Revue de presse

Stéphanie Roza : L’islamisme "met totalement en question l’héritage des Lumières, dont la laïcité fait partie" (L’Express, 10 juin 21)

Stéphanie Roza, chercheuse au CNRS, auteure de "La Gauche contre les Lumières" (Fayard). 14 juillet 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

Propos recueillis par Claire Chartier

"On les aime ou on les déteste : les Lumières reviennent comme un leitmotiv ces derniers temps au détour des incessantes controverses animant notre débat public. Les uns les convoquent pour rappeler nos fondamentaux rationalistes et progressistes, les autres pour dénoncer leur universalisme supposément aveugle aux identités et réservé à l’homme "blanc". Le tout dans un étonnant renversement idéologique qui voit une partie de la gauche contester le creuset dont elle a surgi, et une droite radicale défendre ce qu’elle a jadis passionnément abhorré. Chercheuse au CNRS et auteure de La Gauche contre les Lumières (Fayard), Stéphanie Roza décrypte ce paradoxe symptomatique d’une époque où le progrès ne convainc plus.

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L’Express : De Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, la référence aux Lumières est devenue un incontournable de l’argumentaire politique. L’un des derniers exemples en date est Stanislas Guerini, le délégué général de LREM, qui s’est offusqué de la présence d’une suppléante voilée sur une liste de son parti à Montpellier pour les régionales. Que pensez-vous de ce retour de flamme pour le progressisme du XVIIIe ?

Stéphanie Roza : Il y a une certaine logique à ce que LREM cite les Lumières ; ce parti s’inscrit dans la mouvance libérale, et le libéralisme est lui-même issu de la pensée du XVIIIe siècle. Lorsque cette référence est utilisée à droite et à l’extrême droite, en revanche, on peut davantage parler d’une captation d’héritage, puisque la tradition conservatrice est anti-Lumières et contre-révolutionnaire. Quand Marine Le Pen brandit l’idéal universaliste face à l’Unef et ses réunions non mixtes, en semblant adopter le point de vue de l’antiracisme universaliste tandis que la gauche apparaît, elle, discriminatoire, la récupération est évidente. Et l’inversion des positions, étonnante.

Les Lumières sont aussi fréquemment évoquées pour défendre la laïcité, ce qui était moins le cas il y a une dizaine d’années. Pour quelle raison, d’après vous ?

Cela s’explique par la place qu’a pris l’islamisme dans notre débat public. Ce mouvement à caractère théologico-politique met totalement en question l’héritage des Lumières, dont la laïcité fait partie. En 1795, le décret promulgué par la Convention sur la liberté des cultes rejetait la religion dans l’espace privé de manière encore plus radicale que ne le fit ensuite la loi de 1905, puisqu’il interdisait même aux curés de se promener en soutane hors de l’église ou de coller des affiches indiquant un lieu de culte et un horaire de messe !

Comment la gauche se retrouve-t-elle aujourd’hui, du moins pour une partie de ses représentants, à contester les valeurs de cet héritage ?

La gauche est totalement clivée sur la question de l’universalisme, ce qui est une nouveauté historique. Jusque-là, tous les grands mouvements socialistes - même les anarchistes - s’inscrivaient dans la perspective émancipatrice des Lumières. Seuls quelques intellectuels isolés -Georges Sorel au début du XXe siècle, et dans une démarche plus esthétique, Georges Bataille dans les années 1930 - la récusaient. Depuis les années 1980 - marquées par la chute du mur de Berlin, l’échec de la relance mitterrandienne et le début de la désindustrialisation qui a érodé sa base sociale ouvrière -, la gauche est plongée dans une crise profonde.

Les militants en panne de projet sont allés chercher leurs arguments chez les intellectuels poststructuralistes et postmodernistes des années 1960-70 : Foucault, Derrida, Deleuze... Pour ceux-là, l’universalisme des Lumières est devenu synonyme de domination.

Pourquoi Foucault vous semble-t-il avoir joué un rôle décisif dans ce grand retournement idéologique ?

S’il a eu le mérite d’attirer l’attention sur des points aveugles pour la gauche, comme la prison, les asiles psychiatriques, les marges des identités sexuelles, il ne s’est pas arrêté là : il a aussi, de façon tout à fait consciente, délaissé les luttes traditionnelles de la gauche - les inégalités sociales, le féminisme, l’anticolonialisme, l’antiracisme - au motif que les grands projets d’émancipation collectifs reconduisaient les pires tentations totalitaires. Sa philosophie est un mélange d’individualisme radical et d’anti-progressisme. Elle considère le progrès humain comme une dangereuse illusion et la raison elle-même comme despotique, ce qui est très exactement la négation de l’esprit des Lumières.

