Revue de presse

« Quand le politiquement correct réécrit les classiques » (Le Figaro, 9 jan. 18)

11 janvier 2018

"« L’idée m’a été suggérée par le directeur du théâtre, qui voulait que je trouve un moyen pour ne pas faire mourir Carmen. Il estime qu’à notre époque, marquée par le fléau des violences faites aux femmes, il est inconcevable qu’on applaudisse le meurtre de l’une d’elles. » Voilà comment Leo Muscato, metteur en scène italien, a justifié la réécriture de la fin de Carmen à l’opéra de Florence. Dans sa mise en scène contemporaine, qui se déroule dans un camp de Roms, la jeune Bohémienne n’est plus tuée par le brigadier Don José fou de jalousie, mais appuie sur la gâchette et supprime son agresseur.

Exit le moteur même de l’œuvre de Georges Bizet, inspiré d’une nouvelle de Prosper Mérimée qui disait lui-même avoir puisé sa source dans les tragédies grecques. Pas d’universalité de la tragédie qui tienne pour les déconstructeurs : l’hubris passionnelle est réduite aux catégories sociologiques contemporaines d’un « féminicide ». « Carmen a été écrit il y a cent cinquante ans, dans un contexte culturel différent. Les temps changent, explique au Telegraph Paolo Klun, le directeur du Teatro del Maggio Musical. « Il y a dans certains opéras du XIXe une manière de traiter les personnages féminins qui, dans certains cas, n’est plus acceptable aujourd’hui », a renchéri le directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py.

Faut-il également réécrire Othello (encore un rôle négatif incarné par une personne non blanche, pourrait remarquer le CSA) alors que ce maure jaloux tue Desdémone ? Antigone emmurée par Créon ? Iphigénie sacrifiée par Agamemnon pour plaire aux dieux ? Certes, ce n’est pas la première fois qu’une œuvre théâtrale subit les assauts du politiquement correct. On ne peut plus se rendre à l’opéra sans voir les classiques réinvestis d’une charge contemporaine contre le racisme ou la lutte contre les discriminations. Mais les attaques féministes contre les œuvres ont pris une tournure particulière depuis la campagne mondiale contre le harcèlement lancée par l’affaire Weinstein en octobre dernier.

Un jour, c’est une mère de famille britannique qui réclame que le conte La Belle au bois dormant soit expurgé des programmes scolaires au motif que le jeune prince embrasserait la princesse sans son consentement, ce qui alimenterait dans l’imaginaire collectif une « culture du viol ». Un autre, c’est l’universitaire Laure Murat qui écrit dans Libération sa consternation après le revisionnage du film Blow-up, chef-d’œuvre d’Antonioni dont le héros principal est un jeune photographe n’hésitant pas à molester ses modèles féminins. Elle dit son profond malaise quant à la « façon odieuse et continue dont sont représentés les rapports entre les hommes et les femmes » dans ce film désormais « inacceptable » et cite l’historien Régis Michel : « L’art d’Occident ne sait parler de sexe que sur un seul mode : la violence. »

Ce genre d’initiatives se multiplie, à tel point que l’Observatoire de la liberté de création, crée en 2003 pour défendre la liberté artistique contre des associations dites réactionnaires souhaitant protéger l’enfance de la pornographie, s’inquiète désormais d’une « nouvelle forme de censure venue d’associations féministes et antiracistes ».

Dans un savoureux roman paru à l’automne, L’Homme surnuméraire (Rue Fromentin), l’écrivain Patrice Jean imaginait la reconversion professionnelle de Clément, passionné de littérature au chômage, embauché dans une maison d’édition pour accomplir une tâche étrange : récrire dans la collection « Littérature humaniste » les grands classiques en les expurgeant de tout propos « nauséabond » raciste, misogyne ou homophobe. « Aujourd’hui, le racisme social de Molière est archaïque, on ne peut plus mettre en scène des paysans parlant le patois pour se moquer d’eux, c’est vraiment abject, lui explique l’éditeur en charge du projet. On ne peut plus se permettre d’éditer des pages qui bafouent l’humanité. » Ces lignes qui relevaient de la fiction en septembre semblent peu à peu devenir réalité.

Georges Steiner, dans son célèbre essai Extraterritorialité, s’interroge sur les rapports entre le mal et la création artistique. Il répondait à Jean-Paul Sartre, qui, dans Qu’est-ce que la littérature ?, affirmait qu’il était impossible d’écrire un bon roman faisant l’apologie de l’antisémitisme. Steiner contestait cette vision platonicienne, rappelant qu’on pouvait, hélas, tout à fait écouter Bach et lire Pouchkine puis se lever tous les matins pour accomplir sa sinistre tâche à Auschwitz. Les œuvres d’art ne sont pas là pour nous édifier mais pour traduire de façon universelle la dualité tragique de toute existence humaine, déchirée entre l’aspiration au bien et la tentation du mal. Pour le reste, la littérature est enfant de bohème, elle n’a jamais, jamais connu de loi."

Lire "Eugénie Bastié : « Quand le politiquement correct réécrit les classiques »".



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