Rencontre avec Ángel Jorge Clavero (16 nov. 17)

La laïcité en Argentine (D. Molles)

Devrig Molles, docteur en Histoire. 27 novembre 2017

"L’Argentine est entrée en 1930 dans un cycle de dictatures civico-militaires d’inspiration fasciste et catholique. À partir de ce moment, l’Église catholique, principal appareil idéologique de l’État militaire, a conquis de nombreux privilèges économiques et une grande influence politique et culturelle. Comme au Chili, l’Opus Dei a renforcé sa base matérielle et sociale. Depuis les années 1990, l’Église catholique est toutefois concurrencée par d’autres organisations religieuses de type évangélistes, parmi lesquelles le néo-pentecostalisme et très récemment la scientologie constituent les variantes les plus dangereuses et réactionnaires. Malgré l’intérêt croissant d’une partie de la sphère politique pour ces nouveaux acteurs religieux, l’église catholique demeure l’institution centrale en la matière.

L’Église catholique jouit de nombreux privilèges fiscaux. Ses institutions et ses fonctionnaires sont par exemple exonérés de TVA, d’impôts sur le revenu, de droits de douanes (y compris pour l’importation de biens neufs), etc. Il est difficile d’évaluer le total représenté par ces privilèges, puisque l’Église échappe aussi au contrôle de l’État et n’est pas soumise à l’audit de sa compatibilité.

L’Église s’acquitte rarement des ses maigres obligations fiscales. Par exemple, les municipalités et les provinces, mais aussi l’État national, lui font régulièrement grâce de ses dettes. Les exemples sont innombrables. Le 27 avril 2015, la ville universitaire de La Plata -fondée à la fin du XIXe siècle par des francs-maçons libres penseurs et qui fut un haut-lieu de la répression dans les années 1970- a par exemple fait cadeau d’une dette de plus d’un million de pesos à son archevêque, en même temps qu’elle a cédé gratuitement de nombreux terrains municipaux à l’institution catholique. Cette situation se répète inlassablement dans les 2164 municipalités que compte la République.

On compte aujourd’hui 5493 paroisses, des centaines de bâtiments administratifs, de locaux commerciaux et des milliers d’écoles catholiques. La presque totalité à soit été héritée de l’Ancien Régime colonial, soit été donnée par l’État. Une brève recherche en ligne dans les cadastres municipaux permet de constater que les donnations de propriétés publiques au profit de l’Église catholique sont constantes. Córdoba, la seconde ville du pays, lui a par exemple fait cadeau de 9 propriétés au cours des 20 dernières années. Ces chiffres se portent à 10 propriétés pour la ville de Santa Fé. Au cours des 30 dernières années, on en compte au moins 24 pour Mar del Plata, 18 pour La Plata, 12 pour Bahía Blanca, 7 pour Salta, 16 pour Catamarca, etc. Un calcul moyen aboutirait donc à estimer que, à raison d’une propriété par municipalité tous les deux ans, l’Église catholique recevrait environ 400000m2 de terrain par an. À cela s’ajoutent les exemptions fiscales et les décrets ad-hoc publiés en permanence dans le Bulletin officiel pour l’attribution de subventions importantes .

Les partis politiques rivalisent pour s’attirer les faveurs de l’Église. Par exemple, la ville de Buenos Aires à, fin 2015, offert 15 propriétés publiques em pour une valeur estimée à 30 millions de dollars. Seul quatre député(e)s s’y sont opposés. Si en théorie ces propriétés devraient être destinées à une fin spécifique d’utilité publique, la pratique est bien différente : hors de tout contrôle, l’Église accumule les propriétés publiques et en dispose à sa seule convenance.

Ces transferts bénéficient donc une structure dont la direction est en Argentine étroitement liée à une certaine oligarchie et à une certaine culture politique ancrée à droite. Par exemple, la municipalité de Général Pueyrredón a récemment offert à l’université catholique de la FASTA (Fraternidad de Agrupaciones Santo Tomás de Aquino) $160.000 de viatiques et, de surcroît, finance partiellement le salaire de certains de ses cadres ; rappelons que le fondateur de la FATSA, Fosbery, maintenait des relations intimes avec le général Galtieri, la dernière dictature et le criminel nazi allemand Erich Priebke. On pourrait faire le même commentaire sur l’Université Austral (Opus Dei), l’Université Catholique Argentine ou l’Université du Salvador (jésuite) dont le recteur, l’actuel pape, decerna un doctorat honoris causa à l’amiral Massera, l’un des chefs de la dictature militaire, en 1977.

Le financement public du culte catholique est constitutionnel. Il passe par de multiples canaux, dont Caritas, une association civile charitable. Les pouvoirs publics de tirs niveaux financent Caritas, en plus des particuliers ; toutefois, aucun contrôle extérieur n’est exercé sur la véritable utilisation de ces fonds. On nage souvent en eaux troubles. Ainsi, voici peu, le cardinal de Buenos Aires, actuel pape, a pris position contre les drogues. Son lobby principal en Argentine, la Conférence épiscopale, à obtenu que la direction de l’urbanisme public chargé des addictions -le SEDRONAR- fût confié à un prêtre (2013-2016). Ce dernier a lui-même obtenu un budget annuel de 1200000 AR$ por Cáritas, sur le budget du SEDRONAR.

