Revue de presse

P. Manent : « Il nʼy a jamais eu de couple franco-allemand » (Le Figaro, 14 oct. 17)

Pierre Manent, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). 17 octobre 2017

Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité. Essai sur la dynamique de l’Occident, Flammarion, 2012, 432 p., 11 €.

"[...] Le président a pourtant prononcé récemment un discours qui se veut fondateur sur lʼUnion européenne. Quel regard portez-vous sur son initiative et ses préconisations ?

Jʼai lu le discours du président avec soin. Il me semble signifier le contraire du renouvellement quʼil promet. Dʼabord par la forme et le ton : il entremêle constamment les déclamations usuelles et usées sur les choses mirobolantes que nous allons faire grâce à lʼEurope avec une agressivité constante contre « ceux qui détestent lʼEurope », « ceux qui nʼont pas dʼidées », les « frileux », les « nationalistes » et « obscurantistes ». Celui qui nous parle ainsi ne prépare pas sobrement les conditions du succès, il donne les noms de ceux à qui il reprochera son échec. Le discours comporte pourtant sa minute dʼobjectivité, lorsquʼEmmanuel Macron explique sans sʼindigner pourquoi les Britanniques ont voté pour le Brexit et les Américains pour Donald Trump. Ainsi ceux contre qui il épuise le dictionnaire de la réprobation peuvent avoir sinon raison du moins leurs raisons. Il fallait partir de là.

Depuis vingt ou trente ans, le « parti européen » a tous les pouvoirs en Europe. Il a efficacement discrédité tous ceux qui critiquent la manière dont il conduit la « construction européenne » comme des ennemis de lʼEurope dévorés de « passions tristes ». Il a effrontément refusé de tenir le moindre compte des deux référendums tenus en 2005 dans deux des pays fondateurs de lʼUnion européenne. Si lʼUnion européenne aujourdʼhui est incapable de toute action un peu vigoureuse ou significative, ce « parti européen » en porte seul la responsabilité. La cause de son échec est simple : la démarche suivie fut contraire à tout bon sens politique.

Dès lors quʼon se refusait à fonder des États-Unis dʼEurope comme les États-Unis dʼAmérique avaient été fondés, par une constitution fédérale organisant des pouvoirs communs, dès lors donc que les nations européennes étaient les agents de lʼentreprise, il était vain dʼagir comme si lʼEurope pouvait devenir une république fédérale, comme si lʼempilement dʼinstitutions communes allait finir par produire au terme du processus ce que lʼon avait refusé par principe au commencement.

Le président propose une « avant-garde », elle-même entraînée par un « couple ». Cʼest continuer dans la voie fatale : nous multiplions les liens qui, au lieu de nous unir, nous divisent. Il y a déjà la zone euro et les autres. Il y aurait donc dans la zone euro lʼavant-garde et les autres. Et sans doute, dans lʼavant-garde, le « couple » et les autres. Jʼai bien peur quʼil nʼy ait déjà, dans le couple, lʼun et lʼautre. Les associations particulières entre deux ou plusieurs pays sont parfaitement raisonnables mais à condition précisément quʼelles ne comportent aucune espèce dʼinstitutionnalisation « européenne », à condition donc quʼelles se fassent sur la base de coopérations entre nations, encore une fois les seuls agents légitimes et viables de la construction européenne.

