Revue de presse

"Elisabeth Lévy, causeuse de troubles" (lemonde.fr , 12 déc. 13)

14 décembre 2013

"[...] Elisabeth Lévy, directrice de la rédaction du nouveau mensuel d’idées Causeur, polémiste à la mode sur tous les fronts (de la laïcité à la filiation en passant par la prostitution) et "antipolitiquement correcte" de profession, est, à 49 ans, un personnage si installé qu’on la croise au détour de tas d’essais, de journaux intimes et même de fictions. [...]

"Ardente, vive, agitée, batailleuse, éprise de controverse, susceptible et charmante", préfère feu l’essayiste Philippe Muray dans Festivus festivus (Fayard), un livre d’entretiens réalisés avec la journaliste, en 2005. Ce fut son grand maître, celui dont elle buvait les paroles, à une table du Sélect, boulevard du Montparnasse. Chez Renaud Camus, l’écrivain qui a appelé à voter Marine Le Pen et qui tient chaque jour son journal (l’année 2009 est dédicacée à Elisabeth Lévy), on apprend que l’infatigable polémiste passe des vacances familiales chez les Finkielkraut (les "Fink", comme elle dit), dans le Luberon. Ne manquent, en somme, que ses mensurations. "1,54 m pour 47 kilos", dévoilait en 2002 la bande-annonce d’un des premiers numéros de "Culture et dépendances", sur France 3, où Elisabeth tenait pour la première fois dans les médias le rôle de la "chroniqueuse cruelle et méchante" - dixit Franz-Olivier Giesbert, son hôte de l’époque.

On la retrouve dans un resto italien, le jour où sort en kiosques le huitième numéro de Causeur, une revue vendue à 10 000 exemplaires volontiers réactionnaire et ouverte aux infréquentables jusque dans son capital. "Je vous plains, d’avoir à faire mon portrait. En venant, j’ai réalisé que je n’avais pas le moindre cadavre à planquer dans mes placards. La honte : rien à cacher, rien à montrer..."

Elle vient de connaître un petit scandale et un gros chagrin.

Sa pétition "Touche pas à ma pute", dont elle est à l’initiative avec Frédéric Beigbeder et signée par "343 salauds" à la veille du débat sur la pénalisation des clients de prostituées à l’Assemblée nationale, lui a valu des volées de bois vert et l’a fâchée avec plusieurs amis qui se sont estimés abusés, comme le romancier François Taillandier ou l’éditeur Claude Durand. "Bon, je conviens que ce n’était pas d’une distinction maximale, mais j’ignorais que tant de gens fussent si chatouilleux sur la distinction. Dans le genre Salon du camion, on entend bien pire tous les jours à la télé et à la radio, non ?"

Quelques semaines auparavant, la patronne de Causeur a perdu son meilleur ami, celui qui lui fit découvrir l’amour vibrant de la Nation et le catéchisme républicain : Philippe Cohen, l’un des fondateurs de Marianne. Il était le copain journaleux, tombé tout petit dans le trotskisme et la politique, le complice de tous les mauvais coups portés aux "bien-pensants". Comme ils avaient ri, en 2003, quand La Face cachée du Monde (Fayard), coécrit par Philippe Cohen et Pierre Péan, avait semé la panique dans l’auguste institution. Philippe, c’était l’un de ses derniers camarades issus de la gauche. Sa mort fut comme un symbole. Désormais, dans les rangs politiques, les amis de la patronne de Causeur se nomment "Paulo", alias Paul-Marie Coûteaux, aujourd’hui chargé de débaucher des gaullistes pour le Front national, ou Philippe Martel, le tout nouveau chef de cabinet de Marine Le Pen, tous deux têtes de liste FN aux prochaines municipales à Paris.

