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Contre l’intégrisme, "l’intégrisme de la liberté de penser" (Collectif, 30 ans de République - extrait)

(Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris - extrait) 3 juillet 2023

[Les échos "Culture" sont publiés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Collectif, 30 ans de République. Une loge du Grand Orient de France à Paris, éd. Conform, avril 2023, 144 p., 17 e.

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9 mars 2011

L’intégrisme

Collectif

Réponse à une question à l’étude des loges
« L’intégrisme ne commence pas quand la bombe explose mais plutôt quand la pensée se fige. Qu’en pensez-vous ? »

A propos de l’intégrisme, le Petit Robert 2009 parle de « doctrine qui tend à maintenir la totalité d’un système. » S’agissant en particulier d’une religion, il s’agirait de l’« attitude des croyants qui refusent toute évolution. »
La question relie intégrisme à deux phénomènes que, dans son intitulé même, elle situe logiquement ou chronologiquement :

  • d’abord, la congestion de la pensée ;
  • ensuite, l’explosion d’une bombe.

Au sens littéral, l’explosion de la bombe, c’est l’irruption de la violence civile, le meurtre terroriste d’innocents. Cette idée d’explosion renvoie aussi à la fragmentation, à la dispersion, à la destruction de la cohésion sociale.
Par la congestion de la pensée, la « pensée figée », on doit comprendre l’incapacité, ou le refus, d’une part, de changer d’opinion – une inaltérabilité de la pensée dans le temps – et d’autre part, d’admettre l’opinion d’autrui – une univocité de la pensée.
D’emblée, les présupposés que sous-entend la question paraissent excessifs. Notamment, toute pensée figée n’est pas intégriste. Il convient ainsi de distinguer les convictions, c’est-à-dire « l’acquiescement de l’esprit fondé sur des preuves évidentes » [1], de la foi en une vérité révélée, qu’elle soit issue du Livre, d’un messie ou d’un prophète, ou qu’elle procède d’une doctrine politique totalisante. Les convictions, en effet, sont par définition le produit de la libre pensée, du libre examen ; quand bien même elles constituent des opinions arrêtées, elles sont par nature susceptibles de remise en cause. Tel n’est pas le cas des vérités révélées et des systèmes idéologiques totalisants. De même, si la croyance en une vérité révélée tend toujours à l’intégrisme, il ne peut en revanche y avoir d’intégrisme dans les convictions, par construction, qu’à l’endroit de la seule liberté de penser.
A ce stade, en réalité, il a déjà été répondu à la question posée. Lorsque la pensée se fige de manière intégrale sous l’effet d’une vérité révélée ou d’une idéologie scientificisante, il peut y avoir détonation de la bombe (1). C’est pourquoi est nécessaire l’intégrisme de la libre-pensée, intégrisme consubstantiel à la maçonnerie (2).

1. La pensée figée de manière intégrale par une vérité révélée ou une idéologie totalisante tend à fragmenter la société.

Les vérités révélées, auxquelles on assimilera les idéologies qui prétendent à la scientificité, figent la pensée de manière intégrale (1.1). Et la bombe tend alors à faire exploser la société (1.2).

1.1. Les vérités révélées et les idéologies scientifiques figent la pensée de manière intégrale.

  • Les vérités révélées et les idéologies scientificisantes figent la pensée.

Ces vérités supposent en effet toujours la subordination de la pensée à un maître à penser. Bakounine l’explique très bien : « Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux là une fois reconnus comme les représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de l’humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, ils doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance illimitée et passive, car contre la Raison divine il n’y a point de raison humaine, et contre la Justice de Dieu il n’y a point de justice terrestre qui tienne » [2].

  • En outre, les vérités dont il s’agit sont intégrales.

