(Le Monde, 9 av. 24) 8 avril 2024
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« Aide à mourir » : les questions médicales soulevées par les critères d’accès
Pronostic vital engagé à court ou à moyen terme, souffrances réfractaires, consentement, validation de la demande, collégialité… Alors qu’un projet de loi sur la fin de vie doit être présenté en conseil des ministres, mercredi, des médecins de différentes spécialités interrogent les conditions d’éligibilité définies par le chef de l’Etat.
Par Mattea Battaglia et Camille Stromboni
Qui pourra, demain, accéder à une « aide à mourir » ? Le chef de l’Etat l’a assuré, en dévoilant dans la presse, le 10 mars, les contours du futur projet de loi sur la fin de vie : le « modèle français » en construction ouvrira cette possibilité, mais « sous certaines conditions strictes ». « En cela, [la future loi] ne crée, à proprement parler, ni un droit nouveau ni une liberté, mais elle trace un chemin qui n’existait pas jusqu’alors », a défendu Emmanuel Macron dans les colonnes de La Croix et Libération.
Le chemin législatif est encore long : le texte doit être présenté en conseil des ministres le 10 avril, avant que ne débute, le 27 mai, un parcours parlementaire de plusieurs mois.
Dans sa version initiale, transmise au Conseil d’Etat le 15 mars, la liste des critères d’éligibilité est déjà fixée. Comme un gage de prudence, sur un sujet hautement sensible : le patient devra « être âgé d’au moins 18 ans » ; « être de nationalité française ou résider de façon stable et régulière en France » ; « être en capacité de manifester sa volonté de façon libre et éclairée » ; « être atteint d’une affection grave et incurable engageant son pronostic vital à court ou moyen terme » ; enfin, « présenter une souffrance physique ou psychologique réfractaire ou insupportable liée à cette affection ».
Sans éteindre les débats entre les partisans et les opposants de cette évolution législative, particulièrement vifs parmi les soignants, ces « bornes » tout juste esquissées font naître des questionnements, très concrets, parmi des médecins dont les patients souffrent de maladies graves et incurables. Oncologues, neurologues, cardiologues, médecins en soins palliatifs… : les professionnels que nous avons sollicités, au-delà des positions de principe, évoquent les enjeux derrière chaque critère qu’ils seront les premiers à devoir évaluer. Car c’est bien un « médecin » qui devra, in fine, définir « si la personne remplit ou non les conditions requises pour accéder à l’aide à mourir », peut-on lire, à ce stade, dans le texte de loi.
Le « moyen terme », un pronostic vital impossible ?
« Un médecin n’est pas un devin » : l’avertissement remonte de toutes les spécialités médicales. Si le pronostic d’une mort imminente (« Dans quelques heures ou quelques jours », selon la définition du « court terme ») paraît possible, l’exercice est plus complexe quand l’échéance s’éloigne et qu’elle se compte en mois.
Cette délicate question du moyen terme a justifié, en septembre 2022, que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ouvre la voie à une évolution de la loi. Ces personnes dont le pronostic vital n’est pas engagé à court terme « ne rencontrent pas de solution à leur détresse dans le champ des dispositions législatives », soulignait l’instance à l’époque, la « sédation profonde et continue jusqu’au décès », introduite par la loi Claeys-Leonetti (2016), ne pouvant être déclenchée que pour les dernières heures ou les derniers jours de vie.
« Le moyen terme pourrait être entendu, à l’instar de certaines législations étrangères, comme couvrant une période de quelques semaines à quelques mois », avançait le CCNE. Une « échelle » aujourd’hui reprise dans le projet de texte soumis au Conseil d’Etat, sans plus de précision. La ministre de la santé, Catherine Vautrin, est, elle, allée un peu plus loin en évoquant, dans les médias, une période de six à douze mois.