"Je ne suis pas en porcelaine chinoise", rassure l’intéressée, qui a beaucoup pleuré. Elle en a vu tant d’autres ! Le "débarquage" de Marianne, où Jean-François Kahn l’accusait "d’hystériser" la rédaction, en 1998. La suspension, en 2006, de son émission consacrée aux médias sur France Culture. Le décès fulgurant, surtout, il y a sept ans, de son cher Philippe Muray, ce désenchanté qui n’en finissait pas de vomir la modernité et a "changé la vision du monde d’Elisabeth", assurent les intimes. "Il avait été emporté par l’énergie vitale d’Elisabeth, sa manière directe et simple d’entrer dans la vie des gens, se souvient Marcel Gauchet, le directeur de la revue Le Débat, qui a lancé la jeune journaliste en publiant, en 2000, un article où elle contestait le nombre de morts causés par les Serbes au Kosovo. Elle s’est battue pour faire connaître Philippe Muray" avant que Fabrice Luchini ne le consacre post mortem sur les planches de l’Atelier.

Ce qui compte, ce sont les idées. "Dans Illusions perdues, de Balzac, elle serait forcément au cénacle d’Arthez", avance le romancier Jérôme Leroy, communiste feuilletoniste au très droitier Valeurs actuelles qui collabore aussi à Causeur. Ses premiers reportages pour Jeune Afrique ou Le Nouveau Quotidien, une sorte de "Libé suisse" aujourd’hui disparu, lui ont laissé un souvenir amusé mais sans regret : "Au Liberia, je devais raconter une guerre à laquelle je ne comprenais rien, je voyais des gens avec des perruques roses et des ustensiles culinaires se haïr, se battre, tuer, mourir, et je n’avais pas la moindre idée du sens de tout ça", se souvient-elle. Rien n’est plus étranger non plus à cette spécialiste des longs entretiens fouillés avec des intellectuels, qu’elle livre notamment au Point, que ce fact checking (vérification des faits) venu du monde anglo-saxon. Son journalisme à elle, c’est celui d’opinion, né à la fin du XIXe siècle avec Zola et l’affaire Dreyfus, pas l’investigation. Elle déteste autant les procès-verbaux qu’elle soigne langue, style et ponctuation.

Son terrain d’investigation, c’est le Paris des avis tranchés, où elle multiplie antennes et entrées. "Elisabeth s’est imposée comme une chroniqueuse d’idées, décodant les camps, les rites et les dessous des bagarres intellectuelles de la capitale", dit Jean-François Colosimo, un ancien des Editions de la Table ronde, qui édita en 2002 son essai sur Les Maîtres censeurs. "Tu as vu qu’untel attaque machin ?", "Tu peux croire que les socialistes sont favorables au trucmuche"... Yeux rivés sur les journaux et sur la Toile, oreille vissée à son portable, Elisabeth Lévy est une agitée qui ne connaît pas la quiétude. "C’est la troisième fois que tu me téléphones aujourd’hui. Si Balzac t’avait connue, il n’aurait jamais écrit La Comédie humaine !", s’écriait parfois Philippe Muray derrière son bureau.

L’important, c’est la bagarre. La joute, la castagne. "Viens le dire si t’es un homme", propose une des rubriques de Causeur. Elisabeth Lévy raffole des assemblées viriles, des dîners enfumés et arrosés qui ressemblent à des "Droit de réponse" de Michel Polac exhumés des archives de l’INA. Elle parle fort, très fort, souvent près, trop près. "Ce n’est pas anodin, ce volume sonore, ça veut dire quelque chose", soupire Pascale Clark, qui pense à peu près tout l’inverse d’elle et s’en était séparée, en 2004, après quelques vifs échanges, en direct, dans "On refait le monde", sur RTL. Elisabeth Lévy enrobe ses flèches d’une politesse très vieille France ("Permettez-moi, mon cher..."), mais a réponse à tout, s’installant dans la posture avantageuse du minoritaire éternellement bâillonné. Pour le disqualifier, elle assigne toujours son interlocuteur dans un camp.

