Revue de presse

"L’islamologue Razika Adnani : « Il faut en finir avec l’idée que l’islamisme n’est pas l’islam »" (lefigaro.fr , 15 av. 24)

Razika Adnani, philosophe, islamologue. 18 avril 2024

[Les éléments de la Revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Un « djihadisme d’atmosphère ». Le concept théorisé par l’universitaire Gilles Kepel ne s’est jamais autant vérifié que ces dernières semaines. En France, en l’espace de quelques jours, une adolescente s’est fait frapper dans un bus en Alsace pour ne pas avoir respecté le ramadan ; Samara aurait été agressée à Montpellier pour s’être habillée à l’« Européenne » ; à Bordeaux, un réfugié Afghan vêtu d’une djellaba a poignardé mortellement un Algérien et blessé grièvement un autre car ils buvaient de l’alcool le jour de l’Aïd ; le gérant d’une boutique Geox a fait l’objet de centaines de menaces de mort après qu’il a recalé de son commerce une employée musulmane voilée...

Ce « djihadisme d’atmosphère » s’est aussi constaté dans tout l’Occident avec l’arrestation de quatre mineurs de 15 et 16 ans en Allemagne pour avoir projeté un attentat islamiste ; et avec la publication d’un sondage choc sur les musulmans au Royaume-Uni. L’on y apprend que les musulmans britanniques seraient pas moins de 32% à vouloir imposer la charia au Royaume-Uni d’ici 20 ans, que 22% auraient une opinion positive du djihad et 52% souhaiteraient rendre illégale toute représentation de Mahomet. Ces statistiques n’incluent pas les innombrables sondés qui « ne se prononcent pas » sur ces questions.

Face à ce contexte explosif, Le Figaro a interrogé l’islamologue Razika Adnani, membre du Conseil d’orientation de la fondation de l’Islam de France. La philosophe et conférencière, membre du Conseil scientifique du centre civique du fait religieux, a notamment publié une étude pour la Fondapol intitulée « Maghreb : l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique », et est l’autrice de l’essai Islam : quel problème ? Les défis de la réforme (Upblisher, 2017).

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LE FIGARO. - Les récentes attaques au couteau et agressions pour motifs religieux constatées en France ont-elles pour objectif d’imposer l’islam radical dans notre société ?

Razika ADNANI. - Les actes de violence que la France a connus ces derniers jours révèlent un désir de soumettre les musulmans de France à la charia, au nom de la règle de la loi islamique que l’on nomme « ordonner le convenable et dénoncer le blâmable ». C’est une règle qui s’applique davantage aux musulmans même si les religieux l’ont élargie aux non-musulmans en s’appuyant sur le concept du djihad.

Celui qui a l’objectif d’imposer la charia a l’objectif d’imposer l’islam, et celui qui veut imposer l’islam impose la charia. C’est au nom de l’islam qu’on impose la charia, qui est la norme législative de l’islam. Dans le Coran, il y a des versets qui ont une portée juridique. C’est la « charia coranique » sur laquelle les juristes se sont fondés pour mettre en place, entre le 8e et le 10e siècle environ, « la charia des livres de droit ».

Pour les musulmans, l’islam n’est pas dissociable de la charia, c’est-à-dire de sa dimension juridique. Ainsi, ont-ils décidé, dès les premiers siècles de l’islam, après de longues discussions au sujet de la nature de l’islam : est-il une religion seulement ou une religion et une organisation sociale, comme je l’explique dans mon ouvrage Islam : quel problème ? Les défis de la réforme. Imposer la charia a donc toujours été l’objectif des musulmans pratiquants et traditionnels. D’ailleurs, aujourd’hui encore, la très grande majorité des pays musulmans appliquent, avec des degrés différents, la charia.

Estimez-vous que la situation britannique est similaire à la nôtre ? La France compte-t-elle, selon vous, autant d’extrémistes religieux ?

L’extrémisme islamique s’impose de la même manière partout en Occident pour le soumettre à l’islam et ses règles sociales et morales. La différence réside dans le fait que la France est laïque, et ne permet pas de ce fait l’expression de la religion dans l’espace public autant qu’au Royaume-Uni.

La laïcité protège la République française de l’offensive de la religion musulmane dans l’espace public à travers le port du voile, les prières de rues, ou les soirées « iftar » dans des lieux publics. Si les sociétés occidentales ont évolué vers un modèle d’organisation où la religion se retire dans l’espace privé, les islamistes veulent que l’islam occupe l’espace public. L’islam est une religion qui se vit et existe davantage dans l’espace public que dans l’espace privé.

