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P. Kessel : "Tu comprends bien ! Je te demande si tu es franc-maçon !" (Marianne toujours ! de Patrick Kessel - extrait)

par Patrick Kessel, cofondateur et président d’honneur du Comité Laïcité République, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. 16 janvier 2022

Patrick Kessel, Marianne toujours ! 50 ans d’engagement laïque et républicain, préface de Gérard Delfau, éd. L’Harmattan, 8 déc. 2021, 34 e.

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Découverte de l’antimaçonnisme

Cet hiver-là, rigoureux à pierre fendre, à quatre heures du matin, une bise cinglante me transperçant en dépit du journal protecteur glissé sous mon manteau, la traversée de Paris à vélo se révélait redoutable. Le poitrail frigorifié, le nez réfrigéré, les doigts engourdis, le jeune rédacteur fraîchement embauché au service économique de l’Agence France Presse pédalait avec bonheur pour traduire au plus tôt les dépêches en anglais des bourses de New York et de Tokyo, tombées au cours de la nuit sur les téléscripteurs et qui, une fois traitées seraient envoyées aux abonnés.

C’était mon premier véritable emploi. Outre des petits boulots, l’été dans les cafés des plages, j’avais été instituteur remplaçant. J’avais postulé à un poste de moniteur en faculté. L’Éducation nationale manquait de candidats aux postes les plus modestes. Je m’étais ainsi retrouvé à enseigner, à lire et à écrire à des gamins de six ans. Quelle étonnante responsabilité ! Voilà que j’étais instituteur remplaçant, nomade de poste en poste au gré des absences des enseignants parisiens, alors que je n’avais aucune idée du lien entre un signe et un son et que la linguistique était encore pour moi terra incognita ! La découverte passionnante d’intelligences enfantines en train de s’éveiller au monde par l’apprentissage de la langue me permit d’écrire une des plus belles pages de ma jeune vie. Les écoliers étaient curieux de tout, à condition de les entendre sur le chemin de l’éveil, d’écouter leurs questions et d’y répondre sans tricherie, avec autorité et respect, de s’interdire de modeler leur conscience, de les initier très tôt à l’art de l’esprit critique. C’est ainsi, sans le savoir, que les enfants m’enseignèrent les qualités essentielles pour devenir journaliste, le métier dont le rêve avait bercé mon adolescence.

Sur mon vélo, Paris, ma bonne ville, ma complice en cette fin de nuit, se donnait à voir telle une amante lascive. Immanquablement, la capitale me faisait penser au vers de Jacques Prévert, "toutes les femmes sont vierges chaque matin, après l’amour". Entre Paris et moi, toute ma vie, ce sera une belle histoire d’amour, même si au fil du temps j’aurai le sentiment qu’à trop vouloir mettre la ville Lumière aux normes, on finira par la transformer en lieu de consommation pour touristes. Les Halles de Baltard, comme si elles savaient qu’elles vivaient leurs dernières années dans le ventre de Paris, exhalaient en offrande matinale leurs senteurs, leurs couleurs, leurs clameurs dans cette aube frisquette. Les derniers noctambules, bourgeois encanaillés avec leurs Belles de nuit, immortalisés au cinéma par Jean Gabin dans Voici venu le temps des assassins, y croisaient les laborieux de l’aube, camionneurs, livreurs, marchands, manœuvres, tâcherons, chiffonniers, restaurateurs, cafetiers, travailleurs du Livre, et les pauvres occupés en fin de marché à récupérer les surplus alimentaires dont ils feraient leur casse-croûte.

Deux sociétés se croisaient sans se voir vraiment, conférant à ce moment éphémère une dimension onirique, la lune et le soleil s’entre-apercevant comme dans la chanson de Charles Trenet, dans un halo entre chiens et loups. Ce quartier si parisien, haut en couleurs, en accents divers, en personnages atypiques, je le connaissais bien pour y avoir travaillé lorsqu’étudiant, pendant les vacances, j’étais employé à décharger des camions d’huîtres puis à ouvrir, en essayant de ne pas me couper les doigts engourdis par le froid, les mollusques dont les acheteurs, grossistes et restaurateurs, voulaient s’assurer de la fraîcheur.

Juché sur ma bicyclette comme sur un trône, j’étais heureux et fier comme un jeune coq de la chance d’être journaliste dans la troisième agence de presse du monde !

Le desk éco ouvrait impérativement à cinq heures. Il convenait d’arriver plus tôt pour vider les montagnes de mégots accumulés dans les cendriers, jeter les cadavres de quelques bouteilles abandonnées par les collègues de la veille, ramasser les longs rouleaux de dépêches tombés des téléscripteurs au cours de la nuit, traiter les informations, les traduire éventuellement, les réécrire pour les mettre en forme, les taper, puis les transmettre aux ouvriers du livre qui, à leur tour, les saisissaient, les transformaient en longues bandelettes blanches poinçonnées comme les anciens billets de métro, avant que l’information ainsi vérifiée, sourcée, traitée, soit distribuée aux abonnés du monde entier.