Foucault s’opposait aux structures organisationnelles classiques, à la discipline collective et engageait à repenser l’action politique en se coalisant, de façon très ponctuelle, sur des objectifs précis. Sa critique radicale de la rationalité participe d’une remise en question de la réalité objective dont nous mesurons aujourd’hui pleinement les effets avec le complotisme, les fake news ou les thèses comme celles de la philosophe Judith Butler, faisant du sexe biologique une pure construction discursive. En résumé, elle donne des outils conceptuels permettant de raconter ce que l’on veut sur le réel. Foucault lui-même avait déjà fourni un exemple accablant de ce glissement avec sa série de reportages pour Le Nouvel Observateur sur la révolution iranienne, dans les années 1970.

Il n’a, dans ces articles, aucun recul sur ce qu’il voit. Lui, le promoteur des droits des homosexuels et le grand dénonciateur des structures de domination, vante la "spiritualité politique" du gouvernement de l’ayatollah Khomeini !

Elisabeth Roudinesco soulignait pourtant récemment dans L’Express que ces grandes figures de la "French theory" des années 1970 n’avaient jamais fait des identités la clef de voûte de leur réflexion, contrairement à la frange des intellectuels et militants de gauche que vous évoquez.

C’est juste, leur philosophie tirait davantage vers un hyperindividualisme que vers un identitarisme. Mais ils ont ouvert l’espace à ces politiques identitaires en sapant les bases théoriques du débat rationnel et en contestant toute structuration collective. Lorsque l’on fonde les luttes sur l’envie de chacun de résister au pouvoir, on rend de plus en plus difficile le regroupement des militants sur des bases universalistes et progressistes.

Les "décoloniaux" accusent l’universalisme d’avoir proclamé des droits de l’homme qui n’étaient en réalité que les droits de l’homme blanc. Qu’en pensez-vous ?

C’est largement faux. L’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie, ont mené une politique de colonisation sans jamais faire référence à la philosophie des Lumières. Seule la France de la IIIe République se revendiquait explicitement des Lumières, dont elle avait fait son idéologie officielle.

Rappelons aussi que celles-ci ont constitué le premier effort collectif de l’humanité pour sortir de l’ethnocentrisme européen, depuis les Lettres persanes de Montesquieu au Candide de Voltaire, en passant par Diderot.

Pratiquement tous les penseurs français de l’époque critiquaient l’esclavage. Et nulle part ailleurs dans le monde on ne trouvait une société des amis des Noirs militant pour leur émancipation. Certes, quand la première assemblée révolutionnaire proclame la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, elle ne pense pas aux Noirs des colonies. Mais en ratifiant ce texte, elle enclenche une dynamique émancipatrice. Les Noirs de Saint-Domingue ont compris la Révolution comme un signal pour se soulever.

Dès leurs débuts, les Lumières ont compté de virulents détracteurs dans la droite conservatrice. Quels étaient leurs arguments ?

En 1790, six mois seulement après la déclaration des Droits de l’homme, le philosophe irlandais Edmund Burke s’insurge en effet contre cet Homme avec un grand "H". Il n’existe pas, dit-il, il n’y a que des peuples, et ces peuples ne peuvent avoir les mêmes codes de loi. En France, Joseph de Maistre lui fait écho avec sa fameuse formule : "Je connais des Italiens, des Perses, des Russes, mais l’Homme, je ne l’ai jamais rencontré."

Ce que récuse Burke, c’est l’idée qu’il existerait des droits subjectifs, inhérents à la nature de l’homme. Pour lui, les êtres humains sont inégaux, et c’est faire preuve d’impérialisme que de vouloir leur appliquer des droits "de l’homme". A la fin de son essai sur Les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt, elle aussi, estime que l’humanité n’est pas "une idée régulatrice" mais seulement un "fait" qui ne peut fonder aucun droit. Dans cette perspective, la doctrine des droits de l’homme n’a de pertinence que pour les membres d’une certaine communauté politique. D’une manière générale, ce qui est critiqué, par les romantiques et Nietzsche au XIXe, puis par Heidegger au XXe siècle, c’est le rationalisme "abstrait" des Lumières et l’idée même de progrès.

Le nazisme a pris sa source dans cette tradition irrationaliste. Faut-il aujourd’hui repenser l’universalisme, pour en finir avec cette critique récurrente d’un idéalisme désincarné ?

Au contraire ! L’universalisme porte sur les droits fondamentaux ; quelles que soient nos caractéristiques et nos différences individuelles, chacun d’entre nous avons des droits inaliénables en tant qu’être humain.

Tenir compte des particularismes serait ouvrir la porte à un relativisme délétère, qui pourrait justifier, par exemple, que l’on défende la liberté d’expression en France et sa violation en Chine, au nom de la culture du pays de Xi Jinping.

Je ne veux pas dire qu’il faille rester aveugle aux situations spécifiques des uns et des autres. Lorsqu’une association milite pour que les femmes migrantes obtiennent des droits afin de ne pas être sous la coupe du mari qu’elles ont rejoint en France, elles cherchent à rétablir une égalité tout à fait conforme au progressisme des Lumières. Là où il y a un problème, c’est lorsque des militants exigent des droits spécifiques. Une société respectueuse des droits de l’homme accepte que chacun ait son mode de vie, dans certaines limites."

Lire "Stéphanie Roza : "L’universalisme des Lumières est devenu synonyme de domination"".


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