Les révélations religieuses régissent l’intégralité des aspects de l’existence. Ainsi Jésus disait, rapporte l’Evangile : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne vient au Père que par moi » [3] . Ainsi, pour le vrai croyant, l’Évangile n’est pas seulement un repère moral, un recueil de valeurs ou un idéal de vie lointain ; c’est une loi totale – le chemin – qui dicte chacun des aspects de leur existence à ses adeptes.
Les idéologies prétendument fondées sur des vérités scientifiques ne se distinguent pas, sous cet aspect, des vérités révélées. Il n’y a qu’à voir la définition que donne Raymond Aron du régime soviétique : « Une idéologie à laquelle [le parti monopolistique] confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l’État. (…) Comme l’État est inséparable de son idéologie, » ajoute-t-il, « la plupart des activités économiques et professionnelles sont colorées par la vérité officielle. » Dès lors, « une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D’où, au point d’arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique (…) » [4].
Dans de telles conditions, la pensée ne peut être que figée de manière intégrale.

1.2. Ce type de congestion de la pensée induit la fragmentation sociale.

  • La pensée intégralement figée d’une vérité révélée fait exploser de vraies bombes.

C’est un lieu commun : oui, la pensée intégralement figée de Khaled Kelkal, et sa foi en la possibilité pour lui, par ses crimes, d’accéder à un paradis peuplé de 72 houris, est à la source, probablement, de la vague d’attentats qui a frappé la France à l’été 1995.

  • Surtout, les intégrismes religieux et politiques fragmentent la société.

Les vérités révélées – et leurs cohortes d’infidèles, de cathares, de sabbatéens, de zandaqas, de kafirs – tous hérétiques, et tous promis au bûcher ou bien à la lapidation selon le goût local, de même que les idéologies scientificisantes, avec leurs koulaks et leurs sous-hommes, se repaissent de la haine de l’autre. Hugo écrivait ainsi :
« Démangeaison saignante, incurable, éternelle, / Que sent l’homme en son âme et l’oiseau sous son aile ! / Oh ! L’infâme travail ! Ici Mahomet ; là / Cette tête, Wesley, sur ce corps, Loyola ; / Cisneros et Calvin, dont on sent les brûlures. / Ô faux révélateurs ! Ô jongleurs ! Vos allures / Sont louches, et vos pas sont tortueux ; l’effroi, / Et non l’amour, tel est le fond de votre loi... » [5]

2. C’est donc que l’intégrisme de la libre-pensée, que nous propose la maçonnerie, est absolument nécessaire.

2.1. Un intégrisme de la liberté de penser est absolument nécessaire.

  • Croyance religieuse ou conviction politique, d’une part, et tolérance d’autre part, sont compatibles.

Bernard Guillemain, dans son article homonyme de l’Encyclopedia Universalis, écrit que la tolérance est un « ensemble complexe de conduites qui comportent simultanément une appréciation négative d’une situation ou d’une démarche et la suspension de la répression de ce qui est jugé mal. » Ou encore, d’un point de vue plus pratique, la tolérance consiste « non à renoncer à ses convictions ou à s’abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s’interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs ; en un mot, à proposer ses opinions sans chercher à les imposer » [6].
La tolérance procède par définition d’une pensée figée. S’il n’y a pas pensée figée, il n’y a pas tolérance, mais indifférence, on y reviendra.
L’avènement moderne de la tolérance comme vertu sociale est historiquement liée, en France, à l’affirmation de la primauté de la collectivité politique. De manière schématique, les Guerres de religion en France (1562-1598) sont la conséquence, non seulement de l’existence de deux théologies jugées inconciliables – le protestantisme contre le catholicisme romain – mais surtout du primat de la religion sur les autres aspects de la vie sociale des Français. Avec l’Édit de Nantes, promulgué par Henri IV en 1598, la condamnation théologique du protestantisme par la majorité catholique demeure. Cependant le roi, se plaçant au-dessus des clivages confessionnels, affirme le primat nouveau de l’Etat. C’est cela qui justifie que, malgré la condamnation, la répression doive cesser [7].
Tant que la croyance cohabite avec la liberté de penser, il n’y a pas d’intégrisme susceptible de faire exploser la bombe.

