"Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, 5 nov. 16)

VIDEO Jacqueline Costa-Lascoux : La jouissance du paternalisme (Colloque du 5 nov. 16)

Directrice de recherche au CNRS, CEVIPOF, Sc. po Paris, auteure de "Le monde arabo-musulman dans les manuels scolaires français" (Unesco). 7 novembre 2016

Pourquoi est-il si difficile d’argumenter raisonnablement sur la laïcité aujourd’hui ? Rien n’est plus limpide et dense que la laïcité, comme un cristal, si vous me permettez la métaphore. Confondre le concept avec ses multiples applications est aussi stupide que de s’étonner des multiples rayons qui se réfléchissent sur le cristal ou diffractent. La laïcité se définit par l’autonomie réciproque du politique et du religieux, la séparation des Eglises et de l’Etat, l’indépendance de la citoyenneté à l’égard de la confession, l’émancipation de la loi civile de la loi religieuse, la neutralité du service public, sur le fondement de l’égale dignité des personnes et des libertés de conscience, de culte, d’expression. C’est parfaitement cohérent. Ce n’est pas parce que les revendications religieuses se multiplient, que la laïcité se fragmente.

En vérité, les faux amis de la laïcité posent la « liberté religieuse » comme première, y compris lorsque des dérives communautaristes et identitaires conduisent à des exactions, des discriminations, au racisme, à l’antisémitisme. La liste des tabous et interdits religieux, notamment ceux qui concernent le corps et la sexualité, multipliés à l’envi par les fondamentalistes, est une liste fort longue… Pourtant, c’est à une laïcité « répressive » que certains voudraient faire croire.

Dressons en vis-à-vis des interdits religieux, le tableau des droits et libertés reconnus à la personne dans une société laïque, la comparaison est édifiante. Mais voilà, les « faux amis de la laïcité » restent fascinés par la transcendance qui est appelée à tout justifier. Ils oublient la phrase de Voltaire : « Dieu a créé l’homme à son image… et l’homme le lui a bien rendu » ! Pourquoi au nom de Dieu ou d’un Dieu, et de ses représentants, être obsédés par la sexualité des femmes, par le partage entre le pur et l’impur … ! S’il vous plaît, un peu de spiritualité et un peu moins de pratiques contraignantes et liberticides… mais ce sont les pratiques qui rendent visibles, qui donnent le sentiment d’exister et d’avoir un pouvoir.

Les Idiots utiles présentent la laïcité de façon caricaturale. Elle serait une « exception française » - René Rémond parlait d’une « antériorité française » telle la Déclaration de 1789 pour les droits de l’Homme ; des idées naissent dans un pays et ont vocation à devenir universelle, telle démocratie à Athènes ou l’habeas corpus en Angleterre. Laïcité serait un mot intraduisible dans d’autres langues : mot d’origine grecque, qui est connu depuis le Moyen-Age dans toute l’Europe (à partir de la distinction entre clercs et laïcs)… ce n’est pas le mot qui dérange, mais l’idée. La laïcité serait la négation ou l’effacement du religieux ... au pays de Péguy, Bernanos, Claudel, Mauriac, Rouault, Théodore Monod, Levinas, Honegger ! Elle discriminerait les cultes récemment implantés en France, l’islam évidemment, mais pas un mot sur le bouddhisme qui vante les mérites de la laïcité… pas un mot, d’ailleurs, sur le racisme anti-asiatique qui s’exprime dans les mêmes termes que l’antisémitisme. Saluons l’initiative de la Licra qui a apporté son soutien à la manifestation dénonçant le racisme anti-asiatique. Quant à tronquer la liberté de conscience en la limitant au droit de croire ou ne pas croire… en oubliant le droit de changer de religion (l’apostasie est punie de mort dans de nombreux pays)… Les inexactitudes historiques et sémantiques servent à disculper… mais qui précisément ?

Ce sont moins les prolétaires, désormais, que les nouveaux pauvres issus des pays anciennement colonisés… qui sont l’objet du lyrisme des faux amis de la laïcité. Dès lors, l’argumentation rationnelle a du mal à porter, car la jouissance du paternalisme est trop forte.

Les bons sentiments du dominant à l’égard du dominé, sa bienveillance affichée, s’opposent, par exemple, à l’idée que des victimes de racisme puissent être, à leur tour, auteurs de racisme, d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie… Et quand ils vont trop loin dans la barbarie, ceux-là sont mis au rang des « loups solitaires » ou des « fous » irresponsables.

Le psychanalyste Jacques Lacan a distingué la jouissance, du plaisir, parce que la jouissance ajoute à la fois l’idée d’une appropriation du dominé et celle de la perversité, qui inverse la logique de la distribution des rôles, comme dans un jeu de miroir. Celui ou celle qui se rend visible, manifeste, provoque de façon ostentatoire… reproche au passant qui le regarde de le stigmatiser. Sami Ali, psychanalyste égyptien, a analysé ces mécanismes de la projection. Le renversement du stigmate et la revendication du stigmate (décrits par le sociologue américain Erving Goffman) sont des mécanismes bien connus. Ceux qui voient l’islamophobie partout, sont les champions de cette inversion des rôles.

