Revue de presse

"Comment les "décoloniaux" mènent la "guerre des facs"" (Marianne, 12 av. 19)

6 mai 2019

[Les articles de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

par Etienne Girard.

"En quelques années, les théories intersectionnelles se sont imposées dans les amphis des sciences sociales, sur les bancs comme sur l’estrade. A tel point qu’il devient dangereux de remettre ces thèses en question.

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Il n’y a personne dans la salle 9 du deuxième étage de l’Ehess, ce vendredi 5 avril. L’agent d’accueil du grand établissement public des sciences sociales, situé boulevard Raspail, à Paris, nous assure pourtant que le séminaire sur les « féminismes décoloniaux », organisé dans le cadre du master de sociologie spécialité « Genre, féminisme et mobilisation collective », y est bien programmé. Dans l’exigu couloir, on finit par croiser un étudiant, qu’un peu désespérément on interroge sur ce cours introuvable. Une mèche s’allume dans ses yeux : « Ah, ils doivent être à la Brèche ! » La Brèche ? La Baraque radicale des êtres qui chatouillent l’Etat, une salle d’une trentaine de places située dans une annexe de l’école, autogérée par des étudiants engagés depuis mars 2017. Entre un grand poster d’une marche contre « le racisme d’Etat » et l’affiche d’un colloque sur les « trans studies » organisé pour partie « en non-mixité trans » - comprendre réservé aux transsexuels -, une étudiante y présente ses recherches sur l’afro-féminisme en France. Elle est par ailleurs animatrice du collectif Non mixte racisé.e qui dénonce le « racisme de l’institution universitaire » française et organise des événements interdits aux Blancs.

Le 15 février dernier, toujours à l’Ehess, Malika Hamidi, docteur en sociologie, mais aussi militante contre l’interdiction du voile à l’école, a été invitée à présenter ses travaux. La directrice générale de l’European Muslim Network, une organisation présidée par… Tariq Ramadan, le prédicateur islamiste actuellement mis en examen pour viols, a évoqué pendant une heure le « féminisme musulman », qu’elle décrit sur le site de l’Ehess comme « un espoir » pour « envisager un féminisme décolonisé et anti-impérialiste ».

Nouvelle doxa

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Ces séminaires dispensés dans le saint des saints des sciences sociales, où Bourdieu, Lévi-Strauss ou Braudel ont donné leurs cours, illustrent bien la mutation radicale d’un pan important de la sociologie française centré sur l’observation des inégalités. Au sein de cette communauté, la démarcation entre savoir et militantisme -toujours sujette à débats dans cette discipline - n’a peut-être jamais été aussi ténue. « On est en train de former une génération de soi-disant chercheurs convaincus que la sociologie doit être militante », soupire Nathalie Heinich, directrice de recherche au CNRS et docteur en sociologie à l’Ehess en 1981. Pour nombre de ces nouveaux enseignants, le véritable antiracisme serait donc non pas universaliste mais « décolonial », c’est-à-dire focalisé sur la dénonciation d’un supposé « racisme d’Etat » et de « privilèges blancs », attachés à la couleur de peau de leurs bénéficiaires.

Un bref tour d’horizon des journées d’études universitaires organisées ces trois dernières années suffit à se convaincre de la vitalité du phénomène, qui touche aussi bien les départements de littérature comparée que ceux de science politique. A Rouen, à l’ENS Lyon, à Rennes-II, à Paris-I Sorbonne, Paris-VII Diderot, Paris-X Nanterre, à Toulouse Jean-Jaurès, au Havre, à Limoges, on se réunit autour du « féminisme décolonial » ou de « luttes décoloniales », envisagées sous un prisme racial. En novembre 2018, la députée insoumise Danièle Obono, longtemps proche de ces thèses, a par ailleurs été nommée au conseil d’administration de l’UFR de science politique de Paris-I.

Dans certaines universités, une nouvelle doxa, défendue tant par les enseignants que par les organisations étudiantes, semble même se mettre en place. Plusieurs universitaires qui se sont opposés publiquement à ces idées se sont rapidement trouvés soupçonnés de racisme, à tel point que le thème est devenu tabou dans les amphis.

« Beaucoup de mes collègues plus jeunes font un peu dans leur froc et n’osent rien dire. Je me mets à leur place, si j’avais 40 ou 45 ans, je ne serais pas rassuré », alerte Jean-Louis Fabiani, professeur émérite de sociologie. Lui-même a été pris à partie, le 20 décembre dernier. Invité d’un cours à l’Ehess, il est interpellé par une étudiante se présentant comme « descendante d’esclave », qui lui reproche d’avoir signé une tribune contre le « décolonialisme » dans Le Point [1] et évoque sa « lutte de dominant ». Toute la classe applaudit. « Ça m’a blessé, raconte l’enseignant de 67 ans. On m’a accusé de racisme, et même si je m’en défends, on prétend faire ma psychanalyse en utilisant l’artifice rhétorique du racisme inconscient. C’est indigne. »

