Revue de presse

"Pornographie : quand les obsédés dirigeaient la France" (A. Fischetti, Charlie Hebdo, 18 nov. 20)

22 novembre 2020

[Les éléments de la revue de presse sont sélectionnés à titre informatif et ne reflètent pas nécessairement la position du Comité Laïcité République.]

"Dans le Charlie des années 1970, c’était surtout le sexe qui faisait scandale. Dans celui d’aujourd’hui, c’est la religion qui condamne à mort. On est passés du cul au visage du Prophète, mais au fond, ce sont toujours les mêmes ressorts qui animent les censeurs.

Par Antonio Fischetti

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On sait que L’Hebdo Hara-Kiri a été interdit pour cette fameuse « une » à propos de la mort du général de Gaulle : « Bal tragique à Colombey – 1 mort ». Le vrai motif était évidemment politique, mais pour parvenir à ses fins, le pouvoir gaulliste s’est saisi d’un prétexte… purement sexuel. En effet, il brandit la loi du 16 juillet 1949, qui interdit « les publications de toute nature présentant un danger pour la jeunesse en raison de leur caractère licencieux ou pornographique ». Il suffisait donc d’un morceau de sein ou de fesse pour interdire une revue. Les magistrats n’ont pas raté l’occasion, en invoquant la présence d’un dessin de Willem, en pages intérieures, qui montrait des corps dénudés (comme ce pervers de Willem sait le faire), mais qui n’avait choqué personne à l’époque. L’hypocrisie était d’autant plus manifeste que cette loi n’était utilisée que pour la presse, comme le soulignait Cavanna dans son édito du numéro 2 de Charlie Hebdo, le 23 novembre 1970 : « Et puisqu’on tient tant à préserver nos chers petits, pourquoi n’interdit-on pas ­l’étalage des slips, soutien-gorge et autres lingeries aux devantures  ? »

Deux poids, deux mesures, donc, mais les censeurs d’alors n’en étaient pas moins de purs obsédés sexuels. Rien qu’entre 1968 et 1974, Raymond Marcellin, alors ministre de l’Intérieur, a fait interdire près de 600 publications. Au vu de leurs titres (Anal Masturbation, Sélections du strip-tease, ­Nympho, ­Lesbex…), on comprend que les érec­tions qui menaçaient la société n’étaient déjà plus celles des barricades.

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Ce n’était plus les pavés qui ­volaient, mais les petites ­culottes. Après la ­pilule contraceptive, en 1969, il y eut le déferlement des films pornos à partir de 1974, et à la fac, les garçons avaient enfin le droit d’entrer dans les résidences de filles. En réaction, l’ordre moral ne manquait pas de défenseurs. On mettait un carré blanc à la télé pour indiquer les films dangereux pour la jeunesse, comme… La Femme du boulanger, de Marcel Pagnol, ou Hôtel du Nord, de Marcel Carné  ! En plus de Raymond Marcellin, les chevaliers de la lutte contre la « perversité morale » avaient trouvé leur icône en la personne de Jean Royer, maire de Tours, qui interdisait les films érotiques et les pubs pour les collants dans sa ville.

Et dans tout ça, il y avait Charlie. Moi, j’étais gamin, et ce qui me poussait à l’acheter, c’était d’abord l’esprit de 68, qui a irrigué toutes les années 1970. Devant les images de barricades à la télé, je rageais d’être trop jeune pour balancer des pavés. Alors, quelques années plus tard, je me défoulais en achetant Charlie. Il était encore permis de rêver d’une société meilleure, et ce journal permettait d’intégrer la communauté des potes qui partageait les mêmes révoltes : contre la société de consommation, la pollution, les guerres, l’autorité, bref, la connerie sous toutes ses formes.

Mais pour nous, ados, le bouillonnement politique de l’époque entrait en résonance avec un autre bouillonnement, plus intime : celui des hormones. Or, dans Charlie, il y avait du cul. Et c’est loin d’être anecdotique. Car les discours politiciens n’étaient pas vraiment sexy (ça n’a pas changé aujourd’hui). Difficile de bander sur le programme commun de la gauche avec Marchais et Mitterrand. Pas plus avec les gauchistes, trotskistes ou maoïstes, qui n’étaient pas très décontractés du gland. Pourtant, la révolution n’était-elle pas sexuelle  ? C’est du moins ce que j’avais lu dans Wilhelm Reich et Herbert Marcuse.