« Je ne vois pas comment nous allons pouvoir définir ce pronostic à moyen terme, avance Manuel Rodrigues, président de la Société française du cancer. On a bien des courbes de survie par cancers, mais ce sont des médianes, cela ne veut pas dire qu’elles vont se réaliser pour un patient, et, surtout, les progrès thérapeutiques sont tels qu’elles sont sans cesse remises en question. »
Lui comme d’autres le rappellent : des travaux de recherche montrent qu’à moyen terme, quand il s’agit de prédire le temps de vie qu’il reste à un patient, le médecin se trompe « dans un sens comme dans l’autre ». Pour le sarcome métastatique, la « médiane de survie » est globalement de dix-huit mois, décrit ainsi Sébastien Salas, oncologue médical (cancérologue) à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, et, pourtant, certains de ses patients peuvent vivre quelques mois, d’autres plusieurs années.
La prévision se heurte à une autre inconnue : celle du rythme d’évolution de la maladie. Pour l’insuffisance cardiaque terminale, dont l’espérance de vie peut se situer autour d’un an, cela fonctionne « par paliers », explique le cardiologue Thibaud Damy, qui exerce à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil (Assistance publique-Hôpitaux de Paris) : « Le pronostic va dépendre de la sévérité de la maladie, mais aussi, beaucoup, des complications qui peuvent survenir ; troubles du rythme, troubles de la conduction, infections, etc. Et il est difficile de déterminer la durée de chaque palier. »
Douleurs réfractaires : de quoi parle-t-on ?
Le texte de loi évoque des souffrances « réfractaires » ou « insupportables » pour « toutes [celles] que peuvent ressentir les personnes en fin de vie sans perspective d’amélioration de leur situation ». Celles-ci peuvent être « physiques ou psychologiques ». Le cadre est posé.
Ces souffrances ont cristallisé, pendant près d’un an, le débat entre « pro » et « anti », avec d’un côté ceux qui soutiennent que la palette d’outils existe pour les apaiser, et ceux, au contraire, qui estiment que c’est loin d’être le cas.
« Les douleurs physiques réfractaires sont celles qui persistent en dépit du “portefeuille” de médicaments et d’options thérapeutiques déployés auprès du patient », décrit le docteur Salas. Il existe actuellement l’option de la sédation proportionnée, inscrite dans la loi Claeys-Leonetti, soit la délivrance, « proportionnellement à l’intensité des symptômes », de midazolam et de morphine.
Ouvrir ce critère aux souffrances psychologiques, les médecins y sont moins habitués. « Aujourd’hui, on arrive le plus souvent à soulager la douleur physique, explique François Blot, réanimateur à l’Institut Gustave-Roussy, partisan d’une évolution législative. Il est important qu’on puisse entendre un patient qui dit : “Je n’en peux plus, psychologiquement.” » Que l’évaluation de cette souffrance puisse paraître plus subjective, il ne le conteste pas. « La médecine n’est pas une science dure, il n’y a pas toujours des preuves, rappelle-t-il. Plus de la moitié des décisions, des plus banales aux plus lourdes de conséquences, se prennent en situation d’incertitude. Plutôt que de prétendre à une objectivité médicale illusoire, faisons surtout confiance à la parole du patient. »
Dans les rangs des médecins en unité de soins palliatifs, dont le rôle est précisément d’apaiser la souffrance, c’est l’accès à un accompagnement adéquat qui est questionné. Leurs représentants se sont clairement positionnés contre l’aide à mourir, ces derniers mois. « Comment qualifier de réfractaire une souffrance, si le patient, au préalable, n’a pu bénéficier de soins palliatifs, sachant qu’aujourd’hui les possibilités de prise en charge sont largement en dessous des besoins ? », interroge la docteure Christine Mateus, responsable d’un service francilien. Selon le chiffre communément avancé, vingt et un départements en sont dépourvus.
Quel(s) médecin(s) pour valider ces « conditions » ?