Nous dépensons beaucoup dʼefforts inutiles pour faire semblant de faire « au niveau européen » ce que nous pourrions faire réellement en acceptant de rester « au niveau » des nations européennes. Emmanuel Macron relève justement dans son discours que lʼEurope aujourdʼhui est exposée au monde, que les digues naguère protectrices ne la protègent plus. De fait, la pression russe à lʼest, la conduite erratique de la Turquie au sud-est, les effondrements au Proche-Orient, les migrations, les incertitudes sur la fiabilité de lʼengagement américain en Europe, tous ces facteurs et dʼautres, comme la fulgurante montée en puissance de la Chine, obligent ou devraient obliger lʼEurope à se défendre elle-même et ainsi à se définir. Cette démarche ne peut se faire que sur la base des réalités européennes, cʼest-à-dire des nations qui ont chacune leur caractère national, leur expérience historique propre, et que les menaces présentes incitent à rassembler leurs forces. Or, tout en célébrant « la diversité qui fait la richesse de lʼEurope », on fait un usage très partial de la référence aux « valeurs européennes », qui ne signifient plus aujourdʼhui que les droits illimités de lʼindividu sans attache. On ne renforce ni la puissance ni la légitimité de lʼUnion européenne en mettant pour ainsi dire sous surveillance des nations dont lʼattachement à leurs moeurs traditionnelles choque notre individualisme sans rivage. Cʼest ainsi que le président Macron a traité récemment avec autant dʼinjustice que dʼinsolence une nation aussi vigoureuse et courageuse que la Pologne à laquelle lʼEurope réelle doit tant.

Le rapport de la France avec lʼAllemagne, la question de la souveraineté et de lʼinterdépendance ne risquent-ils pas de devenir des sujets lancinants dans les années qui viennent ?

La relation que les Français ont nouée avec lʼAllemagne dans la dernière période est vraiment étrange. Ils tiennent absolument à épouser lʼAllemagne. Les Allemands sont très courtois, mais ils nous avaient signifié très clairement, dès le lendemain de la signature du traité de lʼÉlysée, quʼils nʼétaient pas intéressés par ce mariage. Le 15 juin 1963, le Bundestag ne ratifia le traité quʼaprès avoir voté un préambule qui soulignait, avec une netteté et une exhaustivité presque blessantes, que le traité nʼaurait aucun effet dʼaucune sorte sur aucun des principes de la politique allemande. Nous continuons pourtant de parler de ce traité comme du temps bénit de nos fiançailles.

Il nʼy a jamais eu de couple franco-allemand. Il y a eu une réconciliation franco-allemande qui a été conduite de manière à la fois politiquement judicieuse et humainement noble. Il est légitime dʼy voir un des moments les plus significatifs de la formation de lʼamitié européenne. Dans cette démarche où la composante chrétienne fut présente des deux côtés, les deux protagonistes ne cessèrent pas dʼêtre deux nations guidées par leurs intérêts respectifs et le souci de leur liberté dʼaction.

LʼAllemagne se trouve aujourdʼhui dans la situation nationale la plus favorable où elle se soit jamais trouvée. Elle exerce sur lʼensemble européen une hégémonie qui est acceptée et souvent appréciée par les autres États. Lʼordonnancement du dispositif européen concrétise, protège et voile agréablement cette hégémonie. Au nom de lʼintérêt général européen, lʼAllemagne a persuadé ses partenaires de subir docilement les conséquences dʼune politique systématiquement mercantiliste qui, comme toute politique mercantiliste, vise à obtenir et augmenter des avantages unilatéraux. À partir de 1998, le gouvernement rouge-vert força les syndicats à accepter une baisse des salaires, en tout cas une hausse inférieure à celle de la productivité. Dix ans après, avec lʼarrimage des pays à bas coûts dʼEurope du centre-est à la chaîne de production allemande, lʼavantage des prix et des coûts allemands était devenu insurmontable. Il était fortifié par la monnaie unique qui, avantageusement sous-évaluée pour lʼAllemagne, se trouvait dommageablement surévaluée pour ses partenaires. On peut féliciter lʼAllemagne pour la manière dont elle a méthodiquement joué ses cartes, tout en persuadant ses partenaires que les résultats de sa politique ne faisaient que récompenser ses vertus. « Juste » aux yeux de lʼAllemagne, la situation présente relève pour nous dʼun « droit du plus fort » dont nous ne pouvons durablement nous accommoder. Si lʼAllemagne ne peut rien rêver de mieux que la continuation du statu quo, celle-ci nous condamnerait à la vassalisation économique, politique et intellectuelle. Or il semble que le seul désir des gouvernements français successifs soit de se faufiler comme le codirecteur dʼune entreprise dont le véritable directeur est connu de chacun ! Cʼest un manque de modestie en même temps quʼun manque de fierté. Il est souhaitable que nous conduisions le plus possible dʼactions communes avec les Allemands, comme avec les Italiens ou les autres nations européennes, mais nous devons sortir de cet état de transe amoureuse qui nous paralyse.