[...] Comment ne pas songer à ces parties de ping-pong rhétorique en écoutant, sur RCJ, la Radio de la communauté juive, cet "Esprit de l’escalier", où elle débat, le dimanche, avec Alain Finkielkraut ? Comment ne pas y songer en parcourant les mails longs comme le bras échangés, en mai, avec Edwy Plenel ? Sujet de la polémique, un entretien espéré du patron de Médiapart sur le journalisme et l’affaire Cahuzac. Lui (qui l’a depuis longtemps dans le collimateur) : "Votre virulence témoigne d’une passion qui m’intrigue et m’inquiète." Elle (lorsque le refus paraît définitif) : "Permettez-moi de vous faire remarquer que vous charriez grave ! [...] On a tort de dire que vous n’avez pas d’humour : vous êtes très amusant." [...]

"Je dis souvent que tant que je ne pensais pas, je votais à gauche : c’est une blague, mais pas seulement. J’aurais voté oui au traité de Maastricht, si je ne m’étais pas trouvée en Suisse à ce moment-là. C’est avec Philippe Cohen et la Fondation Marc Bloch que j’ai commencé à comprendre qu’on n’était pas obligé de penser comme les confrères. Aujourd’hui, ma seule identité politique, c’est d’être pas-de-gauche." Bien avant que les ouvrages de Marcel Gauchet, d’Emmanuel Todd, d’Alain Finkielkraut ou d’Elie Barnavi ne peuplent la vaste bibliothèque de la journaliste, quelque part dans le Marais, au coeur de Paris, bien avant que ses crevettes au curcuma ou un simple plat de pâtes ne réunissent Régis Debray et Philippe Muray à la même table, il y eut les conversations et les sandwiches partagés avec Philippe Cohen, première de ces ombres tutélaires qui peuplent la vie et les soirées d’Elisabeth Lévy. "Il l’a révélée idéologiquement à elle-même", estime Jean-François Kahn.

Nous sommes en avril 1997. "JFK" vient de lancer Marianne, un hebdomadaire "intello-populaire" qui veut battre la "pensée unique", comme on dit à l’époque pour parler du "politiquement correct" d’aujourd’hui. "Lisez les confrères, faites le contraire", répète Kahn à sa petite troupe de rédacteurs. Parmi eux, Elisabeth Lévy, que Philippe Cohen a embarquée dans l’aventure du journal mais aussi dans celle de la future Fondation Marc-Bloch, un club de réflexion qui veut ébranler le monopole de la Fondation Saint-Simon.

Scepticisme européen, dépassement du clivage droite-gauche... La jeune élève fait sien le nouveau corpus des souverainistes et dépasse très vite son maître. "Le zèle infusé hérité de son père, celui du prophète qui est là pour terrasser les idoles et déjouer les mensonges, elle le fait sien", décrypte Jean-François Colosimo. Elle s’indigne des "lynchages médiatiques" opérés par les "chevaliers du Bien", cite Nietzsche pour dénoncer la "moraline" ambiante, convoque Voltaire pour justifier le débat avec ceux que l’élite intellectuelle déclare infréquentables, se frappe le front devant la cécité de la gauche face au "réel". Ensemble, Philippe et Elisabeth pouffent de rire devant ces "Jean Moulin de pacotille" qui, à chaque élection, inventent, selon eux, un nouveau péril brun.

Rire : c’est une des clés du succès d’Elisabeth Lévy. A la télé, dans les émissions de débats où on l’invite volontiers, on ne voit guère la polémiste que la bouche tordue, le sourcil froncé, le poing prêt à taper sur la table du studio. Dans la vie, Elisabeth Lévy est gaie, virevoltante et drôle, très drôle. Il faut les voir, tous ces messieurs, pères spirituels devenus confidents, parler les uns après les autres du "coup de foudre d’amitié" qui les a unis à Elisabeth. Les entendre évoquer l’oeil brillant son "courage", sa "fidélité", sa "force de travail", son art de "mettre leur pensée en mots sans jamais la déformer", sa "grande liberté" et toujours, donc, son esprit sans pareil... Notre époque a inventé "le sourire à visage humain de Ségolène Royal", écrivait Philippe Muray. Et si l’époque avait aussi inventé l’humour d’Elisabeth Lévy ?