Donc, même si on n’achetait pas Charlie que pour le sexe, on l’achetait aussi pour ça (en tout cas, je parle pour moi). Évidemment, pour le cul proprement dit, il y avait mieux : bien avant la VHS et Internet, les revues cochonnes circulaient allègrement dans les cours de récré. Or, là-dedans, le sexe était peut-être excitant, mais pas drôle, alors que dans Charlie, il était à la fois politique et marrant.

Frissonner sur les petites nanas coquines de Wolinski, cela participait de la même pulsion révolutionnaire contre l’ordre établi (combien d’ados ont connu leurs premières branlettes avec la pulpeuse Paulette, héroïne de Charlie Mensuel  ?). Même éclat de rire rebelle, avec les burnes dépassant du slip du Gros Dégueulasse de Reiser, ou les bonnes sœurs en porte-­jarretelles de Siné. Ou quand Gébé dessinait, en 1974, un ­Giscard avec un crâne en forme de couilles, surmonté de la légende « Tête de nœud président » : rien de mieux pour se moquer du candidat des fils de riches du collège  ! Je me souviens aussi, en 1978, de la couverture de Reiser intitulée « Élisez une papesse, bande de cons  ! », avec une femme à poil coiffée d’une mitre et les jambes écartées : cette foufoune mécréante nous vengeait des curés moralisateurs (quand ils n’étaient pas tripoteurs).

En plus du dessin, il y avait aussi l’écrit. Quand Cavanna racontait ses souvenirs d’enfance dans Les Ritals, il ne faisait pas l’impasse sur ses expériences avec les prostituées, et c’était les premiers textes littéraires que je lisais où le sexe n’était pas tabou, comme dans le reste de la société.

Je découvrirais bien plus tard, une fois entré à Charlie, que si le sexe était un moteur pour les lecteurs, il l’était aussi pour les membres de la rédaction. Je me souviens de Gébé racontant qu’une des raisons qui l’a mené à intégrer Charlie, c’était la possibilité d’y dessiner du sexe, jubilation inédite pour les dessinateurs de l’époque. Et j’entends encore les paroles de Siné : « Je suis obsédé par le cul, je pense qu’à ça, je le vois partout » (quant à Wolinski, ses dessins se passent de commentaires). Dans une société qui s’obstinait à cacher la sexualité par tous les moyens, Charlie était l’incarnation d’une révolution joyeuse et jouisseuse.

Et puis, au fil des ans, le sexe est devenu de moins en moins transgressif. La télé s’est mise à diffuser des films pornos à partir de 1985 (en crypté, certes, mais tout de même) et on pouvait y voir L’Empire des sens en clair à 20 h 30, de même que des crétins se balancer des nouilles dans le slip durant les talk-shows. Et comme chacun sait, n’importe quel ado peut désormais accéder à des milliers de films pornos en deux clics. Alors, quand on songe à la loi sur la protection de la jeunesse qui a fait interdire Charlie pour un bout de nichon, il y a de quoi rigoler.

En revanche, ce qui fait vraiment scandale aujourd’hui, eh bien… c’est la religion. Quand je suis arrivé à Charlie, à la fin des années 1990, c’était les cathos intégristes qui s’acharnaient contre le journal. En 1995, ils avaient tabassé Philippe Val, alors directeur de l’hebdo, à la sortie de Radio France. Rien qu’en 1998, 10 procès ont été intentés contre Charlie, la plupart par l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif). Et puis, en quelques années, la pression religieuse s’est déplacée du côté des islamistes, avec le 11 septembre 2001, le procès des caricatures en 2007, le cocktail Molotov en 2011, pour en arriver à l’attentat de 2015. Dans le Charlie de mon enfance, c’était le sexe qui scandalisait. Dans celui d’aujourd’hui, c’est la religion qui condamne à mort. Sur l’échelle de la transgression, Mahomet a remplacé toutes les chattes et les bites du monde.

Mais à bien y regarder, entre sexe et religion, il y a moins de différences qu’on pourrait le croire de prime abord. Les psychanalystes ont bien montré que ces deux concepts renvoient aux mêmes pulsions inconscientes. Ce n’est pas un hasard si la première chose que toutes les religions s’efforcent de réglementer, c’est la sexualité. L’enjeu est le même, la question des origines : d’où viens-je  ? où vais-je  ? L’origine du monde, c’est la fente de maman pour les athées et les amateurs de peinture, la main de Dieu pour les bigots.

Aujourd’hui, on peut dessiner une chatte impunément, mais pas un prophète. Pourtant, au fond, les censeurs n’ont pas tant changé que ça. Et, à l’époque comme aujourd’hui, Charlie appuie là où ça fait le plus mal."

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