Note de lecture

Révolutions techno-scientifiques : la victoire de la servitude volontaire ?

par Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République 30 juin 2016

Marc Dugain et Christophe Labbé, L’homme nu. La dictature invisible du numérique, Ed. Robert Laffont-Plon, 320 pp., 17,90 €.

Luc Ferry, La révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’uberisation du monde vont bouleverser nos vies, Ed. Plon, 216 pp., 17,90 €.

Tous les clergés ne sont pas religieux. Il en est, financiers et technologiques, qui font peser sur la liberté de bien inquiétantes menaces. L’instrumentalisation des révolutions scientifiques et technologiques à des fins mercantiles ou sécuritaires, peuvent enfanter d’un monde orwellien. Edward Snowden a payé cher d’avoir levé un coin du voile sur de sinistres pratiques d’ores et déjà à l’œuvre. Il n’est que temps de maîtriser ces révolutions qui nous conduisent tout droit à une "dictature invisible du numérique" vidant la démocratie de ses principes, transformant la vie sociale et l’homme lui-même. Tel est le message alarmiste que développent deux ouvrages importants : L’homme Nu – La dictature invisible du numérique de Marc Dugain et Christophe Labbé et La révolution transhumaniste de Luc Ferry, publiés tous deux aux éditions Plon (avril 2016).

"La Révolution numérique nous dirige vers un état de docilité, de servitude volontaire, de transparence dont le résultat final est la disparition de la vie privée et un renoncement irréversible à notre liberté", écrivent Dugain et Labbé. Certes, ils ne sont pas les premiers à nous appeler à la vigilance face au détournement des NTIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, nouvelles technologies de l’information). Monique Atlan et Roger-Pol Droit avaient dans un ouvrage fort documenté tiré la sonnette d’alarme en séparant les immenses espoirs soulevés et les non moins immenses dangers encourus (Monique Atlan et Roger-Pol Droit, Humains : une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies, Ed. Flammarion, jan. 2012). Mais l’originalité de ces nouveaux livres tient au fait qu’ils soulignent les risques que les Big data, l’intelligence artificielle, la robotique, les imprimantes 3D, l’hybridation homme/machine, font peser sur nos démocraties et sur l’homme lui-même.

A l’origine, l’objectif des big data était d’améliorer la vie des hommes en débarrassant le monde de son imprévisibilité, d’en finir avec la force du hasard. Mythe prométhéen ! A l’usage, le raisonnement aléatoire disparait progressivement au profit d’une vérité numérique qui se donne à voir comme apolitique, dégagée des idéologies, neutre. Cette "vérité" serait démocratique dès lors qu’elle est fabriquée à partir de données personnelles que 95 % des utilisateurs d’internet acceptent de céder sans savoir qu’ils participent d’un immense mouvement de servitude volontaire.

Pourtant, il ne s’agit pas d’une sorte de référendum permanent mais d’une gigantesque machine de contrôle et d’aliénation. En cochant la notice "acceptez-vous les conditions générales d’utilisation", nous donnons implicitement notre accord pour renseigner directement "le fichier" sur nos goûts, nos appétences, nos contacts, nos achats, nos opinions, pour nous enfermer dans des entonnoirs. Nous recevons des informations que nous n’avons pas demandées, ciblées en fonction de notre "profil", de notre image identitaire. "C’est une partie de nous-même qui nous est volée, notre empreinte numérique, écrivent Dugain et Labbé. "C’est notre propre identité qui est désormais en jeu", corrobore Ferry. Au fond, ce qui est en cause, c’est le libre-arbitre, tout relatif qu’il soit.

Formidable outil, ces technologies sont menaçantes par la concentration de ces informations entre les mains de quelques mastodontes numériques, tels Apple, Microsoft, Google, Facebook, Amazone qui concentrent plus de 70% de ces informations générées par les individus connectés et imposent leurs intérêts aux Etats.

On saisit l’effet massification quand on sait que depuis 2010, l’humanité produit autant d’informations en deux jours qu’elle ne l’a fait depuis l’invention de l’écriture, il y a 5300 ans, et que 98% de ces informations sont consignées sous forme numérique. "La transparence totale s’apparente à une nouvelle forme d’Inquisition". "Nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de la surveillance totale. La vie privée est devenue une anomalie", expliquent Dugain et Labbé.

Premiers utilisateurs de ces nouvelles technologies, les services de renseignement auxquels elles sont devenus indispensables dans la lutte contre le terrorisme. Les maîtres du big data ont scellé des liens avec le milieu du renseignement et il est désormais impossible d’échapper à une surveillance ciblée.

Mais il ne s’agit pas toujours, il s’en faut de beaucoup, de lutter contre des forces obscurantistes. Ainsi les Américains ont-ils mis en place un système d’écoute généralisée à toute la planète, écrivent Dugain et Labbé. Depuis 2008 une agence américaine, grâce à un logiciel d’intrusion, peut télécharger des fichiers contenus dans les smartphones, consulter les SMS, les carnets d’adresses, l’agenda, écouter les messages téléphoniques, activer le microphone et la caméra. Même lorsque l’iPhone est débranché, nous demeurons sous l’œil du grand Inquisiteur ! D’ores et déjà des caméras intelligentes installées dans nos rues et, demain, embarquées sur des drones urbains, permettront de surveiller les populations. L’interconnexion de toutes les informations recueillies, sécuritaires, bancaires, de santé, professionnelles, officiellement protégées, bouleverse l’espace de nos libertés. Marc Dugain, par ailleurs auteur de romans politiques, en connaît un rayon sur le sujet. Mais cette fois il ne s’agit pas du tout de fiction ! Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont ainsi été espionnés par le système Echelon, comme l’avait révélé Wikileaks, lanceur d’alerte fondé par Julian Assange.