Quel sentiment de puissance et de modestie à la fois ! Le jour ne s’était pas levé et déjà les premiers journaux radio, d’Europe 1 en particulier, qui proposait alors un journal économique et financier matinal, reprenaient nos dépêches. C’était un travail de l’ombre qui n’avait rien en commun avec l’image des intrépides globe-trotter parcourant le monde et moins encore avec les présentateurs-animateurs des journaux télévisés que nous, les soutiers de l’info, considérions avec crânerie comme des speakerines !

Réécrire le travail des autres dans les sous-pentes obscures de l’Agence. Produire de temps à autres des éclairages dans lesquels ne devait jamais transparaître la moindre opinion personnelle du rédacteur. Informer mais pas commenter. Tels étaient les Commandements des agenciers, une véritable Table des lois, détaillés dans un petit livre à la couverture brune remis à chaque nouveau collaborateur et qu’enseignaient les anciens.

Un travail de coolie de l’information en même temps qu’une mission de confiance. Discipline obligeant à la modestie et à l’humilité, puisque nous ne signions jamais nos dépêches et articles, à l’exception de nos initiales permettant de retracer leur parcours en cas de difficultés. Notre magistère s’apparentait davantage au travail méticuleux des moines copistes ou à celui des tailleurs de pierre qui ne signaient quasiment jamais leur œuvre, que le travail collectif, petit à petit, transformait en cathédrale. Dépêche après dépêche, nous apprenions l’art d’un métier qui a ses exigences, ses règles, son éthique, trop souvent oubliées.

Ce travail, comme tout apprentissage, était contraignant et même parfois ingrat. Je le vivais avec bonheur comme j’avais vécu ma longue période d’apprentissage puis de compagnonnage maçonnique. Avec la légèreté de Jacques Tati dans Mon oncle, j’arrivais aux aurores à l’AFP dont le bel immeuble de verre, symbole d’une presse libre, défiait le Palais Brongniart au cœur de la place de la Bourse, style corinthien, temple de la puissance de l’argent. L’ingratitude de ma tâche n’ôtait rien à mon enchantement. Je l’accomplissais avec rigueur, attendant comme les autres jeunes rédacteurs, le moment où il me serait proposé de passer de l’autre côté, le Saint des Saints de la Maison.

Après un an et demi environ de cet apprentissage au desk, la porte s’ouvrit enfin et je passai au reportage. Je l’appris curieusement, non par la direction ou par mon rédacteur en chef, mais par un élu du personnel, les syndicats étant consultés sur les nominations et promotions.

Le responsable de la section du principal syndicat des journalistes, un certain J., dont le bureau se trouve à deux pas du desk où je travaille, me propose d’aller échanger quelques mots dans le couloir. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sans détour, il me demande si je suis FM.
- Qu’est-ce que tu veux dire par FM ? François Mitterrand ?
- Mais non, tu comprends bien ! Je te demande si tu es franc-maçon !
Je suis un peu estomaqué par la curiosité indélicate de mon collègue qui appartient à cette catégorie de journalistes en fin de carrière, démobilisés, qui s’ennuient dans un placard et consacrent beaucoup de temps à monter des cabales
- Pourquoi veux-tu savoir cela ?
- Les représentants syndicaux viennent d’être informés des nominations et promotions. Tu es nommé au reportage économique. Le rédacteur en chef, Marc Paillet est connu comme Franc-Maçon et vous vous tutoyez, alors je me suis demandé si tu étais de cette Fraternité …Sous-entendu, ta promotion tu la dois à ton appartenance !

L’uppercut fait son effet. Ainsi donc l’antimaçonnisme est-il une réalité ! Ce collègue que je prenais pour un copain parce que syndicaliste comme je l’étais moi-même dans une autre organisation, sous-entendait qu’une éventuelle promotion était le fruit de combines. Il aurait tout aussi bien pu incriminer mon engagement dans une autre boutique syndicale. Comme si la qualité et le sérieux de mon travail ne suffisait à légitimer cette promotion ! Je compris ce jour-là que, contrairement à un préjugé tenace, être franc-maçon ne me vaudrait pas d’avantages et moins encore de privilèges mais en revanche légitimerait aux yeux de certains méfiance, jalousies et phobies. De ce jour je décidai d’assumer publiquement mon appartenance à la Franc-Maçonnerie. En levant le secret de mon appartenance j’imaginais combattre les raisons d’un préjugé. Il n’en fut rien. L’antimaçonnisme, comme l’antisémitisme, comme le racisme, n’ont pas besoin de raison pour libérer leur haine, leur peur de l’autre.

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