Note de lecture

Gérard Delfau : la passion de convaincre, ou les mille et une batailles d’un élu de terrain (E. Marquis)

par Eric Marquis. 22 juin 2020

[Les échos "Culture (Lire, entendre & voir)" sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Gérard Delfau, Martine Charrier, Je crois à la politique, Préface de Bernard Cazeneuve, éd. L’Harmattan, mars 2020, 664 p., 28 e.
Gérard Delfau, ancien maire et sénateur, fondateur d’Egale (Egalité Laïcité Europe), directeur de la collection Débats laïques (L’Harmattan).

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« Tous pourris ! » L’époque est au dénigrement du personnel politique. Venant de l’extrême droite, le refrain n’est pas nouveau. Mais la dernière présidentielle a vu son adversaire du 2e tour, le favori - finalement vainqueur - « surfer » lui aussi sur cette thématique : « nouveau monde » contre « ancien monde ».

En livrant ses Mémoires (qu’il veut aussi un manifeste), l’ancien maire et sénateur de gauche Gérard Delfau montre comment l’élu, surtout s’il est bien ancré parmi ses concitoyens, peut vraiment et concrètement « changer la vie ».

C’est l’histoire d’un garçon issu d’une famille modeste de l’Hérault qui emprunte l’escalier social - et non pas l’ascenseur : il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton - et devient universitaire à Paris. Ce qui va faire dévier cet itinéraire déjà remarquable, c’est la rencontre avec un homme : François Mitterrand. Le jeune assistant à la Sorbonne rejoint la Convention des institutions républicaines, la petite plateforme qui jouera un rôle décisif dans l’unification des socialistes à Epinay en 1971, pour aboutir à l’arrivée de la gauche au pouvoir dix ans plus tard.

Mitterrand aurait dit un jour : « Il suffit de cent hommes décidés pour rénover la gauche ». Delfau est l’un d’entre eux. Le futur président de la République le fait entrer à la direction du PS, et, ayant décelé ses talents de pédagogue, lui confie la formation des militants, stratégique pour construire un collectif capable par sa compétence sur le fond de mailler le territoire, de s’emparer des leviers du pouvoir, du local au national, et ainsi réellement peser à long terme. Un précédent que d’autres n’ont guère retenu depuis 2017...

1976. Mitterrand convoque au siège du PS ce jeune membre de la direction du parti : « Delfau, vous ne savez rien en politique. » Stupeur. « Oui, parce que, tant qu’on n’est pas un élu local, on ne sait rien en politique. Donc il faut que vous vous présentiez l’an prochain aux municipales. » Après avoir été sollicité ici ou là, le novice choisit le village de Saint-André-de-Sangonis (Hérault), où il a passé son enfance. Dans la vague des conquêtes de la gauche, Gérard Delfau emporte en 1977 la mairie, et en 1980 un siège au Sénat, deux mandats qui seront renouvelés jusque 2008 par-delà les désamours à l’encontre des socialistes et de la gauche.

Pour ses Mémoires, l’ancien compagnon de Mitterrand aurait pu obtenir un meilleur écho médiatique s’il avait cédé à la facilité et à la démagogie, en publiant seulement 200 pages en gros caractères multipliant les confidences inédites sur les coulisses du congrès d’Epinay, des affrontements avec Rocard, de la marche au pouvoir, des débats des premier et second septennats de l’homme du 10-Mai, sur ce que sont devenus le Parti socialiste et la gauche.
Tout cela est bien contenu dans cet ouvrage.
Par exemple, celui qui s’est rangé dans le courant Fabius (et pour cause) ne cèle rien de ses différends avec ses deux « ennemis de trente ans », Georges Frèche et Lionel Jospin. Sur le fond, sur les pratiques et sur les personnalités.

Mais « faire le buzz » n’est pas son objectif. « Par choix et par tempérament, j’évite les petites phrases et je ne fais pas de polémiques, je ne tiens pas de propos outranciers. »

Car, ce dont il s’agit ici, c’est de de démontrer sur pièces comment on peut faire « bouger les choses », très concrètement. Avec une ligne de conduite : « Retrouver le sens de l’intérêt général, y conformer sa pratique quotidienne ».

Ainsi, on saura tout sur les thématiques et actions menées lors des campagnes municipales et sénatoriales, sur les chantiers prioritaires du maire de Saint-André - lesquels portent bien au-delà de la commune [1].

Et, au plan national, sur quelques dossiers dont le sénateur devient un expert, en autodidacte. Les services publics (notamment La Poste), le Crédit foncier, l’école, le handicap (« un bon exemple du va-et-vient fructueux que l’on peut faire entre des responsabilités de terrain et le travail de parlementaire »), l’aménagement du territoire,

Et surtout l’emploi. Celui qui fut aussi président du Comité de liaison des comités de bassins d’emploi considère que le premier ressort est le développement local, à l’encontre des débats parisiens focalisés sur l’évolution des groupes et grandes entreprises, des grands bassins industriels. « Je refuse la facilité, le trop facile “On a tout essayé” », lance-t-il sans rappeler que c’est une formule de François Mitterrand (1993). L’auteur de Droit au travail (Desclée de Brouwer, 1997) s’oppose aux théories en vogue sur l’ « Allocation d’existence » ou le « Revenu universel », qui, dit-il, « installent le citoyen dans une forme de passivité ». La piste Delfau contre le chômage, c’est plutôt « une politique de développement économique territorialisé » conjuguée à « l’activation des dépenses passives du chômage ».