Si le chef de l’Etat a défendu une décision collégiale, et insisté sur l’implication d’une « équipe médicale », le texte législatif prévoit un autre schéma. « Un médecin » – qui peut être le médecin traitant, d’Ephad ou un spécialiste… – devra répondre à la demande du patient dans un délai de quinze jours, après avoir recueilli l’avis d’autres professionnels. Devra être consulté, au moins, un médecin « qui ne connaît pas la personne » et « spécialiste de la pathologie » du patient (si le premier médecin sollicité ne l’est pas), ainsi qu’un professionnel de santé paramédical – infirmier, aide-soignant, etc. – qui connaît, ou non, le patient.
Derrière cette chaîne de décisions se dessinent des enjeux essentiels pour les soignants : qui, parmi eux, est le mieux placé pour évaluer si ces critères médicaux sont remplis par le patient ? Qui, ensuite, pourra assumer la responsabilité de la réponse au patient, qu’elle soit positive ou négative ?
Chez les généralistes, qui portent le plus souvent la casquette de médecin traitant, on s’étonne de cette possibilité laissée à un médecin « inconnu » de décider. « Il faudrait au contraire que tous les professionnels de santé qui ont pu côtoyer le patient, tout au long de sa vie et de sa maladie, soient impliqués dans une décision collégiale », estime Sylvain Bouquet, généraliste en Ardèche et vice-président du Collège de médecine générale. Parmi les spécialistes, le constat est proche : comment ne pas s’adosser à l’avis de celui qui connaît le mieux la maladie, les traitements, et qui sait si « tout » a été essayé ?
« Les deux personnes-clés sont le médecin traitant et le spécialiste qui suit le patient, fait valoir le professeur Damy. Ce sont les plus aptes à définir, s’il le faut, le pronostic du patient. » Le cardiologue attire aussi l’attention sur les conséquences d’une telle décision pour les soignants : « C’est une responsabilité et une culpabilité à porter, comme nous le faisons déjà lors des arrêts ou des limitations de traitement. Et, aujourd’hui, c’est une décision qu’on prend en équipe, pluriprofessionnelle, avec plusieurs médecins. »
A l’inverse, est-ce qu’un médecin qui connaît son patient pourra être suffisamment objectif dans l’évaluation des critères, alors qu’un lien d’intimité s’est créé ? La question est aussi posée. Une clause de conscience pourra être invoquée par ceux qui ne souhaiteraient pas participer à une aide à mourir.
La question emblématique des maladies neurodégénératives
Dans le débat public, certaines des maladies qui touchent le système nerveux central sont devenues un argument pour faire évoluer la loi sur la fin de vie. A l’image de la sclérose latérale amyotrophique (SLA), aussi appelée maladie de Charcot. Les patients qui en sont atteints, progressivement enfermés dans leur corps, pourront-ils bénéficier d’une aide à mourir ? L’Association pour le droit de mourir dans la dignité s’est émue de leur possible exclusion, en raison d’un pronostic vital qui ne serait pas engagé à court ou moyen terme, avec une espérance de vie évaluée à trois à cinq ans.
Les neurologues apportent des nuances. « Une fois le diagnostic posé, on n’a pas de traitement, relate Patrick Le Coz, chef du service de neurologie du centre hospitalier d’Arras. En six à dix-huit mois, le patient va se retrouver paralysé, avec des problèmes de déglutition, privé de la capacité de s’alimenter, privé de la parole, puis en insuffisance respiratoire… Le moyen terme vient donc très vite. » Selon lui, les patients qui le souhaiteront devraient bien être éligibles.
