Note de lecture

Travail social : des pistes pour un destin commun

par Pierre Baracca, docteur en sociologie, chercheur associé au CERLIS à Paris 5-Paris 3. 15 mars 2018

Guylain Chevrier (dir.), Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, 2017, 270 p.
Auteurs : Jean-Louis Auduc, Ghaleb Bencheikh, Abdennour Bidar, Gilles Bouffin, Jean-François Chalot, Guylain Chevrier, Claude Gabriel Ruche, Alain Seksig, Annie Sugier.

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L’ouvrage collectif Laïcité, émancipation et Travail social, à l’initiative de BUC Ressources [1] et sous la direction de Guylain Chevrier [2], a le mérite de présenter clairement et rapidement au lecteur ce qu’est la laïcité, à savoir la liberté de conscience et la liberté de culte dans les lieux dévolus à cet effet, et ce qu’elle n’est pas, à savoir une opinion ou "l’anti-religion". Ce en quoi elle garantit davantage les libertés et la démocratie que tout régime de tolérance, qui n’est jamais qu’une concession révocable à tout instant par le dominant tolérant. Il permet aussi d’appréhender facilement par quel processus historique lent de maturation la notion de laïcité s’est construite pour se constituer avec la Loi de 1905, laquelle sépare l’Etat d’avec les Eglises, retire aux Eglises le pouvoir de contrôler le politique pour que "les lois ne soient plus le produit des exigences religieuses", et transfère ledit pouvoir politique aux citoyens faisant du coup peuple. Parce qu’il se réfère en permanence au terrain, ce livre offre une somme d’informations juridiques relatives aux applications de la laïcité face à des situations nouvelles, notamment dans les mondes du travail social. C’est pourquoi il est un outil de réflexion pour les professionnels et cadres du travail social en vue d’"inventer au quotidien des réponses individualisées" pour "l’émancipation de celui qui est appelé à devenir sujet de sa propre existence" [3], à savoir l’usager.

Pour ce faire, le livre interroge la question de la nécessaire neutralité philosophique et religieuse des personnels du travail social que permet d’assurer le principe de laïcité. De chapitre en chapitre, cette posture professionnelle est revendiquée par respect des usagers et donc par déontologie. Ainsi, au travers de situations concrètes rencontrées, sont d’abord pointées deux attitudes que le travailleur social se doit d’éviter : le risque de prosélytisme qui l’éloignerait de la distance éducative requise dans l’exécution des missions qui lui sont confiées, et l’éventualité d’un regard de sa part qui le conduirait à assigner mécaniquement les usagers à une communauté d’appartenance présupposée, à ses valeurs et normes différentialistes, ce qui l’amènerait à les enfermer dans un statut de sujets d’un groupe, alors que la République laïque française ne reconnaît que des individus auxquels elle garantit la liberté et l’autonomie dans le cadre des lois. Cette neutralité des professionnels est aussi revendiquée pour assurer une égalité de traitement des usagers dans la diversité des institutions explorée par le livre, comme les ESSMS (Etablissements et Services Sociaux et Médico-Sociaux), les Clubs de prévention participant de l’Aide sociale à l’enfance, les Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS), les établissements privés associatifs, les services municipaux, les services publics de l’Etat, les structures d’aide à l’accompagnement et aux soins à domicile. Ce qui est fait, en tenant compte d’une part des lois, du cadre juridique, du cadre réglementaire qui sont présentés et analysés, et, d’autre part, des parcours de vie divers des usagers, l’égalité devant des droits fondamentaux ne signifiant d’ailleurs nullement l’égalitarisme et son nivellement des différences.

Le livre aborde un autre registre du travail social, celui de l’animation sociale et socioculturelle, notamment au niveau communal. Face aux dérives municipales pouvant mener à l’embauche d’animateurs recrutés parmi les caïds des quartiers (politique des "grands frères") et au financement d’associations communautaristes et religieuses dans l’espoir d’acheter la paix sociale [4], est affirmé le besoin de recourir à des professionnels formés et n’affichant pas une appartenance idéologique, religieuse ou politique, en somme œuvrant dans le respect de la laïcité pour impliquer réellement les habitants des quartiers populaires et leurs associations dans la construction de la politique de la ville. Et, ce, "pour reconquérir les quartiers oubliés de la République" en associant étroitement laïcité et égalité sociale afin de faire reculer la précarité matérielle et culturelle, de lutter contre les discriminations. Il s’agit d’assurer l’égalité en se demandant si elle doit être égalité entre les différences identitaires communautaires à sacraliser et commémorer, comme le revendiquent les théories et politiques multiculturalistes dans le monde anglo-saxon, qui divisent les classes populaires selon l’appartenance à telle religion, origine, ethnie, ou égalité des individus en droit qui permet de les unir, pour conquérir une égalité socio-économique capable de les sortir des difficultés de la vie engendrées par la lutte des classes. Les valeurs d’utilité sociale et d’intérêt général du travail social sont aussi porteuses de cet enjeu.