« J’y ai expérimenté ce qui sera une constante de mon action : un travail de fond sur un sujet donné […], que j’effectue sur une longue durée, en mobilisant la profession concernée, en faisant remonter ses attentes jusqu’à l’Exécutif, mais, simultanément, en encourageant les évolutions nécessaires en son sein. En un mot, comprendre les blocages, faire bouger en douceur, être un médiateur, telle sera ma ligne de conduite. »

La méthode Delfau, c’est aller à la rencontre des gens. Ecouter leurs préoccupations, leurs points de vue, mais aussi leur opposer ses propres arguments. Pour trouver des solutions. Avec les militants, les citoyens, les électeurs, les salariés, les employeurs, les associatifs, les maires et autres élus, notamment lors des campagnes électorales les « grands électeurs » des sénateurs. « J’ai besoin de ces contacts de terrain, dénués de tout protocole. » « Penser global et agir local », on dirait que ce slogan s’est inspiré de son action.

S’agissant des institutions et pratiques politiques, une expérience de trente ans de mandats local et national amène Gérard Delfau à émettre trois diagnostics, sévères.
Premièrement, le « triomphe des apparatchiks »  [2]. « La filière élective a été peu à peu accaparée par ceux qui sont déjà à l’intérieur du système : outre les “fils et filles de”, ce sont les assistants et collaborateurs de parlementaires, ainsi que les salariés et membres de cabinets des collectivités territoriales, qui fournissent aujourd’hui l’essentiel du contingent des nouveaux députés, députés européens, sénateurs, maires de grandes villes, présidents d’agglomérations, ou présidents de conseils généraux ou régionaux. […] Ses membres ont pour unique ambition de perdurer dans la “carrière” politique, car c’est leur gagne-pain. »

Deuxième enseignement : la nécessité du bicamérisme. La violente charge du Premier ministre d’alors, Lionel Jospin, contre le Sénat, « anomalie parmi les démocraties » (Le Monde, 21 avril 1998) rencontre une opposition résolue, en premier lieu évidemment, à la Chambre haute. « Le bicamérisme [et donc l’existence du Sénat] est un contrepoids nécessaire, écrit l’ancien sénateur, puisqu’il donne au Parlement une deuxième chance pour faire évoluer un texte législatif trop souvent voté par l’Assemblée nationale en fonction de la discipline majoritaire et du pouvoir de “persuasion” des appareils politiques qui accordent les investitures lors des élections. »

Enfin, Gérard Delfau défend un cumul (raisonné) des mandats, alors que des lois successives (la dernière en 2014) ont interdit de cumuler des fonctions exécutives locales et celles de parlementaire (député, sénateur). L’enfer est pavé de bonnes intentions : l’interdiction totale du cumul a conduit à « vider un peu plus le Parlement d’hommes et de femmes de terrain au profit de ceux qui sont formés par les grandes écoles. Il ne serait pas déraisonnable que le Sénat, en tant qu’expression des collectivités territoriales, puisse compter en son sein des maires de petites et moyennes communes », plaide l’ancien premier magistrat de Saint-André-de-Sangonis.

A partir des années 1990, c’est la laïcité qui va de plus en plus mobiliser Gérard Delfau. Après « une enfance marquée par la pression de l’Eglise catholique », une scolarité dans l’enseignement privé catholique, son passage au « petit séminaire » lui avait valu lors de sa première campagne municipale la rumeur selon laquelle il serait « affilié à l’Opus Dei » ! Or, « je suis un athée paisible, fort respectueux des croyants - tous ceux qui me connaissent peuvent en témoigner - mais méfiant vis-à-vis de tous les "clergés", qu’ils soient religieux ou séculiers. »

A Paris, il « trouve un soutien dans un réseau de militants laïques, ardents républicains. […] Parmi eux, Philippe Foussier [...] et Patrick Kessel, l’un des fondateurs du Comité Laïcité République, et journaliste de grand talent […]. A leur contact, j’élargis ma conception de la laïcité, jusque là centrée essentiellement sur l’Ecole publique. Et je découvre les risques d’une dérive communautariste dans laquelle sombrent l’extrême gauche et une partie de la gauche, qui veulent se porter au secours d’une fraction de nos concitoyens, marginalisés et victimes de discriminations liées à la religion musulmane. C’est pourquoi je m’engage à leurs côtés. »

