Revue de presse

"Un « récit national », pourquoi pas ?" (J.-P. Rioux, liberation.fr , 17 nov. 16)

Jean-Pierre Rioux, historien, auteur de "Vive l’histoire de France !" (Odile Jacob). 20 novembre 2016

"Il n’est pas d’histoire sans mélodie des mots pour réfléchir sur le cheminement collectif d’hier à demain. Parce que récit est moins « méprisant » que « roman », moins disputé que « histoire de France ».

A Trappes (Yvelines), deux professeurs d’histoire-géographie en charge aussi, j’imagine, de l’enseignement « moral et civique » de leurs collégiens de quatrième - de quartiers populaires et pour certains « d’ascendance immigrée récente » - ont refusé d’emmener ceux-ci à une conférence de Loránt Deutsch, en présupposant sans doute qu’ils étaient incapables, les pauvrets encore mal éclairés, de résister aux sourires et félonies de l’auteur à succès de Métronome 2 [1]. La rencontre, du coup, a été annulée. Ces deux fantassins du Bien récusaient ainsi toute émotion et divertissement hors des murs de la classe où l’on entend la vraie Bonne Parole, et ils dénonçaient « l’image d’Epinal » et le « roman national » sur l’histoire de la France exposés par un Deutsch incarnation du Mal. L’épisode, aussi minuscule que pitoyable dans son manichéisme, est révélateur de l’imbroglio actuel à propos d’un « récit national » à reconstruire et à reprendre, en classe et ailleurs.

Où en sommes-nous en effet ? Accrochée ou non au débat sur l’identité nationale, l’expression « récit national » est entrée, et c’est tant mieux, dans la bousculade électorale. François Fillon l’a lancée le 1er septembre, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon ont suivi, d’autres candidats à la présidentielle mettent leur grain de sel. Tous sauf Nicolas Sarkozy qui, le 19 septembre, a préféré convoquer directement « nos ancêtres les Gaulois », et sauf le président Hollande, qui commémore et discourt beaucoup à ce propos sans être, semble-t-il, entendu.

Cependant, pourquoi dire « tant mieux » ? Parce que « récit » est moins méprisant que « roman », moins disputé que « histoire de France », et finalement plus raisonnable en l’état d’une discussion si angoissée et si cacophonique. Car il entérine une vieille règle historiographique : il n’est pas d’histoire sans récitatif qui la rende accessible, sans mélodie des mots et d’une langue pour énoncer et réfléchir au plus juste sur le cheminement collectif d’hier à demain. Et l’adjectif « national » reste à l’ordre jour car, nous ne le savons que trop, aucun pays, aucun peuple, même désorienté par l’instantanéité du présent et l’incertitude du lendemain, ne peut ignorer les marques, les traces et les héritages pluriels que le passé a ancrés dans un territoire, un Etat et une culture nationalisés et unifiés, fût-ce temporairement, au prix du sang et des larmes, mais aussi d’espoirs, déçus ou non. Pas d’avenir sans conscience d’avoir à vivre et faire vivre une concordance des temps : voilà le fond des choses, la boussole et le compas de notre délibération.

Reste l’énorme question : qui peut dire ce récit national, qu’il faut évidemment reconnaître avec esprit critique, connaître sans manipulations idéologiques et transmettre sans discriminations ? Du côté de l’Education nationale, l’Inspection générale, jadis toute-puissante, se tait ; le Conseil national des programmes est critiqué ; les professeurs d’histoire restent inventifs, ils font en classe depuis toujours la part des choses, mais ils n’ont pas de prise réelle sur les programmes. La recherche en histoire est très divisée, elle a beaucoup perdu en audience publique face aux économistes, aux sociologues et aux « experts » autoproclamés qui peuplent la télé, mais elle garde l’œil ouvert (lire Libération du 6 octobre, à l’occasion des Rendez-Vous de Blois). Le Parlement a renoncé depuis 2005, après avoir voté des lois « mémorielles » incongrues (sauf la loi Gayssot, qui fait du négationnisme un délit). Les collectivités territoriales brassent du patrimoine et du tourisme de mémoire à tout hasard. Des associations s’activent mais n’ont pas gagné en légitimité. L’Etat, ses élites et ses administrations sont abonnés au service minimum.

La situation vient, en outre, de se complexifier. Françoise Lantheaume et son équipe ont lancé un gros pavé dans la mare (Libération du 8 octobre) en révélant, après une enquête française et européenne, que des élèves s’approprient d’eux-mêmes un récit d’histoire nationale « optimiste, laïque, emprunt de fiertés » et « en progrès permanent », y compris sans doute à Trappes [2]. Si bien que pour avancer, il faudra assurément prendre en compte cette accession à un récit propre aux plus jeunes. Soit en inventant quelque forme de démocratie participative qui ne répugne pas au récitatif national tel que certains le découvrent seuls mais sous le feu des médias, soit en favorisant des formes collectives et négociées d’autorité démocratique en matière d’histoire commune. L’avenir du débat sur le récit national est dans ce balancement.

Qui l’argumentera ? Quelques-uns, dont j’étais, ont cru naguère qu’installer des lieux où une discussion raisonnée serait rendue possible sans a priori était une solution d’intérêt public respectant le bien commun. Ce fut l’aventure d’une Maison de l’histoire de France, assassinée à l’été 2012 parce que l’idée venait de Sarkozy. Nul doute néanmoins qu’on pourrait favoriser d’autres explorations de ce type. Car il y a urgence : les jeunes de Trappes et d’ailleurs vont se lasser d’attendre, et ils n’ont que faire des anathèmes orientés et des manichéismes inconsidérés que répandent leurs aînés. Ils ont besoin de connaître, de reconnaître, de comprendre et même d’imaginer le récit national à leur tour ; pour donner de nouveau du sens à leur marche individuelle et collective dans le temps, ici et maintenant."

Lire "Un « récit national », pourquoi pas ?".

[1Dans Le Parisien du 20 octobre.

[2Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau (dir.), le Récit du commun, l’histoire nationale racontée par les élèves, Presse universitaire de Lyon.



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