Revue de presse

J. Julliard : "La troisième glaciation" (Marianne, 20 jan. 22)

Jacques Julliard, historien, essayiste, éditorialiste (Marianne, Le Figaro). 23 janvier 2022

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

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"J’ai connu au cours de ma vie trois grandes glaciations intellectuelles et politiques, toutes trois venues de la gauche, et qu’il est intéressant de comparer.

La première, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se nommait le stalinisme, et ses partisans, loin de récuser le terme, s’en réclamaient avec délectation. Elle reposait sur une division manichéenne du monde entre un camp du Bien et un camp du Mal, l’Union soviétique et les États-Unis. Il est intéressant de noter que, même chez les intellectuels, les raisons de l’adhésion n’étaient aucunement de nature empirique et reposaient tout entières sur la croyance.

De grands esprits, comme Joliot-Curie ou Louis Aragon, avaient adhéré sans la moindre hésitation à un corpus d’articles de foi dont toute vérification était exclue. Quiconque d’ailleurs voulait se renseigner sur la nature de ce régime abominable, l’un des pires qu’avait connus l’humanité, y parvenait sans la moindre difficulté. Toute volonté de croire fait bon marché des raisons de douter, et les faits pénètrent difficilement, comme disait Proust, dans ces régions obscures où vivent nos croyances.

La deuxième glaciation, la maoïste, dans les années 1970, reposait, elle aussi, sur une distinction radicale du Bien et du Mal ; mais s’y ajoutait une dimension mystique qui, plus d’une fois, se faisait remarquer par des connotations religieuses. L’« homme nouveau » du maoïsme ressemblait à plus d’un titre à l’homme nouveau de saint Paul, à cela près que ce dernier n’avait pas pour arrière-fond une accumulation presque sans précédent de crimes et de mensonges.

Ce n’est pas des récits de voyageurs, des biographies d’acteurs, voire des événements qui se passaient au grand jour – comme l’écrasement de la commune de Budapest (1956) ou celui de l’insurrection tchèque (1968) – qu’est venue la vérité ou, mieux, le dévoilement : mais purement et simplement de l’écroulement soudain de ce rouge carton-pâte. Bien peu des nouveaux désabusés ont fait l’effort intellectuel et moral, à la vérité très difficile, d’analyser leur voyage au pays des merveilles, puis leur retour dans les basses couches de l’atmosphère : l’identité individuelle n’y eût pas résisté, pas plus que les raisons de vivre. L’homme ne vit pas seulement de pain, il vit aussi de rêves, qui lui sont en général plus chers que la réalité.

La troisième glaciation, que, par commodité, on appellera le wokisme, est celle que nous vivons actuellement. Ceux qu’elle a gagnés soutiennent mordicus qu’elle est l’inverse des deux précédentes, qu’elle procède par dévoilement des apparences au profit de la réalité nue. À la différence des deux précédentes, elle ne possède pas de Terre promise. Elle repose sur une exaltation inouïe de la personnalité de chacun, à travers des ­critères distinctifs que le rationalisme précédent avait récusés comme abominables et qui se nomment la race, le sexe, l’ethnie et autres particularités individuelles. Son champ d’action est le monde entier. Il menace les sociétés capitalistes, non de ­l’extérieur, comme le stalinisme et le maoïsme, mais de l’intérieur. Il provoque des réactions tout aussi violentes que l’esprit qui les anime. C’est ainsi qu’aux États-Unis wokisme universitaire et trumpisme populaire sont proprement indissociables. Un même phénomène est en train de se passer en France, où la montée du wokisme s’accompagne, sur le plan politique, d’une ascension vertigineuse de l’extrême droite, soit aujourd’hui environ un tiers du corps électoral. Stalinisme et maoïsme étaient les maladies de jeunesse du socialisme ; le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois.

Quelle sera l’issue, en France tout au moins, de ces ­maladies de la personnalité ? À la différence de beaucoup de mes interlocuteurs, je ne suis pas pessimiste. Je remarque que, dans la plupart des domaines des sciences humaines où sévissent ces maladies de la modernité dévoyée, la contre-attaque s’organise spontanément. Je vois qu’en philosophie Marcel Gauchet, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner ne se laissent pas intimider et creusent le sillon de l’humanisme universaliste avec un écho croissant ; qu’en sociologie, lieu sensible par excellence de l’idéologie actuelle, un Pierre-André Taguieff traque impitoyablement les impostures des nouveaux rhéteurs ; que Christophe Guilluy et Pierre Vermeren font surgir de la géographie humaine des explications convaincantes des dérives actuelles, tandis que Jérôme Fourquet a donné avec son concept d’archipellisation une explication pénétrante du malaise français et que Gilles Kepel propose, livre après livre, une explication rigoureuse du développement de l’islamisme ; que Michèle Tribalat nous offre une version non biaisée de l’immigration ; que Claude Habib ou Bérénice Levet dégonflent la baudruche de la prétendue théorie du genre ; et je ne fais que rappeler ici les travaux ravageurs de Jean-Claude Michéa, qui ont souvent, les premiers, sonné la charge. Je n’en finirais pas d’énumérer les aspects de la riposte intellectuelle au wokisme sous toutes ses formes, au point de tomber à mon tour dans le travers propre à telle journaliste du Monde d’établir des listes. À cela près que les miennes sont des listes de recommandation, tandis que celles d’Ariane Chemin sont des listes de délation.

Que conclure ? Que le wokisme, comme jadis le stalinisme et le maoïsme, sera un jour ou l’autre réduit à l’état de baudruche dégonflée, symbole du manque de lucidité et de courage de l’intellectuel sériel des temps modernes. Certes, il est moins sanglant que ses prédécesseurs, mais, partout où il s’installe, il témoigne d’une inquiétante régression de l’esprit humain, propre à notre époque. C’est pourquoi cette peste de l’intelligence doit être combattue partout et toujours sans esprit de recul."

Lire "Jacques Julliard : "Le wokisme est la maladie sénile de l’individualisme bourgeois"".



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