Ce livre interroge théoriquement et concrètement, dans différents chapitres, la question de la laïcité face au surgissement de l’islam ou des islams et, notamment, des lectures et pratiques intégristes de ces islams avec leurs incidences sur la vie quotidienne des populations musulmanes ou non, et sur le fonctionnement d’institutions publiques ou privées dans lesquelles les travailleurs sociaux se trouvent confrontés à des exigences nouvelles par rapport au cadre juridique et réglementaire en place. Pour éclairer les professionnels sur ces enjeux sociaux et sociétaux autour de l’islam en France, il a été fait appel à deux intellectuels connaisseurs du sujet. D’abord l’auteur de la Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar, qui réfléchit sur "l’ignorance de l’Occident sur l’islam, mais aussi sur l’ignorance de l’islam sur lui-même" [5], à savoir ce que l’auteur nomme les "maladies chroniques" de l’islam : son "impuissance à instituer des démocraties durables", son "impuissance à séparer suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l’autorité de la religion", son incapacité à ne pas régir de façon totalitaire toutes les dimensions de la vie sociale, son incapacité à accepter la liberté de conscience vis à vis des autres religions et de l’athéisme, "ses difficultés à améliorer la condition des femmes dans le sens de l’égalité". Quant à Ghaleb Bencheikh, président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, il cherche les raisons de la "prolifération des thèses radicales" issues du wahhabisme ou de la mouvance des Frères musulmans et passe au crible de l’analyse critique "la position anti-amalgame" s’évertuant à nier toute relation directe entre le terrorisme et l’islam. Aux professionnels de méditer, avec la laïcité et les outils fournis par le livre, sur ces deux prises de position qui révèlent une contradiction entre une aspiration à la liberté de la part de nombreux musulmans et les injonctions intégristes ou coutumières qu’ils subissent et intériorisent comme "la" norme musulmane.

Une autre dimension de l’ouvrage cherche à interpeller les travailleurs sociaux et, d’ailleurs, tout lecteur sur la question de l’égalité femmes-hommes. Il leur est montré, textes à l’appui [6], que toutes les religions du monde pratiquent l’infériorisation et le mépris des femmes. D’abord parce que "Dieu est masculin" [7]. Mais aussi parce que la sexualité est au cœur du problème : "Les mâles islamiques qui ne tolèrent les femmes que voilées n’ont rien à envier aux Pères de l’Eglise, qui ne voyaient dans la femme qu’une tentatrice en puissance" [8]. C’est à ces représentations religieuses de l’infériorisation féminine qui interagissent avec la domination masculine patriarcale inhérente à presque toutes les cultures et sociétés, qu’ont affaire les personnels du champ du Travail social dans le quotidien de leurs missions. C’est pourquoi les auteurs les invitent à ne pas perdre de vue que la laïcité est le seul cadre politique d’émancipation pour traiter les femmes à égalité avec les hommes, pour établir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, pour mettre fin à l’invisibilité des femmes dans l’espace public.

Pour parachever cette démarche, on donne en quelque sorte la parole aux étudiants, qui témoignent de situations qu’ils ont vécues lors de leurs différents stages. Elles confirment largement la nécessité de faire retour sur la laïcité comme principe certes, mais aussi comme valeur partagée par les professionnels, donnant toujours la priorité à la liberté de conscience de l’usager au regard de toute autre considération et donc, à l’autonomie de la personne.

En somme, la diversité des interventions et témoignages réunis dans cet ouvrage révèle la problématique multiforme à laquelle se confronte le travail social aujourd’hui. "Il y a, derrière cette démarche, conclut Guylain Chevrier, la volonté de dégager des pistes pour penser la façon dont un destin commun peut s’écrire ensemble". Donc un livre à lire, à relire et à travailler, que l’on soit travailleur social ou simplement un lecteur curieux.

Pierre Baracca

[1BUC Ressources est un campus de formation supérieure et continue, de recherche et de documentation pour les étudiants, les professionnels et cadres du Travail social.

[2Guylain Chevrier, Docteur en histoire, formateur en travail social, chargé d’enseignement à l’université, ancien membre de la mission Laïcité du Haut Conseil à l’Intégration.

[3Lydie Demêmes-Perceval, chapitre "Liberté de conscience : la condition de l’émancipation".

[4Cf. p 209.

[5Cf. p 184.

[6Textes émanant tant de la catholicité que des mondes de l’islam ou de la judaïcité.

[7Cf. p 141.

[8Cf. p 140.



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