  • Il faut donc demeurer intégriste de la liberté de penser.

La définition de la tolérance comporte, deux pôles indissociables : une dépréciation d’ordre moral ou légal, c’est-à-dire une condamnation, et, dans le même temps, l’absence de prolongement répressif. La tolérance suppose donc, à peine de contradiction, l’existence d’un « intolérable ».
En effet, la tolérance passe par l’exercice libre de la faculté de juger et de condamner. Sans cet exercice, il n’y a plus tolérance, mais relativisation ou adhésion.
Dès lors, la tolérance ne peut aller jusqu’à embrasser des opinions ou des comportements qui menacent la liberté de penser, sous peine de disparaître. C’est le mot de Saint-Just : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Or la tolérance, dans les sociétés occidentales, a glissé vers la relativisation au point de ne plus songer à se défendre lorsque la liberté de penser est attaquée, notamment par des intégrismes.
Ainsi, face aux critiques virulentes et aux menaces qui ont suivi la publication des douze caricatures de Mahomet dans le journal danois Jyllands-Posten le 30 septembre 2005, les réactions des responsables occidentaux ont été plus que modérées. Le président Jacques Chirac avait appelé « chacun au plus grand esprit de responsabilité, de respect et de mesure pour éviter tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui » avant de préciser, quand même, que « le principe de la liberté d’expression [constituait] un des fondements de la République ». De même, Jack Straw, ministre des affaires étrangères britannique, avait déclaré : « Je pense que la nouvelle publication de ces caricatures n’était pas nécessaire. Elle a été indélicate et témoigne d’un manque de respect » [8].
De telles abdications de ce qui fait le fondement même du vivre-ensemble met en danger la cohésion de la société. Il faut être intégriste de la liberté de penser.

2.2. La maçonnerie contribue au maintien de cet intégrisme de la liberté de penser

. La maçonnerie doit aider à sortir de la confusion, programme que s’est d’ailleurs fixé la Loge République cette année, et nous garder de toute paranoïa.

Le libellé de la question semble relier indissociablement croyance ou conviction à la violence civile. Il a été démontré qu’un tel lien n’existait pas. De manière générale, la loge, par les échanges qu’elle permet et l’ouverture d’esprit qu’elle suppose, interdit à ses membres de tomber dans la paranoïa de l’islamisation rampante ou du fondamentalisme à nos portes. Les intégristes de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ne posent pas de bombes. Il convient, à toute heure, de faire la part des choses et de distinguer entre les provocations de petits groupes intégristes, et l’imminence d’un maelstrom culturel susceptible d’emporter la société française.

  • La maçonnerie porte en elle l’intégrisme de la libre-pensée.

La Constitution du Grand Orient de France rappelle, dès ses premières lignes, qu’elle « a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience ».
Ses auteurs anciens ont ajouté : « Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. » Et beaucoup plus récemment, certains ont estimé nécessaire de préciser qu’« elle accorde une importance fondamentale à la laïcité. »

La pensée intégralement figée par des "révélations" de toutes natures est un danger pour la paix et la cohésion de la société. Il appartient donc au responsable politique comme au citoyen, et en particulier au maçon pour lequel c’est un véritable sacerdoce, de figer sa pensée sur le principe même de la liberté de penser.

 »

[1Petit Robert, 2009.

[2Mikhaïl Bakounine, Dieu et l’État, 1882.

[3Jean, XIV:6.

[4Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Gallimard, Folio Essais, 1965, p. 284 et 285.

[5Victor Hugo, Religions et religion, 1880.

[6Edmond Goblot, Dictionnaire philosophique, 1901, cité par B. Guillemain dans l’article « Tolérance » de l’Encyclopedia Universalis.

[7B. Melchior-Bonnet, Histoire de France, Les Guerres de religion et les débuts du Grand Siècle, Larousse, 1987.



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