Revue de presse

"Michel Serres en guerre contre le "franglish"" (lexpress.fr , 6 août 18)

8 août 2018

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Michel Serres, Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, éd. Le Pommier, 130 p., 9 €.

"Le philosophe Michel Serres lance un cri d’alarme. Selon lui, le sabir franglais menace de façon dramatique notre langue.

Vers la fin des années 1950, une nouvelle machine, complexe, sophistiquée, fait son apparition : elle va révolutionner nos manières de communiquer. Son nom anglais - qui vient du latin computus, compte, calcul - est computer. Mais comment traduire exactement computer dans notre langue ? Le mot compteur est déjà pris, pour désigner le relevé d’eau, de gaz et d’électricité. C’est alors qu’en 1955, discutant avec ses collègues scientifiques, un latiniste passionné de théologie leur explique que cette nouvelle machine lui fait penser à la création du monde par le Deus ordinator, Dieu ordonnateur de toute créature.

Le mot "ordinateur" est né ! Qu’une ancienne langue, comme le latin du Moyen Âge, puisse servir à adapter en français un terme anglais désignant un objet si moderne, rien ne saurait réjouir davantage Michel Serres, qui vient de publier une Défense et illustration de la langue française aujourd’hui. Voilà un court et stimulant essai sur la saveur et la beauté des mots de notre langue, passant du théâtre de Molière à l’émission de télévision The Voice, sans négliger le Capitaine Haddock, Raymond Devos ou les hommes politiques français.

Dans les années 1960, au moment où triomphe la pensée marxiste, le jeune Michel Serres prophétise la fin de l’ère industrielle et l’entrée dans celle de la communication. C’est ainsi que dans les années 1970, il fait d’Hermès, le dieu antique des messagers et des voyageurs, le symbole de la société à venir. Dans les années 1980, au moment où il enseigne aux Etats-Unis, à l’université de Stanford, il anticipe l’urgence écologique, face à la pollution généralisée, et annonce les catastrophes de la planète.

Au début des années 2000, alors que le temps n’est plus aux grands systèmes de pensée, tandis qu’on répète que la "fin de l’histoire" a triomphé, Serres montre que les sciences construisent, au contraire, une vision du monde complète et cohérente, un nouveau grand récit qu’il faut comprendre et expliquer. Dans les années 2010, il choisit Petite Poucette comme archétype du nouvel humain en devenir, qui pianote sans cesse sur son smartphone ou sa tablette. Et aujourd’hui, celui qui commença par être officier de marine, bien avant d’entrer à l’Académie Française, revient à l’un de ses plus anciens combats, lui l’amoureux de la langue, le passionné des dialectes et des patois régionaux.

C’est que Michel Serres a vu mourir la langue de son enfance, le patois d’Occitanie que parlaient ses parents à Agen, dans le Lot et Garonne, où il a vécu toute sa jeunesse. Pourquoi et comment une langue meurt-elle ? Si elle ne peut plus tout dire du monde qui l’entoure, a-t-elle déjà virtuellement disparu ? La question se pose pour le français aujourd’hui : notre langue française devient-elle une langue "régionale" ? Peut-on tout dire en français ? Et pour combien de temps ? Du pékinois et du cantonais en Chine, ou de l’ourdou en Inde, qui peut deviner laquelle de ces langues deviendra demain celle de communication universelle ?

Dialoguant avec énergie, et une certaine virulence, avec le journaliste Michel Polacco, Michel Serres débat, argumente et livre son point de vue. Choisissant une série de chroniques parmi celles réalisées pour France-Info, il reprend le titre célèbre de l’essai de Du Bellay, au temps de la Pléiade, qui revendiquait pour la langue française la subtilité et l’élégance du latin et du grec.

On sait que Michel Serres, ancien joueur de rugby, aime l’offensive ; marin, il a navigué sur les mers du monde, et c’est en guetteur, au sommet de la vigie, qu’il scrute l’horizon et nous alerte pour protéger notre culture ; philosophe, il a créé, aux éditions Fayard, le Corpus des oeuvres de philosophie en langue française, rassemblant quatre siècles d’écrits qui manifestent le caractère encyclopédique et pluridisciplinaire de la philosophie en langue française. Pourtant, à lire sa Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, la bataille semble perdue...

Dès le début du livre, Serres pique une terrible colère : "Le commerce et la finance assassinent allègrement notre mère commune, en collaborant, au sens récent et honteux, à l’envahissement de notre espace et de nos relations par un sabir anglosaxophone." Choqué par l’omniprésence de l’anglais publicitaire, dans nos journaux, à la télévision, sur les murs de nos villes, Michel Serres "en a marre" que la SNCF nous fasse des smiles ou que les restaurants nous proposent des happy hours.

Au contraire, "nous avons de la chance de parler français", défend-il avec force, lui qui rappelle qu’un arboriculteur ne parle pas de pommes en général, mais de Chantecler, de Calville et de mille autres variétés, ou qu’un marin ne connaît pas le mot corde, parce qu’il y a des bitords, des torons, des aussières, etc. "Il y a deux langues", explique-t-il, "une orale, ordinaire, celle de notre discussion de tous les jours, et puis celle qui est précise, qui désigne vraiment les choses". Et Michel Serres prend l’exemple de l’écrivain, qui travaille et construit sa propre langue : "L’écrivain est toujours en balance entre le mot enfoui, pour être précis, et le mot usuel, pour être compris."

Le choix des mots, ce trésor caché de la langue, Michel Serres l’entend aussi dans la musique : dans les opéras de Rossini, se nichent la gaieté et l’éveil de la langue italienne ; dans les opéras de Mahler, la profondeur de la langue allemande. "Je crois entendre chez les musiciens, italiens, allemands, français, la sonorité qui émane de la langue qu’ils parlent", commente Michel Serres, qui pointe ici la belle entente, la complicité merveilleuse entre les notes et les mots, le son et le sens.

"Une langue vivante, c’est une langue qui peut tout dire", conclut Michel Serres, rappelant que nous ne connaissons généralement que la partie émergée de notre culture, l’iceberg en surface : dans la langue de tous les jours, les gens n’utilisent qu’une infime fraction des mots à leur disposition, à peine 10% ! Souvent, une langue est réduite à un seul usage, et devient la langue des diplomates, des commerçants ou des artistes. Bien sûr, chaque langue a une spécificité : ainsi l’anglais est une langue atomique, où l’unité de sens est le "mot" ; le français est une langue moléculaire, où l’unité de sens est la "phrase". L’allemand se situe au milieu, c’est un mélange des deux.

Mais si la langue se nourrit de ses contacts avec l’extérieur - le français ne s’est-il pas enrichi de mots arabes ("algèbre", "algorithme", "tarif"), de mots italiens ("fourchette", "sonate") ou même de mots aztèques ("haricot") ? -, Michel Serres semble désormais pessimiste, et profondément inquiet pour l’avenir : "Un pays qui perd sa langue perd sa culture ; un pays qui perd sa culture perd son identité ; un pays qui perd son identité n’existe plus. C’est la plus grande catastrophe qui puisse lui arriver." Espérons que nous saurons tirer les leçons de cette analyse, afin de mieux aimer et défendre le français."

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