Il faut ajouter que dans la dernière période lʼAllemagne a signalé de toutes les façons quʼelle nʼentendait pas renoncer à la plénitude de son existence nationale. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a réaffirmé en 2009 la souveraineté du Parlement allemand dans une Union européenne définie comme un « groupement dʼÉtats » souverains. Angela Merkel a pris souverainement et seule des décisions politiques majeures qui affectaient directement la vie de tous ses partenaires européens en sortant brutalement du nucléaire dʼabord, puis en ouvrant les frontières aux migrants à lʼété 2015. La vie de lʼEurope reste déterminée par les décisions, bonnes ou mauvaises, des nations qui la constituent.

Les ordonnances réformant le droit du travail dans lʼespoir de favoriser lʼemploi représentent-elles une révolution ou une simple inflexion ?

Je ne crois pas que lʼargumentaire « libéral » soit aujourdʼhui spécialement pertinent. En tout cas il nʼest pas suffisant. Les problèmes sociaux et moraux majeurs de notre pays ne seront quʼà peine touchés par la réforme du Code du travail, même en supposant celle-ci entièrement judicieuse. La réassociation de la société française réclame plus et autre chose que des incitations plus motivantes pour les agents individuels. Les groupes qui organisaient récemment encore le paysage social ont largement disparu. Ils nʼont plus la « masse critique ».

Cʼest vrai bien sûr des paysans, cʼest vrai aussi des ouvriers de lʼindustrie. En perdant le nombre et la force, on perd lʼestime de soi et le respect des autres. Aucune appartenance collective ne vient compenser ou corriger les duretés de la machine sociale lorsque lʼappartenance nationale elle-même nʼest plus aux yeux de lʼopinion gouvernante quʼune encombrante vieillerie. Chacun alors est renvoyé à ses possibilités et performances individuelles, aux chances et à la confiance quʼil sʼaccorde et quʼon lui accorde. La société se divise simplement entre les « gagnants » et les « perdants », division aujourdʼhui célébrée avec une naïveté cruelle aux plus hauts échelons de lʼÉtat. Si la tendance actuelle se confirme, le gouvernement de notre pays aura pour seul ressort effectif, pour seul appui sincère ce mépris de classe qui aujourdʼhui pénètre et glace toute la vie nationale.

La crise migratoire continue. Le pape François a appelé à un accueil général de tous les demandeurs dʼasile, sans restriction, et à leur installation définitive en Europe. Puis il a paru faire machine arrière. Que penser de ses déclarations contradictoires ?

Des êtres humains en nombre croissant veulent venir vivre provisoirement ou durablement dans les pays européens. Que faire ? Nous devons distinguer rigoureusement entre la demande de secours et la demande dʼaccès à la nationalité. On porte secours à celui dont la vie est en danger, et toute discrimination dans ce cas est injuste et odieuse. Mais cʼest à la nation qui accueille de décider si et à quelles conditions elle accepte la candidature de celui qui veut y devenir citoyen. Il nʼy a pas de droit de lʼhomme à devenir citoyen du pays de son choix. Une partie considérable de lʼopinion de nos pays sʼest convaincue du contraire. Si un tel droit avait été reconnu dans le passé, jamais les nations européennes nʼauraient été construites et les migrants nʼauraient pas où aller. En attribuant des droits illimités aux individus détachés et en restreignant ceux des communautés instituées, on se rend aveugle au long effort dʼéducation que réclame la formation dʼune communauté humaine viable. Nous souhaitons la politique dʼaccueil la plus généreuse possible, mais le soin de nos communautés est notre premier devoir de citoyens. Ne nous croyons pas obligés de déraisonner pour prouver notre humanité !"

Lire « Sortons de cet état de transe amoureuse envers lʼAllemagne ».


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