Le budget 2016 a attribué AR$626.099.939 à la restauration d’édifices appartenant à l’Église, sous prétexte de conservation du patrimoine. Le cas de la basilique de Lujan est révélateur comportement des dirigeants politiques de presque tous bords : l’État à d’abord dépensé 160000000AR $. La propriété appartenait à l’État. Le gouverneur de la province de Buenos Aires de l’époque, Daniel Scioli, À ensuite transféré la propriété à l’Église. La province -autrefois fréquemment gouvernée par des francs-maçons, est aujourd’hui dirigée par Marie E. Vidal, une femme réputée membre de l’Opus Dei. Les exemples sont nombreux : une nouvelle cathédrale construite sur la commune d’Ezeiza avec financement public de plus de 36 millions de pesos ; à Mar del Plata, depuis 2009, plus de 15 millions de pesos issus du trésor public ont été destinés à l’entretien de la cathédrale, alors que les écoles publiques sont délabrées et que certaines sujet restées fermées entre 2014 et 2016 en raison de ces problèmes d’entretien.

L’Église catholique à été le principal appareil idéologique des dictatures militaires argentines. Elle a su en profiter pour amasser un énorme trésor de guerre non seulement en terrains et en propriétés foncières, mais aussi en salaires, bourses, retraites, viatique s et privilèges économiques. Entre 1976 et 1983, la dernière dictature a pérennisé et consolidé les privilèges que l’Église catholique avait obtenu de sa collaboration avec les dictatures qui se sont succédées à partir de 1983. Le secrétariat d’État aux cultes garantit mensuellement le transfert deces cinq publics destinés à payer les salaires, viatiques et retraites de privilège destinés au personnel employé par l’Église. Assimilés à la fonction publique, ceux-ci perçoivent donc des revenus comparables à ceux des fonctionnaires de justice, eux-mêmes dotés de nombreux privilèges mais aussi de moyens insuffisants. Au total, l’État entretient 133 évêques et archevêques, 640 prêtres et 1400 séminaristes, pour un budget total de 170000000 AR$.

Les aumôneries militaires constituent un autre système, pour un budget estiméà 100 millions de pesos annuels. La pénétration des forces armées constitue traditionnellement un axe privilégié du cléricalisme catholique. Les aumônerie militaires ont été instaurées en 1915 par le président conservateur Victorino de la Plaza, renforcé en 1930 et 1935 par la première dictature militaire, développé entre 1943 et 1945 par la seconde dictature, consolidé par les dictatures successives et notamment après le coup d’État de 1955, à travers l’accord d’État célébré entre la République argentine et le Vatican le 28 juin 1957 au sujet des aumôneries militaires. Ce système est dirigé par six prêtres sujet les salaires sujet exceptionnellement élevés et qui dirigent plusieurs centaines d’aumôniers militaires.

Grâce à leur complicité avec les dictatures, ceux-ci sont également parvenus à s’introduire dans les hôpitaux publics. Récemment, par exemple, l’aumônier de l’hôpital Ramos Mejía s’est distingué en harcelant une patiente qui, violée et réduite à l’esclavage sexuel par un réseau de prostitution forcée, avait été légalement autorisée à pratiquer une interruption volontaire de grossesse.

Les élites politiques se montrent serviles envers l’Église catholique. En 2005, par exemple, l’évêque en charge des aumônerie militaires avait envoyé au ministre de la Santé une lettre pour lui dire que, en raisin de ses positions favorables à la légalisation du droit à l’avortement, il méritait de se voir attacher une pierre au cou puis d’être jeté à la mer ; cette métaphore rappelait les pratiques concrètes de la répression entre 1976 et 1983 qui, avec l’approbation du clergé, liquida ainsi des milliers de jeunes dissidents. Le président de l’époque, appuyé par l’indignation d’une majorité de la population, l’avait démis de ses fonctions et privé de ses rentes ; voici peu, l’actuel gouvernement lui a attribué une indemnisation de deux millions de pesos pour le dédommager moralement.

Le système éducatif est l’autre cible stratégique du cléricale catholique. Dans ce cadre, l’Église parvient aujourd’hui à empocher quelque 5000 millions de pesos de subventions publiques. Développé et consolidé par les dictatures successives à partir de 1930, l’enseignement confessionnel, privé et payant bénéficie aujourd’hui de plus de subventions publiques que le système d’instruction public, laïc et gratuit fondé par le président et franc-maçon Sarmiento dans les années 1880. Pourtant, l’enseignement privé reçoit les classes aisées, dotées d’un pouvoir d’achat supérieur à celui des classes populaires dont la seule option est l’école publique.

Le cléricalisme catholique est le principal en Argentine. Il n’est pas le seul, puisqu’on doit aussi mentionner ses équivalents juifs ou protestants (évangélisme néo-pentecostaliste notamment, très réactionnaire). Les intégristes musulmans sujet peu ou pas présents.

Quelles sont les forces du mouvement libre-penseur argentin ? Alors que les partis politiques socialistes et radicaux ont démissionné, ces forces sont surtout : l’Institut Laïc d’Études Contemporaines, la Fédération des Instituts Laïcs d’Amérique, le Congrès national des femmes (qui chaque année réunit de 30000 à 40000 militantes), la Fédération Argentine des Gays, Bisexuels et Travestis, quelques cercles d’intellectuels et de scientifiques, certaines Églises liés au protestantisme libéral, quelques courants politiques de gauche radicale et enfin les francs-maçonneries masculines et féminines constituent le noyau dur des forces de la laïcité l’État et de la liberté de conscience en Argentine et dans la région.

Devrig Molles"



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