Revue de presse

"Indigénisme, décolonialisme… Les idées folles du nouvel antiracisme" (lefigaro.fr , 12 juin 20)

18 août 2020

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Les mobilisations de ces derniers jours révèlent la percée d’une nébuleuse militante qu’on appelle la mouvance décoloniale. Encore méconnue du grand public, celle-ci poursuit, sous prétexte d’antiracisme, un agenda politique séparatiste.

Par Alexandre Devecchio

« On réinvente l’apartheid, on revient aux années 1930 tout en prétendant les combattre », s’inquiète le philosophe Pascal Bruckner. Avant de citer quelques slogans délétères : « Sibeth traître à sa race », « mort aux Blancs ». Slogans entendus lors d’une manifestation… antiraciste. C’était le 6 juin à Paris.

Si la majorité des 20.000 participants, émus par les images terribles de l’agonie de George Flyod, étaient mus par un élan de solidarité et d’indignation sincère, la plupart des organisateurs étaient des groupes concentrés sur un agenda politique. On retrouvait le collectif pour Adama qui était à la manœuvre dans les cortèges radicaux des manifs de « gilets jaunes » comme lors de la marche contre l’islamophobie de novembre dernier. On découvrait la Ligue de défense noire africaine (LDNA) dont l’un des représentants s’est illustré par un discours, place de la Concorde, fustigeant l’État français « totalitaire, terroriste, colonialiste, esclavagiste », tandis qu’un autre militant s’en prenait à Colbert « ce gros fils de p… qui a écrit le Code noir ». Le 22 mai dernier, l’organisation avait applaudi au déboulonnage de deux statues de Victor Schœlcher, en Martinique. L’homme politique, pourtant resté célèbre pour avoir participé à l’abolition définitive de l’esclavage en France…

Une idéologie importée

En réalité, derrière les questions légitimes du racisme ou des bavures policières, les mobilisations de ces derniers jours révèlent la percée d’une nébuleuse militante qu’on appelle la mouvance décoloniale. La mouvance décoloniale reste méconnue du grand public qui la confond souvent avec un antiracisme plus traditionnel.

Dans une note passionnante, publiée par la fondation Jean-Jaurès en 2017, Gilles Clavreul, ancien délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et cofondateur du Printemps républicain, tentait d’en faire la radiographie et d’en retracer la généalogie. Elle est née en 2004, au moment du vote de la loi interdisant le voile à l’école et dans la foulée de la seconde Intifada. Le PIR (Parti des Indigènes de la République) d’Houria Bouteldja, noyau dur de la mouvance décoloniale, proclamait dans son appel fondateur que « la France a été un État colonial et reste un État colonial ». L’idée est simple : les puissances coloniales sont toujours à l’œuvre, mais d’une manière différente (c’est le postcolonialisme) ; et les personnes originaires des pays anciennement colonisés (nommés « sujets postcoloniaux » ou « dominés ») continuent à être opprimées, en particulier « les musulmans » qui seraient les cibles d’un appareil public « raciste et islamophobe ». Dans ce système de pensée, résumé par le titre du dernier livre de Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique éditions), le « mâle blanc occidental » est enfermé à jamais dans un statut d’oppresseur tandis que les minorités sont pour toujours des victimes.

Non seulement ce nouvel antiracisme conteste la légitimité des associations antiracistes traditionnelles, mais remet radicalement en cause notre modèle républicain. L’idée que les distinctions entre individus doivent se fonder sur le mérite et non sur les différences de couleur de peau, de sexe et de religion est balayée comme une hypocrisie. Le courant décolonial propose de fonder le combat contre le racisme sur l’exaltation des appartenances ethniques, religieuses ou de genre. « La lutte des classes » est supplantée par « la lutte des races » car, selon les indigénistes, c’est « la domination postcoloniale des Blancs » et non « la fracture sociale » qui expliquerait la marginalisation des enfants de l’immigration.