Autre menace développée dans les deux ouvrages : le lien entre ces technologies et le transhumanisme, financé par les big data, qui reprend à son compte les idéologies de l’homme supérieur. Cette fois il ne s’agit pas d’affirmer la supériorité d’une "race" mais de créer un "Homme 2", hybride de l’homme et de la machine, émancipé de toutes les maladies, réparable, aux capacités intellectuelles démultipliées par "l’implémentation" de son cerveau sur l’ordinateur et l’intelligence artificielle. La sélection des hommes pourrait devenir la règle, les parents pouvant choisir les caractéristiques physiques et mentales de leurs enfants. Le processus est en cours.

De Pic de la Mirandole jusqu’à Concordet s’était imposée l’idée d’une perfectibilité infinie de l’être humain. Mais désormais, s’agit-il d’être humain ou d’une chimère digne du Docteur Mabuse ? Luc Ferry dénonce cette révolution qui propose ni plus ni moins qu’une "nouvelle humanité" qui n’aurait plus rien de son humanité.

D’ores et déjà se met en place une normalisation de l’homme avec la mise en place de "wearables", capteurs connectés que l’on portera sur soi pour prendre des mesures en permanence : calories avalées, rythme cardiaque, tension artérielle qui permettront de suivre, d’anticiper la santé. On imagine les progrès potentiels en matière de médecine préventive. Mais écrit Luc Ferry, de telles possibilités pourraient conduire à une normalisation, à la stigmatisation de comportements déviants et subordonner l’accès aux prestations sociales à des référents. Des assureurs américains ont déjà expérimenté cette possibilité en proposant des primes aux "bons élèves". Les variations de l’état psychique seraient prises en compte et certains songent à anticiper les comportements humains en mettant en place un "délit d’intention criminelle".

"Mieux que Big Brother, ce serait Big Mother, une dictature douce où le contrôle total des individus se réalise non pas contre leur volonté mais avec leur consentement tacite" suggèrent Dugain et Labbé.

Les conséquences de la troisième révolution industrielle pourraient également être lourdes au plan social. On sait aujourd’hui que la destruction de postes de travail, induite par la révolution numérique et “l’ubérisation”, n’est pas compensée par la création de nouveaux emplois.

Pour Luc Ferry, "c’est une formidable lame de fond ultralibérale, tout à la fois dérégulatrice et vénale, qui se profile à l’horizon, les nouvelles applications marchandisant ce qui ne l’était pas encore au profit d’une visée hypercapitaliste". Sera-ce la fin du travail et de ses contraintes réglementaires avec la marginalisation de 80% de la population, définitivement sans-emploi, auxquels serait attribué un revenu minimum en échange d’une concentration des richesses dans des zones protégées ? interrogent Dugain et Labbé. Que restera-t-il du lien social dès lors que l’Etat constitue l’ennemi à abattre et que les big data voudraient lui substituer une "gouvernementalité algorithmique". La cybernétique s’imposera-t-elle comme un nouvel art de gouverner effaçant l’homme dans le processus de décision ? s’interroge Luc Ferry.

Pour les big data, "la démocratie est obsolète, tout comme ses valeurs universelles". Dans leur idéologie, "la réalité chiffrée s’impose à la réalité. L’image du réel prend le pas sur le vécu. Ce qui prime, c’est l’hologramme de la vie. Voici le règne du toc, l’ère du faux où rien n’est authentique, ni le décor, ni soi-même", estime le philosophe.

"La démocratie n’est pas attaquée de l’extérieur. "C’est de son propre mouvement qu’elle produit le contraire des promesses d’autonomie et de liberté qu’elle faisait à l’origine" aussi est-il "indispensable que le citoyen redevienne le centre de gravité" et que "le politique ne se défausse pas vers des comités seulement issus de la société civile", conclut-il.

Aujourd’hui plus qu’hier, la servitude volontaire constitue la pire des aliénations. Dugain et Labbé nous rappellent qu’Ulysse refuse l’immortalité pour conserver son humanité. La nymphe Calypso qui veut le garder près d’elle, lui offre ce qu’aucun humain n’a jamais eu, la jeunesse éternelle. Mais le héros des Grecs refuse d’être embastillé dans un éternel présent. En choisissant la finitude, en refusant l’hybris de l’immortalité, Ulysse sauve son identité dont la faiblesse fait la force.

Ce ne sont bien évidemment pas les découvertes des sciences et des techniques qui sont mauvaises. C’est ce que les hommes en font. Il est urgent de nous doter des moyens juridiques et politiques pour maitriser ces progrès et les mettre au service de la démocratie.

Patrick Kessel



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