Note de lecture

J. Fourquet : Une implacable démonstration de la division de notre société (G. Durand)

par Gérard Durand. 10 juin 2019

Jérôme Fourquet, L’Archipel français, Seuil, 2019, 384 p., 22 e.

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Résumer brièvement ce livre de 400 pages bourré de chiffres et de tableaux statistiques reviendrait à n’en rien dire ou à écrire un livre sur le livre dont l’intérêt serait mince.

Jérôme Fourquet dirige le département Opinions de l’IFOP, on peut aussi le voir fréquemment dans l’émission C’est dans l’air sur France 5. Il ne se contente pas d’établir des chiffres mais cherche à leur donner un sens, L’Archipel français en est un exemple car il va, toujours à partir de chiffres, de cartes et de tableaux chercher à comprendre un phénomène que nous sommes nombreux à constater : l’éclatement de la société française en une foultitude de groupes, sociaux, religieux, ethniques, culturels et établir la carte de leurs relations.

Ce livre peut être lu d’une traite, au risque d’avoir la tête qui tourne un peu avant d’arriver à la dernière page, ou comme un dictionnaire que l’on consulte régulièrement selon le sujet ou l’actualité du moment.

Nous commençons par un constat sur les pratiques sociales et religieuses, que l’auteur intitule « Le Grand basculement ». Il y a d’abord le déclin considérable de la pratique religieuse, très majoritairement catholique, qui décroche en 1965. En quelques années (1965-2015) le nombre des nouveaux nés baptisés passe de 89 à 65 %, celui des religieux, de 177 000 à 51 500, malgré l’appel à des prêtres issus d’Afrique ou des caraïbes, si le rythme actuel se maintient il n’y aura plus de religieux(se) d’ici à trente ans.

Les signes de ce déclin les plus visibles sont nombreux, le nombre de mariages passe de 400 000 en 1972 à 250 000 en 2014, celui des divorces de 40 000 à 100 000, soit un divorce pour 2,5 mariages. Les naissances hors mariage, à 6,5 % en 1965, deviennent très majoritaires en 2015 avec 59,1 %. Le nombre de personnes favorables à l’IVG passe de 48 à 75 % et l’acceptation de l’homosexualité devient une manière comme une autre de vivre sa sexualité pour 87 % des français. Même la mort n’échappe pas à ce mouvement et la crémation est souhaitée par 53 % contre 20 % trente ans plus tôt malgré l’opposition de l’Eglise.

Pour terminer ce chapitre il convient de revenir sur une démarche que Jérôme Fourquet va suivre tout au long de son livre. Il n’y a pas en France de statistiques ethniques mais il y a un état civil aux registres très bien tenus et qui nous permet de suivre l’évolution des prénoms donnés aux nouveaux nés. Si après la Seconde Guerre mondiale près d’un quart des filles s’appelaient Marie, il n’y en a pratiquement plus aujourd’hui. En conclusion, si l’Eglise catholique peut encore mobiliser sur des sujets sociétaux forts (mariage "pour tous") son influence n’est plus que résiduelle dans la vie quotidienne.

D’autres facteurs vont marquer ce grand basculement car l’Eglise catholique est accompagnée dans sa dégringolade par d’autres institutions notamment le Parti communiste : le combat entre Don Camillo et Peppone à vécu. En 1969, Jacques Duclos rassemblait 21,3 % des voix, quatre décennies plus tard Marie-Georges Buffet plafonnait à 1,9 %. Le PC qui dirigeait 147 villes en 1977 n’en avait plus que 37 en 2014.

D’autre signes sont tout aussi parlants. Dans le secteur des médias, TF1 régnait sur l’audiovisuel en 1988 avec 45 % d’audience, en 2017 elle se bat pour se maintenir autour de 20 %. Même chambardement dans la presse écrite : Le Monde tirait à 407 000 exemplaires en 2001 et à 290 000 en 2017 ; idem pour les périodiques : L’Express passe de 433 000 exemplaires à 289 000, Le Nouvel Observateur de 511 000 à 333 000. Toutes les classes sociales se sont détournées à des degrés divers des médias traditionnels pour chercher de nouveaux médias et notamment vers les réseaux sociaux, ce qui n’est pas sans danger, on peut noter l’exemple des théories complotistes admises par 8 % des plus de 65 ans mais 34 % chez les 18-24 ans (le sida inventé et testé en Afrique).

Un autre phénomène préoccupant est « la sécession des élites ». Revenir à l’analyse des prénoms est intéressant car la rupture entre les différentes classes est ici manifeste.

Les prénoms perçus comme « chics » vont se retrouver dans les classes supérieures où se multiplient les Bertille, Bérangère, Isaure et autres Eulalie, surtout à Paris, dans les Hauts-de-Seine et les Yvelines, alors que dans les villes populaires vont fleurir des prénoms inspirés de séries Américaines : Kevin a été le prénom masculin le plus choisi 7 années de suite (1989-1996), Dylan arrive à la 6e place pour les garçons et Cindy tient la corde chez les filles. Le plus intéressant est de voir que cette pénétration de la culture US de masse, si on la met en carte, recouvre presque parfaitement la carte du vote RN.

Le nombre des prénoms, libérés du calendrier catholique, a connu une véritable explosion, passant d’environ 2 000 à la fin de la seconde guerre mondiale à plus de 13 000 aujourd’hui à quoi s’ajoutent 53 000 prénom rares (portés par moins de trois personnes, par ex. Edwy) et l’on peut s’attarder en quelques lignes sur ce sujet très marquant de l’évolution de notre société.