Les décoloniaux sont influencés par le multiculturalisme américain et en particulier par les études de « race » et de « genre » en vogue sur les campus états-uniens depuis les années 1970. Ironiquement ces dernières sont elles-mêmes inspirées par les thèses de la French Theory popularisées à cette époque outre-Atlantique par des philosophes français tels que Foucault, Deleuze ou Derrida. Métabolisées et dévoyées par la gauche identitaire américaine, elles sont finalement réimportées en France au début des années 2000, séduisant les chercheurs « foucaldiens » et donnant naissance à ce qu’on pourrait appeler un « post-foucaldisme racial » (Caroline Fourest).

Cet aller-retour improbable a été rendu possible par ce que le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté appelle « l’américanisation des mentalités occidentales », mais aussi en partie favorisé au début des années 2000 par le soft power américain. Après le 11 septembre 2001, les progressistes d’outre-Atlantique sont convaincus que la promotion du multiculturalisme américain est le meilleur moyen d’empêcher l’expansion de l’islamisme radical dans les pays occidentaux et vont, notamment par l’entremise de l’ambassade américaine, entreprendre un travail de lobbying dans les banlieues françaises. Plusieurs futurs acteurs de la mouvance décoloniale bénéficieront de ces programmes, dont Rokhaya Diallo, intronisée « young leader » par la French-American Foundation.

Le laboratoire universitaire

Si la mouvance décoloniale brouille les pistes idéologiques, elle est d’autant plus insaisissable qu’elle forme un patchwork indistinct. Le Parti des Indigènes de la République (PIR) apparaît comme la force centrale de cette mouvance, mais celle-ci est composée d’une constellation de micro-collectifs agissant sur des thématiques spécifiques qui convergent sans pour autant former un ensemble stable. Outre la Ligue de défense noire et le Comité Adama, on y trouve des organisations telles que Stop le contrôle au faciès, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la Brigade anti-négrophobie (BAN), les Indivisibles cofondés par Rokhaya Diallo, à l’origine de la cérémonie satirique des Y’a bon Awards récompensant des déclarations jugées racistes par des personnalités publiques, l’association Lallab, chantre du « féminisme musulman » promouvant le port du voile. La frontière entre décolonialisme et islamisme est souvent poreuse : au lendemain de la tuerie du Bataclan, Tariq Ramadan, figure charismatique des Frères musulmans et Houria Bouteldja, présidente du PIR, faisaient ainsi meeting commun contre « l’islamophobie et le climat de guerre sécuritaire ».

Politiquement, la mouvance entretien également des liens informels avec certains partis de la gauche radicale : le NPA s’est fracturé sur la question du voile avant d’opérer un virage communautariste et antisioniste. Certains membres de La France insoumise, comme Danièle Obono, qui a défendu sur une radio nationale le droit de dire « nique la France », ne cachent pas leur adhésion aux thèses indigénistes. Certains syndicats sont également noyautés par les décoloniaux. L’Unef syndicat étudiant historiquement laïque et proche du Parti socialiste organise désormais des réunions réservées aux « racisé(e)s », c’est-à-dire aux non-blancs. Il a élu une présidente portant le hidjab à Paris-IV en 2018 et approuvé la censure de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle, à la Sorbonne, pour cause de « blackface » et celle du texte de Charb sur « les escrocs de l’islamophobie ».

De la même manière, « SUD-éducation » propose des ateliers en « non-mixité » (interdits aux Blancs) et organise des stages pour professeurs dénonçant les « attaques racistes et islamophobes » de l’école de la République. Ces derniers, financés par l’Éducation nationale, sont animés par des figures de l’antiracisme identitaire tel que l’ancien président du CCIF Marwan Muhammad. Enfin, la mouvance a aussi ses compagnons de route : des sociologues militants, Eric Fassin, Geoffroy de Lagasnerie, des artistes, la chanteuse Camélia Jordana qui a accusé récemment les policiers de « massacrer » des personnes à cause de leur couleur de peau, les écrivains Édouard Louis ou Virginie Despentes, auteur d’une lettre ouverte dans laquelle elle explique en quoi « être blanc » constitue « un privilège ».