A l’origine de cette « guerre des facs » en germe, on retrouve une théorie sociologique élaborée en Californie, à la fin des années 80. Kimberlé Crenshaw, juriste et militante pour les droits civiques des Afro-Américains, développe à l’université de Los Angeles le concept d’« intersectionnalité », qui met en évidence les discriminations particulières subies par les personnes qui appartiennent à plusieurs minorités, qu’elles soient sexuelles, raciales ou sociales. En France, le principe reste en marge… jusqu’à la deuxième moitié des années 2000, où il commence à être cité dans certains cours. Une partie des disciples de Pierre Bourdieu, la chapelle la plus puissante de la sociologie française, accueille avec enthousiasme cette nouvelle notion, qui fait écho au principe de « domination » théorisé par leur maître. Selon celui-ci, les relations humaines obéissent à des rapports de force parfois tellement ancrés qu’ils sont inconscients. Une logique qui, poussée à l’extrême, permet de valider l’hypothèse d’un « privilège blanc ».

Le rayonnement du PIR

A partir de 2013, des thèses sont soutenues autour de ces sujets en sociologie puis en science politique. L’intersectionnalité permet de populariser dans les universités françaises les postcolonial studies, une discipline, elle aussi, purement américaine qui s’intéresse aux conséquences du passé colonial dans la société. « C’est une théorie séduisante… quand elle n’est pas instrumentalisée », commente Manuel Boucher, professeur de sociologie à l’université de Perpignan, un des rares enseignants à oser prendre la parole pour dénoncer un nouvel « identitarisme » à gauche.

Car, pour certains groupes, le postcolonial se mue rapidement en « décolonial ». Un groupuscule fondé en 2005 va connaître un rayonnement inattendu dans la sphère académique. Le Parti des indigènes de la République (PIR), animé par une salariée de l’Institut du monde arabe, Houria Bouteldja, défend l’idée que la « France reste un Etat colonial », au service des « Blancs ». Parmi ses soutiens, on retrouve de nombreux universitaires influents, comme Eric Fassin, professeur de science politique à Paris-VIII. Dans une tribune publiée dans Libération en novembre 2017, il défend les combats de la tête pensante du PIR, qui s’inscrivent, selon lui, « dans le camp de l’émancipation ». L’enseignant, grand invité des médias et notamment de France Culture, considère en revanche que « le racisme anti-Blancs n’existe pas pour les sciences sociales ». Son raisonnement ? Même si le caractère raciste de quelques agressions a pu être reconnu par la justice, on ne peut pas « faire comme si, quand on dit “sale Blanc”, ça résonnait avec toute une histoire ». A la différence supposée, par exemple, de l’esclavage ou de l’apartheid pour les Noirs…

Eric Fassin, qui n’a pas répondu à la sollicitation de Marianne, fait partie des universitaires les plus investis sur les questions intersectionnelles. Comme pour assurer une descendance à ses idées, il prend en charge un nombre impressionnant de doctorants : 10 début 2019. A l’inverse, les enseignants qui s’opposent au « décolonialisme » peuvent rapidement se retrouver persona non grata. Stéphane Dorin, qui s’était opposé à la venue de Houria Bouteldja à l’université de Limoges, en novembre 2017, affirme être depuis l’objet d’une cabale : « Le directeur de l’école doctorale m’a fait comprendre que je n’aurais plus aucun doctorant sous contrat tant qu’il sera là », ce que la direction nie vigoureusement. En décembre 2018, Stéphane Dorin a néanmoins été exclu de son laboratoire, le bourdieusien Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines, avant que le tribunal administratif de Limoges ne suspende la décision, en février dernier [2]. Pour les étudiants intéressés par une carrière universitaire en sciences sociales, l’adhésion au prisme intersectionnel, voire décolonial, est désormais un préalable, à en croire un jeune docteur en science politique : « Si tu n’es pas bourdieusien, et que tu n’as pas d’appétence pour les thèmes du genre et de la race, tu n’as vraiment pas beaucoup de chances d’obtenir un poste. »

Les préceptes indigénistes trouvent aussi un écho dans une partie croissante de la population étudiante. Pendant la lutte contre le projet de loi de sélection à l’université, des collectifs d’étudiants de Paris-I et de Paris-VIII ont organisé des ateliers en « non-mixité raciale ». Le signe le plus spectaculaire de l’attrait de ces thèses reste la mue de l’Unef. Dans son dernier tract distribué devant les universités, le syndicat dénonce « une société organisée pour les Blanc-h-es ». Il cite des « appareils photo » longtemps paramétrés « uniquement pour la peau blanche » ou des « programmes d’histoire » qui « invisibilisent les personnes non blanches et sont souvent occidentalo-centrés ». En quinze ans, la principale organisation étudiante a cédé aux thèses du PIR. Comme un symbole d’une gauche et d’un monde universitaire idéologiquement à la dérive."

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