme.

Désirant chercher plus profondément les réponses à ma question "Qu’est-ce qu’être juif ?", je me lançais dans la lecture de Frantz Rosenzweig, Martin Buber, Gershom Scholem, Henri Atlan [8], Hyam Maccoby [9] et même Benny Lévy passé du maoïsme à la Kabbale et de Jean-Paul Sartre à Emmanuel Lévinas [10]. Ce qui me séduisait par-dessus tout, dans ma vision idéaliste de juif mécréant, c’était l’étude des textes, l’ouverture au questionnement permanent, aux commentaires des commentaires, la suprématie des questions sur les réponses. Même si je n’étais pas dupe de l’embrigadement de la conscience des enfants auquel on procède dans les yeshivas, comme dans la plupart des écoles religieuses du monde.

Débarrassée de toute orthodoxie, sans dogmes, sans clergé et sans dieu pour qui le veut, ouverte à tous les questionnements sur le sens de la vie, cette démarche intellectuelle n’était pas sans rappeler les travaux des ateliers de sagesse des Hauts Grades maçonniques. Une philosophie qui, face à l’espace du vide, à l’empire du Rien, pouvait faire bon ménage avec une forme d’athéisme, ajouterai-au risque parfaitement assumé de blasphémer comme me le reprochèrent les quelques interlocuteurs traditionalistes avec qui j’échangeais sur le sujet. Cette "judéité", nom que je donnais à cette démarche, source de jouissance intellectuelle, pouvait nourrir un messianisme : celui de l’émancipation toujours inachevée.

Croquer le fruit de l’arbre de la connaissance, sortir d’Égypte et n’oublier jamais avoir été esclave, bâtir et rebâtir la tour de Babel ; ces grands mythes de la Genèse, je les interprétais pour signifier que rien n’est impossible à l’homme qui se crée et se recrée sans cesse, se relève après chaque chute, se pose en maître de son destin. Qui projette son regard, son intelligence sur la structure de l’univers lequel semble merveilleusement obéir à la logique de l’entendement humain. Qui poursuit son aventure de la connaissance en sachant qu’elle demeurera inachevée. De la même façon que les plus lucides des juifs savent que le Messie ne viendra jamais mais leur l’espérance résonne comme une éternelle promesse que l’homme s’adresse à lui-même. De la même façon que les francs-maçons savent que la construction du temple est conçue pour demeurer inachevée.

Les juifs n’avaient pas toujours été les bienvenus en Maçonnerie, au point de créer leur obédience, le B’nai B’rith où Freud vint plus d’une fois tester ses théories psychanalytiques. Mais depuis le XIXe siècle, ils furent assez nombreux à travailler dans les loges, à échanger, à deviser, à débattre librement dans des échanges intellectuels qui ne sont pas parfois sans ressembler au "pilpoul", cet art du dialogue talmudique qui consiste à se jouer des contradictions et à répondre à une question par une question.

Dans les ateliers, ils avaient rejoint les protestants, une autre minorité malmenée au cours de l’histoire du pays, qui appréciaient également ces assemblées où ils étaient respectés, pouvaient librement deviser, croire ou ne pas croire, tout questionner. Avec eux ils furent nombreux à s’engager en faveur de la laïcité et de la liberté de conscience. se retrouver dans l’idéal d’une République universelle ainsi que le chevalier de Ramsay, une des grandes figures de l’histoire de la franc-maçonnerie, l’avait écrit dès le 18e siècle. Ce que l’extrême-droite et les complotistes considérèrent comme la preuve d’une collusion entre juifs et maçons pour dominer le monde.

Aussi les loges furent-elles très attentives quand furent publiés les livres de Robert Paxton sur la France de Vichy brisant le mythe d’une France résistante, de Pierre Péan sur les ambivalences de jeunesse de François Mitterrand, de Jean Birnbaum posant la question de la continuité entre la République et Vichy, entre Vichy et la République [11] et que s’ouvrirent enfin les procès de quelques hauts fonctionnaires français, organisateurs de la politique antisémite de Vichy qui avaient innocemment poursuivi de belles carrières, comme si de rien n’était. Ma vision en fut bouleversée.