Mais, c’est indubitablement à l’université que le décolonialisme progresse de la manière la plus spectaculaire. Longtemps, l’université française y a résisté. Le terme même de « race », banal aux États-Unis, était tabou en France car assimilé à juste titre au « racisme biologique ». Ce n’est plus le cas. On ne compte plus désormais les cours, séminaires et sujets de thèses consacrés à ces thématiques. Auteur d’un essai sur L’Art du politiquement correct (PUF), la chercheuse Isabelle Barbéris dénonce un véritable système de cooptation dans les universités qui aboutit progressivement à l’hégémonie des « décoloniaux » dans les filières de sciences humaines.

Éric Fassin, professeur de sociologie à l’université Paris-VIII et pape français de l’« intersectionnalité », prend en charge pas moins de 10 doctorants en 2019. « Les chercheurs doivent répondre à des appels à projet : l’argent qui est distribué va systématiquement aux études de genre et de race, déplore Barbéris fustigeant l’opportunisme d’une partie de ses collègues. La condition pour avoir des conférences ou des cours aux États-Unis, des publications dans les revues anglo-saxonnes, est d’adopter les schémas de pensée venus d’outre-Atlantique. Pour travailler avec Stanford et éventuellement percevoir des fonds, beaucoup de chercheurs qui n’ont pas de colonne vertébrale se tournent ainsi vers ce type d’études. » À l’inverse, ceux qui s’opposent à cette dérive sont désormais censurés. Ainsi du sociologue Stéphane Dorin, évincé de son groupe de recherche à l’université de Limoges pour avoir osé contester les indigénistes. « Je ne suis pas certain que je pourrais faire ma thèse désormais », témoigne le professeur de sciences politiques Laurent Bouvet qui a passé sa thèse de doctorat à l’EHESS dans les années 1990.

« Les États-Unis sont en proie à une hystérie morale sur les questions de race et de genre qui rend impossible tout débat public rationnel », écrit Mark Lilla, professeur à l’université Columbia de New York, dans son dernier livre, La Gauche identitaire (Gallimard). Les professeurs qui ne s’y soumettent pas risquent leur carrière.

Bienvenue dans l’âge identitaire

La France semble emprunter peu à peu le même chemin : le renoncement à la tenue de conférence de plusieurs personnalités comme Sylviane Agacinski ou encore Mohammed Sifaoui sous la pression d’association « féministes » ou « antiracistes » en témoigne… Et comme aux États-Unis le discours décolonial semble désormais infuser au-delà des amphis et de la sphère médiatique. « Racisme d’État », « appropriation culturelle », « domination blanche », leur sémantique racialiste se normalise dans le débat public au point que la patronne de France Télévisions et le président de la République lui-même, qui regrette aujourd’hui l’« ethnicisation du débat », ont employé à plusieurs reprises le fameux terme de « mâle blanc ».

La mobilisation de ces derniers jours représente-t-elle un tournant ? Le politologue et sondeur Jérôme Sainte-Marie en relativise la portée. Devant la crise qui s’annonce les principales préoccupations des Français sont avant tout économiques et sociales, analyse-t-il. Pour Gilles Clavreul, à l’inverse, « la question identitaire s’installe désormais en toile de fond de tous les débats de société ». Et de rappeler la cérémonie des César quelques jours avant la crise du coronavirus, où l’actrice Aïssa Maïga avait expliqué qu’elle « ne pouvait pas s’empêcher de compter le nombre de Noirs dans la salle ». Virginie Despentes s’était déjà fendue d’une tribune sur « le privilège blanc ». « La crise sanitaire a été cernée par Virginie Despentes », ironise Gilles Clavreul. « La mobilisation peut s’épuiser très vite, mais nous sommes entrés dans l’âge identitaire »."

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