Le sénateur mène la bataille pour défendre l’Ecole publique laïque face à la pression du privé. Quand, en 1988, le ministre de l’Education nationale, Lionel Jospin, présente « une ambitieuse loi d’orientation », Gérard Delfau note que celle-ci est muette sur l’enseignement privé, et que la laïcité est absente des débats - sauf une fois, et le ministre croit bon de faire suivre le terme de celui de « tolérance », « comme s’il fallait en atténuer l’impact ». Peu de temps après, ce sera l’affaire des « foulards de Creil », à l’occasion de laquelle le ministre ne voudra pas trancher [3]... Son successeur poursuit cette politique de capitulation en 1992 avec les « accords Lang-Cloupet » qui se traduisent par des « concessions très importantes » pour le financement de l’enseignement privé. « Cette période pèse lourd dans la balance des avantages acquis par l’école privée, au détriment de l’Ecole publique, depuis la loi Debré. Et ces abandons ont été consentis par la gauche, sans qu’il y ait eu le moindre débat en son sein. »

Après le retour de la droite en mars 1993, le sénateur croise le fer contre la révision de la loi Falloux (portée par François Bayrou), visant à supprimer le plafond de 10 % du budget des collèges et lycées privés que peuvent financer l’Etat et les collectivités locales. Mais, tandis que l’appel à manifester du Comité national d’action laïque « a un écho que nous n’attendions pas », « le Conseil constitutionnel, statuant sur notre recours, annule l’Article 2 de la loi Bayrou, qui autorisait les collectivités locales à financer librement les investissements des établissements privés. »

Ainsi, au fil des années, le « fragile équilibre » public-privé cache en fait une politique qui avantage systématiquement le second et surtout, alerte Gérard Delfau, « une évolution lourde de conséquences : le recul incessant de la mixité sociale à l’école ». Les classes dirigeantes « choisissent prioritairement les établissements privés pour la scolarité de leurs enfants. La gauche, elle-même, participe à cette fuite en avant dans l’élitisme, qui n’a rien de républicain. C’est pourquoi la cause de l’école publique est si mal défendue par ceux-là mêmes qui devraient la promouvoir. »

En 1998, ce cofondateur du Parti d’Epinay est réélu au Sénat sans le soutien du PS ! « Ainsi se terminent, dans la tristesse, 27 ans de vie commune avec le Parti socialiste. Du moins, au niveau de ses dirigeants. » Il décidera de rejoindre le Parti radical de gauche : « Ce parti a gardé de ses origines un fort attachement à la laïcité, contrairement au PS. »

Au Sénat, il soutient la loi (bien tardive…) contre les signes religieux à l’école, en 2004, mais prévient : « Beaucoup de ceux qui se sont ralliés tardivement à l’initiative du président de la République voient dans un vote au Parlement un aboutissement du dossier. Ils croient avoir trouvé un moyen indolore pour clore le débat et tourner la page. Je pars du postulat inverse : la question laïque est revenue sur le devant de la scène pour ne plus la quitter. »

Il accompagne Natalia Baleato dans sa bataille pour la crèche Baby-Loup... Il crée l’association Egale (Egalité Laïcité Europe) [4] et, en 2015, Débats laïques, la première collection de livres sur la laïcité [5].

Et maintenant ? Il est temps que « l’Etat prenne en charge un certain nombre de problèmes concrets : comportement des imams, contenu des prêches, statuts et fonctionnement des associations et des écoles hors contrat, contrôle des flux financiers, mixité des espaces publics, etc. Bref, il faut s’attaquer au fléau du communautarisme qui défie la République », lance-t-il pour commenter l’(in)action d’Emmanuel Macron.

Plus de 600 pages, résultat de huit ans d’échanges avec la journaliste de Midi libre Martine Charrier : avec ce volume roboratif – mais il le fallait pour aller jusqu’au bout du propos – Gérard Delfau va encore à contre-courant en ces temps de fast thinking et de punchlines. Mais l’ouvrage est rigoureusement découpé en parties et chapitres thématiques, aussi on conseillera aux impatients de picorer ici ou là selon leurs centres d’intérêt.

Alors, « si je veux aller à l’essentiel, si je cherche un fil conducteur, au soir de ma vie, c’est la laïcité qui me le fournit. J’aurais pu donner comme sous-titre à l’ouvrage "Du mandat de maire à l’engagement laïque" pour résumer ce que je me refuse à appeler une carrière politique ». Besogneux, « charbonneur » ? Certes, « on me dit souvent, avec une pointe d’étonnement, que je suis optimiste. Je m’en défends, en précisant qu’il s’agit d’un optimisme raisonné. Mais mes interlocuteurs ont raison : indéfectiblement, je crois à la politique ; je crois en l’humanité. Et je n’ai pas besoin de chercher ailleurs, dans une religion par exemple, des règles morales pour tenir, du mieux que je peux, mon rôle de citoyen ».

Comment conclure ?

Merci, citoyen Delfau.

Eric Marquis

[1La description des problématiques est si rigoureuse qu’on songe à l’étude magistrale de Jean-Pierre Le Goff La Fin du village, une histoire française (Gallimard).

[4Voir la rubrique Egale (Egalité Laïcité Europe) (note du CLR).



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