Pourquoi la jeunesse musulmane actuelle semble-t-elle plus radicale que les générations précédentes ? Comment l’explique-t-on ?

Il est certain qu’on assiste à une montée du conservatisme et du radicalisme parmi les jeunes musulmans en Occident. C’est la continuité de ce qui s’est passé dans les pays musulmans. Cela s’explique par le fait qu’on s’éloigne de plus en plus de la fabuleuse période qu’on appelle la nahda (traduit souvent par renaissance), qui a eu lieu dans le monde musulman entre le début du 19e siècle et le milieu du 20e siècle.

La nahda est un mouvement de grandes réformes et un processus de modernisation qui a touché tous les domaines y compris celui de la religion. Sous la pression des conservateurs et des islamistes qui ont bien su profiter des événements politiques et géopolitiques de l’époque, la nahda a échoué.

Les conservateurs et les islamistes, notamment les wahhabites et Frères musulmans, se sont alors mobilisés pour faire en sorte que les sociétés musulmanes renoncent aux acquis de cette période de modernisation, c’est-à-dire fassent un retour en arrière, vers le passé, ce qu’ils ont progressivement réussi. De ce fait, plus les années nous séparent de la période de la nahda, plus le conservatisme et l’islamisme s’expriment et s’imposent, et plus les jeunes sont davantage religieux et conservateurs que leurs aînés.

Comment lutter contre les idées radicales partagées par les jeunes musulmans, qui prennent forme grâce à la désinformation et les réseaux sociaux ?

La lutte doit se faire sur plusieurs niveaux. Tout d’abord, celui de l’État qui doit être plus ferme et plus déterminé dans sa lutte contre le radicalisme islamique pour stopper l’idéologie islamiste qui est en marche en France. L’État doit trouver une solution à ce phénomène de l’endoctrinement par les réseaux sociaux. Il ne peut pas lutter contre le fondamentalisme et l’islamisme et laisser les jeunes à la merci des réseaux sociaux.

Il doit agir au niveau de l’école en assurant des formations aux enseignants, leur permettant d’avoir des éléments intellectuels de défense contre le discours intégriste chez les jeunes. J’étais moi-même enseignante en Algérie à un moment où la vague islamiste envahissait le pays. Ce n’est qu’avec ces éléments de défense que j’ai pu faire face à l’intégrisme qui gagnait certains élèves. Pour inculquer les valeurs de l’humanisme et l’esprit critique aux jeunes, les enseignants doivent cesser de vouloir épargner la sensibilité des musulmans, ce qui est d’une part une discrimination et d’autre part ne les aide pas à s’émanciper intellectuellement.

Ensuite, il faut en finir avec l’idée que « l’islamisme n’est pas l’islam », qu’aiment répéter les spécialistes de l’islamisme depuis les années 1970. Elle a fait le nid du conservatisme et du radicalisme en mettant l’islam à l’abri de toute critique. Cela a empêché les musulmans de porter un regard critique sur leur religion et sur le discours religieux. Bien au contraire, cette expression les a confortés dans leurs certitudes et leurs pratiques qui remontent aux premiers siècles de l’islam et qui ne sont pas en accord avec les valeurs de notre époque et avec la culture de la France.

Enfin, il faut que le discours religieux soit honnête avec les musulmans et les non-musulmans, c’est-à-dire qu’il faut en finir avec la phrase : « Ce n’est pas l’islam mais seulement les musulmans ». Phrase qui est elle-même à l’origine de la phrase des universitaires : « Ce n’est pas l’islam, mais l’islamisme ». Il faut que les intellectuels musulmans ou de culture musulmane se mettent au travail pour proposer aux musulmans un islam nouveau, compatible avec les valeurs de l’humanisme et les modalités d’organisation sociale et politique de notre époque en leur expliquant pourquoi il faut changer et comment c’est possible de changer. Sans ce travail au sein de l’islam, sans cette réforme de l’islam, le radicalisme et l’islamisme continueront leur avancée. Quelles que soient les mesures politiques qui seront prises contre ces phénomènes, ils resurgiront tant que l’islam ne changera pas de l’intérieur.

Comment les partisans de l’islam politique en France sont parvenus à imposer le concept d’“islamophobie” ?