21 avril 2002, QG de Jean-Pierre Chevènement, rue de Paradis, dans le 10e arrondissement de Paris. S’il fallait trouver une autre scène originelle, après la table familiale d’Epinay, ce serait sans doute ici. L’ancien ministre de l’intérieur s’est présenté à l’élection présidentielle face à Lionel Jospin et rêve, dit-il, de faire "turbuler" le système. Il réunit pour la première fois un "pôle républicain". Son comité de soutien est le plus parisien et le plus intello qu’un candidat ait jamais connu. Pour le "Che", Elisabeth Lévy a réuni, sous le titre de Contes de campagne (Mille et une nuits), des textes inédits de Max Gallo, Jean Dutourd, Edmonde Charles-Roux, Dominique Jamet, mais aussi Michel Houellebecq et même Philippe Muray. "Il n’avait donné à Elisabeth qu’un petit poème mais c’était un exploit : mon mari n’a jamais signé de pétition de sa vie", salue l’éditrice Anne Sefrioui.

C’est alors que l’inimaginable se produit. Ce que les amis d’Elisabeth Lévy avaient d’abord conçu comme un bras d’honneur un brin potache se transforme en coup de tonnerre : Lionel Jospin est exclu du second tour de la présidentielle. Pionniers du Parti socialiste, figures de la nuit ralliées par esthétisme, ex-pasquaïens venus rejoindre leurs frères républicains de l’autre rive, royalistes de l’Action française et jeunes "bernanosiens" imberbes, animateurs de Radio Courtoisie et fêtards de Jalons, ce "groupe d’intervention culturelle" né dans les années 1980 et connu pour ses pastiches de journaux... Quand, à 20 heures, elle comprend ce qui se joue, l’assemblée hétéroclite se fige d’un coup en une forêt de spectres. Que faire ? S’abstenir ? Appeler à voter Jacques Chirac ? Ce soir-là, raconte François Taillandier dans sa suite romanesque, Elisabeth Lévy trouve la parade en quelques coupes de champagne : « Une journaliste en vue répétait à tout le monde : "L’antifascisme ne passera pas", slogan qu’elle venait d’inventer." La formule, aussi ironique qu’ambiguë, devient le titre de la tribune publiée le surlendemain dans Le Figaro, et signée Elisabeth Lévy, qui, le 6 mai, n’ira pas voter. Une pirouette, toujours et encore.

Onze ans après, on retrouve le même humour caustique, les mêmes ricanements et un sens de l’absurde identique dans Causeur, financé à 44 % par Gérald Penciolelli, ex-repreneur de Minute, une figure de l’extrême droite francaise. "Un ami riche" présenté par deux actionnaires fondateurs et collaborateurs du journal, deux piliers de Jalons : Basile de Koch, l’ex-plume de Charles Pasqua, marié à Frigide Barjot, et Marc Cohen, l’ancien communiste de L’Idiot international. Dans son "chaudron de sorcière", Elisabeth Lévy touille interviews de Philippe Martel et entretiens d’Elisabeth Badinter, pubs pour Valeurs actuelles et articles d’Alain Finkielkraut. Dans le numéro de décembre, l’un d’eux mérite attention. "Fink" qui n’a pas signé le manifeste des "343 salauds" s’inquiète du règne de la farce permanente qui saisit la société. "Un monde qui fait blague de tout", écrit-il en citant Péguy, un monde qui pense que rien n’est grave, est un monde "vide" et "barbare". Avis à la directrice de Causeur."

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