Revue de presse

Sciences Po Grenoble. V. Tournier : « Ma colère s’est doublée d’un sentiment d’effroi » (lepoint.fr , 16 mars 21)

Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble. 24 mars 2021

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"[...] En février dernier, l’Union syndicale, seul syndicat étudiant de l’IEP, a lancé un appel à témoins sur les réseaux sociaux pour encourager les étudiants à trouver dans votre cours des preuves de votre « islamophobie ». Comment avez-vous réagi ?

Je ne savais pas que j’étais surveillé. Manifestement, pour certains étudiants, c’est l’existence même de ce cours qui semble être un problème. Voici quelques années, j’avais déjà été pris à partie par l’Unef. Un de mes collègues m’avait dit : « Mais si tu es visé par l’Unef, c’est bon signe, ça veut dire que tu penses. » Cela avait effectivement un côté amusant. Mais aujourd’hui, avec les risques sécuritaires, la situation est totalement différente. Il me semblait néanmoins que ce genre de réaction était derrière nous, surtout après l’assassinat de Samuel Paty. Du reste, le fait que l’Union syndicale ait dû lancer un appel à témoignages deux mois après la fin du cours (puisqu’il a eu lieu entre septembre et décembre, sans que les étudiants présents aient fait la moindre remarque) m’incite à penser qu’ils ont dû être terriblement déçus de ne rien avoir à se mettre sous la dent.

Lorsque j’ai appris par un étudiant, le lundi 22 février au soir, que je faisais l’objet de commentaires haineux sur les réseaux sociaux, j’ai évidemment été surpris mais je n’ai pas pris immédiatement la mesure du problème. Ce n’est que lorsque j’ai compris qu’il y avait une demande d’interdiction de mon cours par le syndicat ainsi qu’un appel public à témoignages sous l’accusation d’islamophobie que j’ai ressenti le désir de réagir. Ma colère s’est doublée d’un sentiment d’effroi face à une accusation qui, dans le contexte post-Samuel Paty, équivaut à un appel au lynchage. Nous étions le jeudi et la décision devait être votée le vendredi par le Cevi (Conseil des études et de la vie étudiante). Et le vendredi matin, je devais aller en cours. Pour moi, il était inenvisageable de faire cours avec le risque de me retrouver en présence d’étudiants qui aspiraient à supprimer mon enseignement et à mettre ma vie en danger. Le jeudi soir, j’ai envoyé un message à toutes mes classes pour inviter les étudiants concernés à quitter immédiatement mes enseignements du second semestre (et non mon cours sur l’islam, contrairement à ce qui a été dit). J’apprendrai plus tard que le syndicat a déposé une plainte contre moi pour discrimination syndicale, plainte qui a été classée sans suite. Toujours est-il que, à ma grande joie, très peu d’étudiants ont été concernés (deux à ma connaissance). Tous les autres étaient présents en cours et ont manifestement compris ma réaction. Dans les jours qui ont suivi, j’ai reçu beaucoup de témoignages d’étudiants pour me faire part du climat très malsain instauré à l’IEP par une minorité d’activistes. C’est une triste réalité que j’ai découverte à cette occasion. [...]

Les communiqués officiels ne sont pas toujours très clairs. Le conseil d’administration de l’IEP évoque par exemple son attachement au « respect des règles établies et légitimes de l’échange académique », formule très alambiquée, et appelle « au respect du devoir de réserve par les enseignant•es et les enseignant•es-chercheur•es de l’établissement ainsi que de la liberté syndicale ». Outre le recours à l’écriture inclusive, désormais systématique sur les campus, je m’interroge sur cette formule du « devoir de réserve » dont j’attends qu’on m’explique de quelle façon il s’applique aux enseignants-chercheurs. Quand on connaît l’extrême degré de politisation des universitaires, cela prête même à sourire. Pour ce qui me concerne, je n’appartiens à aucun parti, à aucun syndicat, à aucun groupe militant, et je n’ai jamais appelé à voter pour qui que ce soit, contrairement à de nombreux collègues. [...]

Vous vous intéressez depuis longtemps à l’« islamophobie ». Que pensez-vous de ce concept ?

Chacun est libre d’utiliser les mots qu’il veut, mais les universitaires ne peuvent pas faire naïvement comme si certains concepts n’étaient pas surchargés sur le plan politique. Le terme d’islamophobie pose cinq problèmes.
Il désigne des réalités très différentes puisqu’il englobe les agressions contre les personnes (ce qui est intolérable mais très rare) et les critiques de la religion musulmane (ce qui est une attitude légitime).
Deuxièmement, l’islamophobie instaure une chape de plomb intellectuelle puisqu’il crée un soupçon sur toute critique et décourage toute analyse, y compris sur le dogme islamique lui-même. Après tout, est-on islamophobe lorsqu’on pense que le Coran n’a pas été dicté par Dieu ? Ou bien lorsqu’on publie une caricature de Mahomet ? Ou lorsqu’on critique l’islamisme ? Ou lorsqu’on veut comprendre la radicalisation ?
Troisièmement, l’islamophobie oblige à amalgamer les musulmans dans un même ensemble, empêchant de tracer une ligne entre les valeurs ou les pratiques qui sont parfaitement acceptables et d’autres qui ne le sont pas.
Quatrièmement, c’est une notion qui est promue par des acteurs troubles, tant au niveau international qu’au niveau national, comme dans le cas du CCIF dont le but est visiblement de dresser une vision apocalyptique de la situation des musulmans en France afin d’empêcher l’intégration de ces derniers dans la société française et d’interdire toute réflexion sur les causes de la radicalisation.
Cinquièmement, enfin, ce terme met totalement de côté l’existence en France d’un courant islamophile qui est au moins aussi puissant que le courant critique envers l’islam. Gommer cette réalité conduit à ne rien comprendre à la situation actuelle.
Bref, pour toutes ces raisons, je pense que les conditions ne sont pas réunies pour utiliser sereinement un tel terme. [...]"

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