L’islamophobie est un concept qui a pour objectif d’empêcher la pensée de s’exprimer. Il s’ajoute de ce fait à la liste des concepts et des théories que les fondamentalistes et les littéralistes musulmans ont mis en place, entre le 8e siècle et le 10e siècle, pour bloquer la pensée et la raison et les empêcher de s’exprimer dans le domaine de la religion. Parmi ces théories se trouvent celle du Coran incréé, la théorie du salaf (ou prédécesseur), la théorie du naql (ou littéralisme) et parmi les concepts, il y a celui qui affirme que « la religion est une question de cœur et non de raison ». L’islamophobie trouve donc facilement sa place dans la conscience d’une grande partie des musulmans qui pensent que l’islam, religion parfaite de Dieu transmise par les prédécesseurs qui ont détenu la vérité absolue, ne peut pas être critiqué.

Les Frères musulmans l’ont utilisée dans le monde musulman comme arme contre les progressistes qui avaient un discours différent au sujet de la religion musulmane, et en Occident pour susciter chez les musulmans le sentiment d’être une victime parce qu’une critique au sujet de leur religion est émise. L’idée que l’islam n’admet aucun esprit critique est également nourrie par des universitaires, qui ont répété depuis plus de 50 ans que l’islam n’est pas responsable des problèmes qui se posent, mais seulement l’islamisme qui n’est pas l’islam.

On a donc conforté cette conviction qui existait chez une grande partie des musulmans issus de cultures où l’on ne critique pas l’islam. Pour eux, celui qui le critique n’a aucune raison de le faire autre que par peur ou par haine de cette religion. Ils perçoivent cela comme une injustice à leur égard. Interdire un esprit critique dans le domaine de l’islam n’est évidemment pas dans l’intérêt de l’islam ni des musulmans.

Les autorités françaises ont-elles compris l’ampleur de la menace islamiste, politique comme armée ?

Les autorités françaises ont compris l’ampleur de la menace islamiste. La preuve en est que l’État multiplie les annonces de décisions au sujet de l’islam pour y remédier. Ces annonces concernant en réalité l’organisation de l’islam en France et non l’islam en tant que religion.

Ce que les autorités n’arrivent pas à savoir, c’est comment faire face à l’islamisme comme idéologie. On ne peut lutter efficacement contre la menace islamiste que par un travail au sein de l’islam. Or, en tant que laïc, l’État ne peut pas intervenir dans la religion musulmane et de toute façon les musulmans ne l’accepteraient pas. Ils verraient cela comme une discrimination. Les représentants de l’islam en France, sur lesquels il a beaucoup misé, ne veulent pas le faire. Quant aux universitaires, ils préfèrent répéter que le problème réside dans l’islamisme qui n’a rien à voir avec l’islam. En France, aujourd’hui on est même passé à un niveau supérieur : on affirme que ce n’est même plus l’islamisme qui pose problème, mais seulement le frérisme.

Comment être musulman et partisan de la laïcité aujourd’hui en France ?

En islam, être musulman est conditionné par la profession de foi. Déclarer croire que Dieu existe et qu’il est unique, que Mohamed est son envoyé et, par conséquent, que le Coran est sa parole. De ce fait, rien n’empêche d’être musulman et partisan de la laïcité, car ce qui l’empêche c’est la charia comme système juridique. Cependant, les musulmans ont décidé dès les premiers siècles qu’être musulman consistait à avoir la foi mais aussi à se soumettre aux règles de la charia.

Dans ce cas, pour être musulman et partisan de la laïcité aujourd’hui, il faut négliger la charia au profit du droit issu de la raison. D’ailleurs, c’est ce que font déjà beaucoup de français de confession musulmane et c’est ce que certains pays musulmans ont commencé à faire lors de la première moitié du 20e siècle, mais cela a été stoppé par l’échec de la nahda. Des musulmans partisans de la laïcité existent également aujourd’hui en Azerbaïdjan par exemple qui a, avec 92% de musulmans environ, déclaré dans sa constitution en 2002 qu’il était laïc.

Ce qui pose problème à la laïcité, en France et ailleurs, c’est la montée de l’islamisme et le phénomène du retour à une pratique conservatrice de l’islam. Cependant, abandonner la charia n’est pas une solution pérenne si cela n’est pas accompagné d’un travail au sein de l’islam, c’est-à-dire sa réforme.

Certains musulmans qui ne rejettent pas la laïcité se présentent comme des musulmans non-pratiquants. Cela sous-entend qu’être musulman pratiquant revient à respecter la charia, ce qui est la preuve que la conception de l’islam indissociable de sa dimension juridique persiste chez eux. C’est pour cela que dans l’explication de l’échec de la nahda, j’insiste sur le fait que la cause en est que les modernistes n’ont pas pu réformer l’islam."



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