Il y d’abord les prénoms marqueurs d’une identité régionale. En Bretagne (Loire atlantique incluse) 13 % des nouveaux nés ont un prénom Breton, avec des pointes à 18 % dans certains secteurs. En Corse, le taux officiel est de 20 % mais le taux réel est sensiblement supérieur si l’on enlève continentaux et maghrébins.

Viennent ensuite les prénoms musulmans dont la variété est étonnante avec 3 500 prénoms féminins et 4 550 masculins, rappelons-nous que les naissances chez les musulmans représentent 18,8 % du total pour 6 à 8 % de la population. Si le prénom Mohamed a pratiquement disparu comme Marie chez le catholiques les prénoms marqués sont massivement présents dans les lieux ou cette population est nombreuse, 40 % en Seine Saint Denis, 35 % dans le Val d’Oise, dans le Loiret 3,6 % en 1988, 43,9 % en 2015 etc…. Si l’on tient compte de l‘effet de stock (prénoms déjà existants) dans une ou deux décennies on peut prévoir qu’un français sur 5 portera un prénom musulman.

De ces chiffres, agrémentés d’études locales très précises (Aulnay-sous-bois), Jérôme Fourquet avance dans son implacable démonstration de la division de notre société, arrêtons-nous à quelques phénomènes d’influence.

La consommation d’alcool passée en un demi-siècle (1960-2016) de 21,6 litres (alcool pur) à 11,7 litres par personne, avec entre autres conséquences directe la diminution de 50 % du vignoble languedocien et les problèmes sociaux que cette transformation express de l’économie de cette région à engendrés.

Le trafic du cannabis, consommé régulièrement par 11 % de la population (2014) dont on estime qu’il fait vivre directement 200 000 personnes (comme la SNCF) réparties entre détaillants (110 000) semi grossistes (80 000) grossistes (8 000) et 1 000 têtes de réseaux. Souvent la seule ressource de quartiers entiers et générateurs de zones de non droit, certaines municipalités (Compiègne) abandonnant aux dealers des immeubles entiers.

La dégradation de l’école publique de plus en plus inégalitaire et marquée par les problèmes ethniques. En ZUS 21,7 % des élèves ont un an ou plus de retard à leur entrée en 6e contre 11,6 % dans les autres zones. D’où la naissance d’une véritable stratégie de contournement par de très nombreux parents qui vont lutter pour permettre à leurs enfants d’accéder aux lycées de prestige, ce qui provoque une hausse dépassant parfois les 10 % de l’immobilier situé dans leur secteur. Multiplication des écoles privées hors contrat dont une centaine se créent chaque année malgré des frais de 200 à 400 euros mensuels. Dans certains collèges, la ségrégation ne porte plus seulement entre couleur de peau mais entre ethnies, à Mantes la Jolie dans le plus grand collège on va trouver des classes de Congolais ou d’Ivoiriens voire même des classes de Peuls ou de Hutus créées pour éviter les batailles aux heures de récréation.

Dans les départements à forte population d’immigrés les parents cherchent à mettre leurs enfants à l’abri des conflits ethniques, notamment les parents juifs, en les inscrivant dans des écoles juives ou Catholiques.

Défendre la laïcité devient dangereux, partout les enseignants s’autocensurent, surtout en histoire et géographie : 37 % pour l’ensemble mais 53 % en région parisienne. La peur s’installe un peu partout (76 % chez les gendarmes).

Le clivage apparait encore plus nettement lors d’évènements dramatiques, comme en 2015. Tout le monde n’a pas été Charlie. Le calcul du rapport entre participants aux manifestations de soutien et la population des villes est éloquent : 71 % de participants à Grenoble mais 3 % au Havre ou à Henin Beaumont, 40 % à Annecy mais 7 % à Dunkerque. 19 % pour la région PACA mais 11 % en Picardie, la encore la carte de ces taux se superpose très bien à celle du vote RN. Les taux les plus élevés étant ceux des villes universitaires, marque de la rupture entre les classes éduquées et les autres.

Pour terminer cette démonstration, Jérôme Fourquet nous parle du duo gagnants ouverts/perdants fermés. Ses cartes mettent en relation le vote RN dans les grandes villes et celles de leur périphérie et l’on voit très bien la progression de l’extrême droite kilomètre après kilomètre en fonction de l’éloignement des centres urbains.

Le livre foisonne d’autres thèmes, d’autres études, mais toutes vont dans le même sens, celui d’une France de plus en plus morcelée par des communautés n’ayant pas toujours de relations suivies entre elles, depuis 1982 ou la gauche s’est ralliée à l’économie de marché le cheminement est régulier et constant et le grand chambardement de 2017 ne pouvait pas surprendre l’observateur avisé. La séparation entre les élites autoproclamées, pour beaucoup adepte du libéralisme, et le reste de la population à remplacé le clivage gauche-droite, un an après son élection Macron satisfaisait 59 % des cadres mais seulement 34 % des ouvriers, soit un écart de 25 points alors que pour Hollande ce différentiel n’était que de 9 points et de 1 petit point pour Sarkozy. En Marche constitue un bloc libéral-élitaire dont nul ne peut aujourd’hui prévoir l’évolution, appuyé sur une fausse représentation nationale dont près de 50 % de la population est exclue et composée à 60 % de cadres venus du secteur privé n’ayant pour la plupart jamais touché du doigt la vie quotidienne des français.

Plus dangereuse encore est la séparation ethnique ; Jérôme Fourquet dans ses conclusions rappelle le discours de Gérard Collomb quittant le ministère de l’intérieur « En France il y a un séparatisme. Il y a des quartiers qui sont sous la loi des narcotrafiquants et des islamistes. Aujourd’hui les Français vivent côte à côte, demain ils pourraient vivre face à face. »

Gérard Durand



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