François Salachas, qui exerce la même spécialité à la Pitié (Assistance publique-Hôpitaux de Paris), à Paris, émet certaines réserves. « Ce qu’on sait moins sur la SLA, c’est que 20 % des patients ont également des troubles cognitifs importants », explique-t-il. Et d’interroger plus largement : « Que proposera le législateur comme moyen permettant de statuer sur la capacité de jugement concernant spécifiquement la demande d’aide active à mourir, s’il existe des troubles cognitifs ? On sait que cette capacité demeure très complexe à déterminer. »
Le critère du consentement inscrit dans le texte de loi – la « capacité de manifester sa volonté de façon libre et éclairée » – exclut, de fait, les malades d’Alzheimer, a précisé d’emblée le chef de l’Etat. Cette condition laisse aussi de côté, selon les médecins, les patients dans des états végétatifs dits « persistants », découlant d’un accident gravissime, d’un traumatisme crânien, d’un arrêt cardio-respiratoire… « Et pourtant, la question les concernant devrait être posée », reprend le docteur Le Coz, en citant le cas du sportif Jean-Pierre Adams, resté trente-neuf ans dans un état végétatif persistant, avant de mourir en 2021.
Dans quelle case ranger « ces patients qui dépendent de manière très forte du support médical, d’une alimentation ou d’une hydratation artificielle ?, interroge ainsi Sophie Crozier, neurologue à la Pitié, qui suit des personnes atteintes de handicaps sévères à la suite de graves accidents vasculaires cérébraux. Leur pronostic vital peut être engagé à très court terme si l’on arrête le support médical, mais avec, cela peut tenir sur plusieurs années. »
Quid des malades psychiatriques ?
Emmanuel Macron l’a affirmé : demander l’aide à mourir implique un « discernement plein et entier », ce qui signifie qu’en soient aussi exclus les « patients atteints de maladies psychiatriques » – au même titre que ceux atteints de certaines pathologies neurodégénératives.
Le texte de loi ne l’inscrit pas en ces termes, laissant entendre que si ces patients en seront écartés, c’est pour une autre raison : l’exposé des motifs, dont une version a fuité, précise que les « souffrances réfractaires » ouvrant droit à cette aide à mourir sont nécessairement liées à l’affection qui engage le pronostic vital, « ce qui exclut les souffrances exclusivement liées à des troubles psychiques ou psychologiques », peut-on y lire.
« La pathologie psychiatrique emmène des souffrances réfractaires, qui peuvent être parfois de nature insoutenable – c’est pour cela qu’un certain nombre de malades se suicident, la douleur morale pouvant être l’une des pires qui existent –, mais elle n’engage pas le pronostic vital immédiat d’un point de vue médical », explique Jean-Pierre Salvarelli, vice-président du Syndicat des psychiatres français.
Lui et d’autres psychiatres le rappellent néanmoins : « Vous pouvez être bipolaire, schizophrène, dépressif et disposer de votre discernement plein et entier, ce n’est pas possible d’exclure simplement pour cette raison tous les malades psychiatriques. » Si des demandes d’aide à mourir émanent de patients suivis en psychiatrie souffrant d’une autre pathologie engageant leur pronostic vital, « il est possible de distinguer ce qui relève ou non du trouble psychiatrique, il faudra l’évaluer ».
Voir aussi dans la Revue de presse la rubrique Fin de vie,
les éditos Fin de vie : les religions auront-elles le dernier mot ? (G. Abergel, 28 fév. 23), Le droit à mourir dans la dignité : un combat laïque (P. Kessel, 18 mars 10),
Avec la participation du CLR "Le modèle français d’accompagnement à la fin de vie doit permettre le suicide assisté et l’euthanasie" (Pacte progressiste sur la fin de vie, 2 oct. 23) dans Pacte progressiste sur la fin de vie,
la VIDEO Webinaire "Un droit fondamental : le droit à mourir dans la dignité" (CLR, 17 fév. 22), le Colloque "Fin de vie, la liberté de choisir" (CLR, Paris, 28 oct. 17),
les communiqués du CLR Droit de mourir dans la dignité : le Comité Laïcité République dénonce le poids exorbitant des morales religieuses (10 oct. 03), Droit de mourir dans la dignité : un droit inaliénable pour tout être humain (15 oct. 04),
dans les Initiatives proches ADMD, Terra Nova B. Poulet : "Je ne veux pas aller en Suisse" (tnova.fr , 2 mars 23) et dans les Liens Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD), Le Choix Citoyens pour une mort choisie (note de la rédaction CLR).
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