Le terme, islamophobie, forgé sur celui de « judéophobie » proposé par Taguieff - toujours ce perpétuel jeu de miroir - accole une catégorie de la nosographie psychiatrique à des siècles de culture musulmane. Comment peut-on ravaler à ce point des siècles de civilisation ? La loi prévoit le racisme à raison de la religion, réelle ou supposée, c’est une incrimination délictuelle qui permet de poursuivre les auteurs en justice. En revanche, l’islamophobie est de l’ordre de la morale politique et ne permet pas de porter plainte sous ce seul motif. Les faux amis de la laïcité disent protéger « les musulmans », en les emprisonnant dans un collectif indistinct de victimes : quel « mépris civilisé » pour reprendre l’expression du philosophe Carlo Strenger [1] ! Les enfermer dans le rôle d’éternels victimes, c’est les condamner à l’impuissance.

La jouissance désigne l’action de profiter ou de tirer parti de quelque chose, et le terme jouir se rapporte habituellement à la sexualité. Les idiots utiles jouissent du rapport de domination avec toujours une connotation sexuelle. Ils cherchent à faire le bien ou du bien à des personnes en les maintenant dans la situation de dominé, en les infantilisant – pourquoi toujours qualifier de « jeunes » les musulmans, les jeunes filles voilées ? La période coloniale a été propice à ce paternalisme. Albert Memmi a remarquablement analysé le mécanisme de la domination à propos de la femme, du domestique, du colonisé. Et la jouissance du paternalisme s’accompagne le plus souvent d’un sentiment de culpabilité : la culpabilité de l’homme blanc, du maître. Relisons Franz Fanon. La culpabilité inconsciente décuple la jouissance paternaliste. Avez-vous vu le film Africa !Africa !... de Roger Garaudy. Un nanar et, pourtant, produit par ce philosophe qui a écrit de belles choses sur l’art africain et sur l’Afrique notre avenir ? De longues séquences de d’une femme aux seins nus courant dans la brousse et, en contrepoint, un baobab en feu ! Roger Garaudy a fini dans le négationnisme.

Aujourd’hui, les fantasmes autour du voile illustrent cette jouissance du paternalisme : fantasme de la virginité, fantasme du dévoilement, fantasme de la soumission, fantasme de l’exotisme… Transposés en Seine-Saint-Denis, c’est moins inspirant qu’à travers la palette colorée de Delacroix, mais cela fonctionne ! Relisons Le Harem et les cousins de Germaine Tillon, les écrits de Camille Lacoste et Islam et Liberté de Mohamed Charfi.

Avec l’essentialisation des identités, on gomme le sujet de droit, le citoyen, la singularité de la personne, au profit d’une origine ou d’une appartenance, réelle ou supposée. Les rapports de classe, d’origine, de croyance, répartissent les rôles.

Les jeunes radicalisés disent leur dégoût et leur colère de la place de victime qui leur est assignée. Le terreau de la radicalisation est la victimisation, qui joue sur les vulnérabilités. Ils veulent devenir des acteurs de leur destin, des « hommes nouveaux », des héros prêts à donner leur vie pour un idéal. Ils s’évadent de la famille, du quartier, d’une société où ils se sentent humiliés. Ils refusent de se plier à la bien-pensance politiquement correcte des dominants que, finalement, ils méprisent. Je ne peux citer ici les mots hard qu’ils utilisent pour parler de ces Français toujours prêts à « baisser leur froc »…

Le terme laïcité s’est transformé en une succession de mots vides de sens, un mot comme le disait Philippe Benetton, « gonflé de vent » et à propos duquel « les discussions sont frappées de nullité intellectuelle, car on ne sait pas de quoi l’on parle ».

Revendiquons d’avoir des identités complexes et plurielles, affirmons notre solidarité avec celles et ceux qui luttent pour la liberté et la démocratie, ici et sur d’autres rives. Car, comme nous le rappelle Caroline Fourest, « le totalitarisme qui menace le siècle, se réclame de Dieu »

Non, ne nous laissons pas faire par ces « faux amis » et ces « idiots utiles » qui voudraient nous entraînent dans une spirale… celle de l’œuf du serpent [2].


Voir aussi le programme Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16) et la rubrique Colloque "Faux amis de la laïcité et idiots utiles" (CLR, Licra, Paris, 5 nov. 16), la note du lecture C. Strenger : l’universalisme des Lumières en accusation
Les contraintes de temps ont parfois empêché les intervenants de prononcer intégralement l’exposé qu’ils avaient préparé. D’où les différences possibles entre le prononcé lors du colloque (vidéo) et le texte que nous reproduisons ici (note du CLR).


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