En 1972, lorsque mon père publia Pendu à Auschwitz, couronné du prix littéraire de la Résistance [12], même ses amis survivants lui donnaient le conseil "d’oublier, car cela n’intéresse plus personne. De toutes façons, ils ne veulent pas entendre", disaient-ils.

Robert Paxton rappelait le ralliement à Vichy de la haute fonction publique, des commis de l’État, l’absence de réaction sur le statut des juifs le 3 octobre 1940 [13]. La hiérarchie vaticane donna l’exemple qui mit plus d’ardeur à favoriser les filières qui permirent la fuite des criminels de guerre, Eichmann, Mengele le médecin fou d’Auschwitz, Barbie, à leur fournir, tel l’évêque Houdal, des passeports pour une nouvelle vie en Amérique latine ou en Syrie.

À l’exception de quelques évêques, tel Mgr Saliège de Toulouse qui eut l’audace de déclarer en 1942 que "les juifs sont des hommes et les juives des femmes et que tout n’est pas permis contre eux". Pêle-mêle l’assassinat de René Bousquet, l’ancien chef de la police de Vichy, l’homme de la rafle du Vel d’hiv qui déjeuna jusqu’en 1986 avec Mitterrand dans sa maison de campagne de Latche, le procès de Klaus Barbie, de Maurice Papon devenu ministre sous la Ve République, de Jean Legay, Préfet, premier haut fonctionnaire à être condamné pour sa contribution à la traque des juifs, la sortie de Shoah, le colossal film de Claude Lanzmann, lèvent des tabous sur cette période sombre alors que les principaux bureaucrates et juristes de la politique antijuive de l’État français ont échappé à la justice à la Libération [14].

Voilà qu’il apparaît que l’antisémitisme n’a pas été le fait que des responsables de l’État français. Des sphères dirigeantes au bas de la pyramide sociale il s’est vite banalisé, pénétrant la culture quotidienne des moments les plus insignifiants. On se souvient de Roger Hanin dans le film Au bon beurre d’Édouard Molinaro d’après le roman de Jean Dutourd, qui interprète un crémier veule, avide de profit et de reconnaissance qui colporte un antisémitisme du quotidien. On connaît moins la correspondance d’une patronne de maison de passe qui écrit aux autorités compétentes pour savoir si elle a le droit d’utiliser les services d’une femme, certes très bien mais juive [15] !

Cette couardise, cette lâcheté qui ressort petit à petit des fosses où on avait cru les enterrer pour toujours, furent heureusement compensées par le courage et la générosité des "Justes". Comme les parents d’un frère de ma loge qui cachèrent dans leur cave à Paris un couple de juifs et leurs enfants tout le temps de l’occupation.

Ce sont ces monstruosités aux petits pieds qui ressurgissent du déni au moment même où l’antisémitisme redevient un clignotant essentiel de la fragilisation des démocraties. Plus que jamais je sais comment je suis juif et pourquoi je suis franc-maçon.

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[1Pierre-André Taguieff, L’émancipation promise, Le Cerf, 2019, p. 12.

[2Luis Sepulveda, Une sale histoire, Métaillé, 2005.

[3Cité par Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à Gauche, La Découverte, 2009.

[5Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard Folio, 1986, p. 109.

[6Talmud, traité meguila 13 a, cité par B. Lévy, Être juif, Verdier, 2003.

[7Michaël Löwy, Rédemption et utopie - le judaïsme libertaire en Europe centrale, éditions du Sandre, 2009.

[8Les étincelles du hasard, Seuil, 1999.

[9Hyam Maccoby, L’Exécuteur sacré, le sacrifice humain et le legs de la culpabilité, Le Cerf, 1999.

[10Benny Lévy, Être juif - Étude lévinassienne, Verdier 2003 et Le Livre et les livres, entretiens sur la laïcité, Alain Finkielkraut et Benny Lévy, Verdier, 2005.

[11Pierre Birnbaum, La leçon de Vichy, Seuil, 2019.

[12Sim Kessel, Pendu à Auschwitz, Solal, 1972.

[13Robert Paxton, La France de Vichy, Seuil,1972.

[14Cité par Pierre Birnbaum, Laurent Joly, L’antisémitisme de bureau, Grasset, 2011, p 353.

[15David Rousset, Le pitre ne rit pas, éditions du Pavois, 1948.



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